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tome 1, Prologue tome 1, Prologue

Comment faire lorsque votre existence elle-même est impure ? Quand Dieu lui-même vous a maudit ?

C’est ce qui m’est arrivée ; il y a de cela sept siècles. Étant le produit d’un prêtre et d’une bonne sœur, j’étais considérée par la Société comme un fruit défendu, un Frutto Proibito. Comment pouvais-je avoir des parents issus de l’Église, me demanderez-vous ? Surtout au XIVe siècle… Eh bien, il suffit tout simplement que le prêtre ait des mœurs plus que douteuses et qu’il aime les femmes ; du moins suffisamment pour perdre son titre et son rang… Ma maman, quant à elle, a tout simplement eu le malheur d’être un peu trop jolie et d’être envoyée dans la mauvaise église. Mais sa dévotion envers Dieu était tout ce qui importait pour elle, tout comme aider les gens ; alors si vous vous demandez si je suis née d’un viol, la réponse est oui. Tout comme le fait que cet acte odieux se soit déroulé dans la Sainte Maison. Ma maman n’a jamais pu se remettre de cet affront fait envers le Tout Puissant, aussi elle s’est enfuie dans la montagne qui surplombait le village où s’était déroulé l’outrage. Mon géniteur, lui, s’en est retrouvé chassé et il a choisi de suivre celle à jamais traumatisée par ses actes. Je suis née neuf mois plus tard.

Je ne sais si Dieu était présent le jour de ma conception mais s’il est vrai qu’Il a contrôle sur la vie de tous, alors Il s’était de nouveau joué de ma maman. Car elle donna naissance à une petite fille vivante et en parfaite santé. Elle me répétait souvent que j’étais telle une fleur sauvage, que je m’élevais dans l’adversité sans l’aide de personne. Elle me nomma Diane, en l’honneur d’une très ancienne divinité romaine, déesse de la chasse et de la lune, sur qui les hommes n’avaient aucune emprise. Nous vivions peut-être recluses, mais heureuses.

Ce fut l’année de mes onze ans, en 1403, que le sort s’abattit sur nous et que le jugement divin tomba.

La chasse aux sorcières avait commencé deux siècles plus tôt, mais c’était la première fois que les inquisiteurs venaient dans notre village reculé du fond de l’Italie. Jamais je n’oublierai ce jour. Deux hommes avaient fait irruption dans notre maison avant de sortir ma maman de force et de la traîner sur la place publique. Aucun d’eux ne s’étaient occupés de moi, mais je les suivis tout de même, bien qu’en pleurs et apeurée. Arrivés au village, ils avaient jeté ma maman au sol et je m’étais précipitée à ses côtés pour la prendre dans mes bras, tandis qu’un autre homme jetait le prêtre hors de la taverne. Un quatrième inquisiteur s’était alors approché, tenant un livre ouvert dans ses mains. Il était de haute stature, avec une barbe brune et des cheveux courts. Ses sourcils étaient épais à un point qu’ils dissimulaient presque entièrement son regard mais quand il le posa sur moi, je me figeai sous l’éclat perçant de ses yeux bleus. Le temps qu’il prenne la parole, les maisons s’étaient toutes vidées de leurs habitants.

- Je suis le Grand Inquisiteur Jérôme de Grandet. Envoyé par le Pape lui-même, je suis à la recherche et à la poursuite de femmes et d’hommes pratiquant la sorcellerie. J’ai eu vent qu’un de ces actes avaient eu lieu ici même, dans ce village d’Albain. J’ai amené les suspects devant vous tous. Sœur Marie-Jeanne, reconnaissez-vous avoir usé de maléfices sur l’homme d’Église Père François, le forçant à avoir des relations intimes avec vous, le détournant ainsi de son vœu envers Notre Seigneur ? Reconnaissez-vous avoir poussé le vice jusqu’à porter et donner naissance à son enfant ? demanda-t-il en me montrant.

- Il… il est vrai que j’ai donné naissance à cet enfant ; mais je n’ai jamais souhaité l’avoir mon Seigneur, je le jure. Vous devez me croire ! Si j’avais eu le choix, jamais je ne me serais détournée du droit chemin et j’aurais continué à servir notre Seigneur et Maître.

- Vous jurez à présent, ma Sœur !? Voilà bien un signe que le Démon a envahi votre cœur.

- Mais non, je…

- SILENCE ! Nous savons tous ce que vous avez fait ! Vous avez drogué le repas du Père François et lorsqu’il ne pouvait plus se défendre, vous avez abusé de lui !! J’ai honte que vous ayez un jour fait partie des nôtres.

J’avais beau assister à la scène, je n’avais pas l’impression que cela arrivait réellement. Ma maman faisait mon éducation : elle m’avait inculquée les notions du Bien et du Mal, que Dieu Notre-Père était Tout Puissant et que nous ne devions jamais nous détourner de Son chemin. Aussi, je comprenais le terme « sorcière » et savais ce qu’il représentait. Elle était la maitresse du Diable, le Tentateur qui murmurait à nos cœurs pour nous éloigner de notre Divin Souverain. Mais ma maman n’était pas une sorcière, de ça j’étais certaine. Elle était la gentillesse incarnée et tous le savaient.

Je cherchai du secours auprès des villageois, mais tous fuyaient mon regard. J’entendis alors des murmures et me tournai vers l’homme responsable de cette situation. Comme à son habitude, il était soûl et ses propos inintelligibles. Je lui jetai un regard méchant lorsque la voix de l’homme me ramena soudain à lui.

- Préparez-le.

Les mots eurent à peine résonnés dans l’air que deux hommes arrivèrent, portant sur leurs dos une poutre en bois. Ils la posèrent au centre de la place et à peine fut-elle érigée vers le ciel que les hommes quittèrent la foule, apportant des fagots de bois qu’ils déposèrent au pied du poteau. J’observais la scène, confuse, lorsque je sentis le corps de ma maman se mettre à trembler entre mes bras. Je relevai la tête vers elle avant de me figer : son visage entier était crispé par la terreur. Je vis sa bouche s’ouvrir mais aucun son n’en sortit. Avant que je ne puisse lui demander ce qui n’allait pas, elle se dégagea de mon étreinte et se jeta aux pieds de l’homme au regard bleu.

- Je vous en supplie, mon Seigneur ! Pardonnez-moi. Je ferais tout ce que vous voulez, mais épargnez ma vie ! Au moins celle de mon enfant, elle est innocente !

Ses supplications continuaient à résonner dans l’espace, mais lui resta sourd. Il fit un geste de la main et les deux hommes qui avaient fait irruption dans notre maison réapparurent à ses côtés. Ils l’attrapèrent par les bras, mais elle se débattit, refusant d’être ignorée. Je voyais sa bouche remuer, mais je n’entendais pas ce qu’elle hurlait. Malgré ses tentatives pour se libérer de ses geôliers, elle fut trainée, impuissante, jusqu’à l’amoncellement de bois. Ce n’est que lorsque je la vis être attachée au mât que je me souvins quel sort était réservé aux sorcières et le bourdonnement dans mes oreilles cessa alors, au même moment qu’un frisson me parcourut de la tête aux pieds. Je tentais de me mettre debout, mais mon cœur et mon corps étaient trop lourds. Je devais la libérer, mais j’étais incapable du moindre mouvement.

Le Grand Inquisiteur se plaça alors à mes côtés et ses paroles emplirent l’espace devenu silencieux.

- Sœur Marie-Jeanne, au vu des preuves contre vous et devant témoins, je vous accuse de sorcellerie. Aussi, au nom du Pape et de Dieu, je vous condamne à mort. Avez-vous une dernière parole à dire avant d’aller rejoindre votre Maître, sorcière ?

Je n’avais pas réussi à détourner mon regard de ma maman depuis que j’avais compris ce qu’il se passait, et elle avait gardé le visage baissé tout du long qu’il avait parlé. Aussi, lorsqu’elle se releva de toute sa hauteur, j’eus un hoquet de surprise. Malgré mes yeux embués de larmes, je la trouvais rayonnante. Plus confiante que je ne l’avais jamais vu. Elle observa tous ceux présents, comme pour graver cette scène à jamais dans sa mémoire. Le temps sembla s’étirer alors qu’elle se tourna vers son bourreau. Puis vers l’inquisiteur. Et enfin, son regard s’ancra dans le mien. Comme au ralenti, je vis son visage entier se métamorphoser. De son stoïcisme de résolution, il refléta soudain tout l’amour qu’elle possédait en elle. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire et un mot les franchit, que j’entendis à peine.

- Vis.

- Ma…

Et avant même que je ne comprenne ce qu’il se passe, le bûcher s’embrasa. Avalant ma maman et son visage d’amour.

- MAMMA !!!

Le poids qui retenait mon corps au sol s’envola soudain et je me dressais sur mes jambes avant même de le réaliser. Je me précipitais dans sa direction, mais une main s’empara soudain de mon poignet. Je me dégageais d’un rapide mouvement, mais je m’étais à peine rapprochée que je fus de nouveau arrêtée. Cette fois, je me retournais, hors de moi, lorsque je m’aperçus de qui me retenait. Et la résolution qui avait un instant semblé m’habiter disparut aussi vite qu’elle était apparut.

- Ne t’inquiète pas, ton tour viendra. Mais nous devons procéder dans l’ordre, ma petite. En attendant, profite de la vue, déclara l’inquisiteur au regard bleu perçant avec un rictus mauvais en gardant son attention braquée sur le feu.

Malgré moi, je suivis la direction de son regard. Mais je fus incapable de regarder plus longtemps. Des bruits emplissaient le village silencieux, dépassant la cime des arbres pour atteindre le ciel. Je ne savais si c’était le crépitement des flammes, les hurlements de souffrance de ma maman, le vent qui descendait des montagnes ou un produit de mon imagination, mais j’étais incapable de supporter plus longtemps ce son. Je m’effondrai au sol, bouchant mes oreilles de mes mains, voulant éloigner cet écho cauchemardesque de ma tête.

Je ne sais combien de temps je restai ainsi, couchée au sol, prostrée sur moi-même. Mais lorsque je rouvris les yeux, je me rendis compte de deux choses : la première étant que le bûcher ne brûlait plus. Et la seconde, ce qu’il avait laissé derrière lui.

Couchée à même le sol, à presque une longueur de bras, se trouvait les orbites vides d’un cadavre calcinée. Lorsque je compris de quoi il s’agissait, un cri de terreur pure s’échappa de ma gorge. Je me redressais et reculais, voulant mettre le plus de distance possible entre cette chose et moi. Mais je fus vite arrêtée dans ma fuite, autant physiquement que mentalement.

- Où vas-tu comme ça, toi ?

Cette voix me figea. Je n’osai pas lever la tête de peur de croiser son regard mais visiblement, il avait d’autres projets. Je senti un déplacement d’air autour de mon corps mais avant que je ne le comprenne, sa main retenait ma mâchoire et sa bouche se trouvait à hauteur de mon oreille.

- Devant toi se trouve la parjure qui t’a donné la vie. Voilà ce qui arrive à ceux qui se détourne du droit chemin, alors assure-toi de bien graver dans ta tête qu’en ce monde, seuls ceux suivant la voix de Dieu seront épargnés. Et les autres subiront son divin courroux. Tu iras bientôt la rejoindre dans le monde d’en bas alors profite bien du temps qu’il te reste avec elle sur cette terre-ci, ajouta l’homme avant de me pousser en avant.

Je tombais lourdement au sol, m’égratignant les coudes et les genoux. Je foudroyais son dos du regard en serrant les dents. Maman m’avait appris que c’était le Démon qui murmurait à nos cœurs, mais alors qu’était cet homme ? Pour moi, il ne valait pas mieux que le serpent qui avait tenté Eve… Je secouais la tête en réalisant ce à quoi je venais de penser.

Mon cœur en morceau, je me retournais vers ce qu’il restait de ma maman. Et m’armant de courage, j’allais à ses côtés. L’odeur était insupportable. Nos repas étaient principalement composés de légumes, ma maman refusant de trop chasser par respect pour la nature bienveillante qui nous entourait. Mais le village n’avait pas les mêmes préoccupations que nous et les odeurs de cochons grillés avaient plus d’une fois traversées la forêt pour atteindre notre maison. Son cadavre sentait la même chose en cet instant et comme toujours, j’en avais la nausée. Mais je refoulais mon malaise, mes larmes et lui fis face. Si je devais vraiment quitter ce monde aujourd’hui, je me devais de la saluer une dernière fois. Je relevais la tête vers le soleil couchant, inspirais à fond… quand un éclat de soleil me tomba dans l’œil. Je fermais les paupières, éblouie, lorsque je me rendis compte que le rayon ne venait pas du ciel, mais du sol. Je rouvris les yeux et me penchais sur ses mains. Ses doigts n’étaient plus qu’os et il n’y avait aucun signe de la bague qu’elle portait toujours.

Sans que je ne sache pourquoi, je sentis mon cœur se réchauffer. Je me relevais, à la recherche de l’éclat. Je fis le tour de la place du regard, jusqu’à ce que le bûcher attire mon attention. Comme une abeille attirée par une fleur, je m’approchais du bois, hypnotisée, sans prêter gare à ce qu’il se passait autour de moi. Les fagots avaient été changés tout comme le poteau et pourtant, ce fut bien là que je la retrouvais. Au milieu des cendres de bois, noire de suie, mais intacte. La joie que je ressentis fut cependant de courte durée. Je pouvais sentir son regard sur moi avant même de l’entendre approcher et par réflexe, je passais l’anneau à mon doigt. Je retins de peu le hurlement de douleur qui s’était formé dans ma gorge alors qu’on me retournait de force. Je serrais les dents et cachais mes mains derrière mon dos, tandis que Jérôme de Grandet me scrutait de son regard inquisiteur.

- Qu’as-tu bien pu trouver de si intéressant, petite, pour complètement baisser ta garde ; alors que visiblement ton instinct te dit de ne pas me laisser approcher ?

Je ne répondis pas, me contentant de lui sourire. Mais à son ricanement, je sus que mes tourments n’étaient pas prêts de se terminer.

- Il n’y a pas à dire, pour un Frutto Proibito tu as vraiment beaucoup d’instinct. Mais si tu n’as pas assez de courage ni même de volonté pour l’écouter, alors il ne te servira à rien. Quant à ce que tu caches…

Aussi vif que l’éclair, il saisit mes poignets et me força à les lui montrer. Il se figea une seconde en les voyant, avant de partir d’un fou-rire sonore.

- Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Non ?! Elle a gardé son anneau pendant tout ce temps ? Alors qu’elle n’en est même plus digne… Elle a sali la réputation de l’Église par son action. Tu comprends ça ? demanda-t-il en me secouant par les épaules. Sali ! DÉSHONORÉ !!

- Eh… oh ! Tu pa’les pas côme za… à ma fille, intervint alors le bourreau de ma maman, toujours aussi saoul.

- Père François, finit par répondre l’inquisiteur, d’une voix qui me fit froid dans le dos.

- Ooui ? Qu’est-z’vou’m’vulez ?

- Je suis profondément désolé d’avoir touché votre… fille, sans votre permission.

À la manière dont il avait prononcé « fille », je n’avais pu m’empêcher de relever les yeux vers lui, alors que je faisais tout pour l’éviter. Qu’est-ce qu’il préparait maintenant ?

- Enfin. Ce n’est pas comme si je devais vraiment continuer cette farce. Aussi…

Il claqua des doigts et fit signe à ses subordonnés. Les deux mêmes qui avaient pris ma maman s’emparèrent de l’ancien prêtre et le menèrent au bûcher, nouvellement constitué.

- Pourquoi ?

- Mmh ? Aurais-tu retrouvé ta voix, par hasard ? me demanda-t-il sans pour autant me regarder.

- Mais pourquoi ? Ma maman est déjà morte, alors quel est l’intérêt de condamner également cet homme ? Vous vous êtes rendu compte de votre erreur et maintenant, vous voulez la corriger ? Mais ce n’est pas ça qui fera revenir ma maman !! La mort n’est pas quelque chose qu’on peut modifier !! hurlai-je, hors de moi.

- À un point près, tu avais raison Frutto Proibito…

- Pardon ? demandai-je, un frisson me parcourant tout le corps, faisant s’envoler mon courage.

- L’Église ne punit pas que les sorcières ; mais également ceux qui ont eu recours à leurs maléfices. Alors peu importe ce qu’a fait ta mère, elle devait mourir. Pour rattraper ses péchés.

- Mais elle n’était pas une sorcière !

- Ah… AH ! AH ! AH ! AH ! AH ! AH !

Son éclat de rire fut si soudain que j’eus un sursaut de surprise. Il retrouva son calme aussi soudainement qu’il s’était emporté, ce qui me terrifia encore plus.

- Dis-moi, petite…

Avant que je ne puisse réagir, il m’attrapa par les cheveux et me tira vers l’arrière. Il se baissa alors et murmura contre mon oreille :

- Depuis quand les enfants parlent-elles ainsi aux grandes personnes ? Et surtout les Frutto Proibito. Les Frutto Proibito n’ont pas le droit à la parole ! Mais attends, ce n’est même pas ça le titre qui te revient ! déclara-t-il en se relevant. Car ta conception n’était pas défendue, mais interdite ! Frutto Vieta ! Tu n’aurais jamais dû naitre ! Rien que pour ça, ta maman mérite le titre de sorcière ! Et quant à ça…

Il me lâcha subitement les cheveux et je tombai en laissant échapper un cri de surprise. Ma chute fut interrompue lorsque mon poignet droit fut attrapé. Mais quand je vis que c’était lui qui m’avait retenue, l’éclat malfaisant dans ses yeux me fit regretter de ne pas avoir rencontré le sol. Il referma ses doigts autour de mon majeur et tira d’un coup sec, me faisant hurler à la mort. Je ne me sentis même pas heurter le sol, tant le feu qui embrasait mon doigt était intense. Mes larmes sortaient par torrents et je sentais mon corps entier trembler. Lorsque je réussis à voir ma main, la base de mon majeur était en sang et j’eus même la désagréable impression qu’il me manquait de la peau. À travers le brouillard de mes sanglots, je jetai un regard haineux et fiévreux à l’homme. C’est alors que je remarquai qu’il jouait nonchalamment avec l’anneau. Il le lançait avant de le rattraper.

- Quant à ça…

Il venait à peine de l’attraper de nouveau qu’il le jeta dans le bûcher, qui s’enflamma immédiatement. Je fus incapable de crier mon effroi, et la dernière chose que je vis avant de sombrer dans le néant fut la couleur rougeoyante du brasier, qui projetait l’ombre menaçante de l’inquisiteur.

Lorsque je rouvris les yeux, un noir d’encre avait englouti le village. La place était illuminée par des lanternes et des torches que les villageois tenaient. Mes sens me revenaient petit à petit, et j’eus alors la drôle d’impression de voir la scène avec plus de hauteur que j’en aurais normalement eu. C’est en sentant le bois me piquer la plante des pieds et mes mains être attachées que je compris où je me trouvais et la peur s’empara de moi : j’avais été placée sur le bûcher pendant mon sommeil.

- Es-tu réveillée, Frutto Vieta ?

Je relevai la tête et fronçai les sourcils. L’homme que j’avais en face de moi était roux et semblait jeune. Je jetai un regard alentour, mais je ne trouvai pas celui que je cherchais.

- Je suis Jean Veloccia, second du Grand Inquisiteur. Si tu te demandes où se trouve ce dernier, un messager est venu le chercher et il a dû repartir sur l’heure à Rome. Il m’a donc confié la tâche de me débarrasser du troisième et dernier suppôt de Satan qui hante ce village.

- « dernier » ? Donc lui aussi est mort ?

- Si par « lui », tu veux parler du prêtre corrompu qui a marché sur le chemin du Diable, alors la réponse est oui. Et si jamais tu veux savoir ce qu’il est advenu de lui, sache que tu as juste à baisser le regard.

Avec réticence, je le fis… et je me mis à hurler de terreur. La même odeur de chair carbonisée s’échappait du cadavre, mais contrairement à ma maman, celui-ci avait gardé ses globes oculaires. Et ils étaient braqués sur moi.

- Bien. Avant que la journée ne s’achève, terminons notre affaire.

Un inquisiteur lui remit une torche et il s’approcha de moi. Ce n’était pas tant sa présence qui m’effrayait, mais plutôt la chose rouge et flamboyante qui se trouvait dans sa main. Sa danse m’hypnotisait et s’il n’y avait pas eu du mouvement dans la foule, je n’étais pas sûre que j’aurais pu détourner le regard. Aussi, pour ne pas me laisser distraire, je fixai l’inquisiteur.

- As-tu un dernier mot à dire avant d’aller rejoindre l’Enfer éternel ? Frutto Vieta.

Je ne savais pas ce que c’était, mais quelque chose chez cet homme m’énervait. Était-ce sa façon de parler ou la manière dont il s’adressait à moi, je n’aurais su le dire. Mais lorsque j’ouvris la bouche, toute peur avait disparu. Ne restait plus que hargne et arrogance.

- Vous êtes bête ou quoi ? Vous m’appelez Frutto Vieta uniquement pour imiter de Grandet. Mais on ne vous remarque même pas quand il est là. La preuve, jusqu’à mon réveil, je n’avais même pas remarqué votre présence. Alors arrêtez de vouloir passer pour quelqu’un de plus important que vous ne l’êtes réellement, car ça n’arrivera jamais. Et puis : « Avant que la journée ne s’achève » ? Vraiment ? Même moi, je peux dire que c’est un nouveau jour. Donc je répète ma question : vous êtes bête ou quoi ?

- As-tu une dernière chose à dire, langue de vipère ? me demanda l’inquisiteur, la mâchoire crispée, de la colère à peine voilée dans sa voix.

- Oui. Tuez-moi. Tuez-moi et vite, que je puisse retrouver ma maman.

- Que ta volonté s’accomplisse alors ! déclara l’homme avant de lancer sa torche dans le brasier.

L’homme n’attendit même pas que le feu m’engloutisse pour se détourner.

En voyant le feu prendre possession du brasier, je sentis la panique m’envahir. Mais au moins, cela voulait dire que la Mort approchait et que bientôt, plus rien n’aurait d’importance car je serais de nouveau auprès d’elle. Sentant le feu me lécher les pieds et la chaleur commençant à m’envelopper, je levai la tête et profitai une dernière fois du ciel étoilé. Mais ce fut précisément à ce moment que le destin changea.

Le feu se fit plus intense, avant de disparaître.

En entendant les villageois crier, je baissai le regard et me figeai en voyant la scène qui se jouait devant moi. Le brasier s’était redressé en une colonne de feu et même moi je savais que ce n’était pas normal. Des vagues dorées ondulaient sur sa surface rougeoyante, lui donnant une fausse impression de mouvement. Elle semblait monter jusqu’au ciel, et ce fut seulement à ce moment que je réalisai qu’elle me coupait entièrement du reste du village. Dans un grand flash de lumière, elle disparut aussi soudainement qu’elle était apparue et je détournai la tête, éblouie par son éclat. Lorsque je rouvris les yeux, je ne découvris qu’un spectacle de désolation. La place n’était plus remplie que de corps sans vie et de torches. Tous ceux qui vivaient ici auparavant venaient d’être fauchés. Tous, sauf moi.

La panique fit alors battre mon cœur, mais pour une autre raison que ce qu’il venait se passer. Comment allais-je réussir à me libérer ? Ou devais-je juste accepter que la mort finirait par venir à moi si je la laissais faire ?

Un bruit me fit soudain sursauter et je relevai la tête. Le second inquisiteur était debout.

- Mon… mon Seigneur ?

Mais il ne réagit pas à mon appel. Il s'approcha lentement de moi, mais d'une manière bizarre, faisant courir des sueurs froides le long de mon dos.

- Mon Seigneur ?

Il sortit alors un poignard de son dos et je me figeai. Avant de me mettre à remuer, voulant à tout prix me libérer.

- Je suis désolée pour ce que je vous ai dit tout à l'heure ! Les mots ont dépassé ma pensée. Jamais je n'aurais dû vous parler de la sorte. Je ne suis qu'une gamine insolente qui a mal été éduquée.

Mais aucune de mes paroles ne l'atteint. Alors que je plaidais pour ma vie, il continua sa marche et se plaça dans mon dos, augmentant ma peur.

- Je… je vous en supplie. Je veux mourir, mais pas comme ça. Je préfère être noyée que finir égorgée comme un cochon !

Un mouvement d'air vertical eut raison de moi et je m'écriai, en larmes.

- PITIÉ !!!

Mais rien ne m'atteint. À la place, je tombai tête la première vers le sol. Lorsque je repris mes esprits, mes liens avaient été coupés et l'inquisiteur descendait le bûcher. Je me relevai pour le remercier de m'avoir détachée lorsqu'il s'empara de ma tresse et la trancha d'un coup sec.

- Que ?

Je restai interdite, ne comprenant pas ce qu'il se passait, lorsque l'expression de son visage m'arrêta. J'avais bien remarqué tout à l'heure qu'il se comportait bizarrement, mais à présent, j'en étais sûre : quelque chose n'était pas normal. Son regard était éteint, vide, et ses mouvements étaient bien trop saccadés. Je ne savais pas ce qu'il se passait mais une chose était certaine : je n'avais pas affaire au même homme que celui qui m'avait condamnée à mort. Suivant mon instinct, je le fixai une seconde avant de prendre mes jambes à mon cou. Mais je n'eus pas le temps d'aller bien loin, car il me plaqua immédiatement au sol. La panique s'était diluée pendant ma fuite, mais maintenant que je me trouvais incapable de bouger, elle se retrouvait bloquée et je me mis à trembler, le souffle rapide.

Il me tenait immobilisée au sol, et sans que je ne sache trop pourquoi, j'eus soudain la sensation de mieux respirer, comme lorsque je me couchais le soir. C'est alors que je réalisai que je ne ressentais plus aucune pression de la part de mes vêtements. Un son de tissu déchiré me figea et je sentis le froid frapper ma peau nue, désormais exposée à sa vue. Je ne comprenais pas ce qu'il faisait, aussi j'attendis, la sensation de panique s'étant atténuée avec la surprise. Mais il ne fit rien d'autre. Au contraire, le poids qui me retenait figée au sol disparut et, entendant un bruit sourd, je tournai la tête. Avant de me relever d’un bond.

Jean Veloccia était étendu au sol, mort.

Jetant un regard alentour, j'étais définitivement la seule survivante du massacre qui venait d'avoir lieu et si ce n'était le crépitement des flammes, il n'y aurait eu aucun bruit.

- Et maintenant, qu'est-ce que je fais ?

J'avais beau poser la question, je n'en avais aucune idée. Il s'était passé trop de choses durant les dernières heures, et trop d'émotions tournaient en moi pour que je puisse me calmer. J'avais envie de vomir, mais quand j'ouvris la bouche, tout ce qui en sortit fut un long hurlement.

Lorsque je me tus, la gorge douloureuse, je me figeai, avec la désagréable impression que je n'étais plus seule. Et lorsque je tournai la tête, je pus voir une boule de lumière dorée sortir du corps de l'inquisiteur.

- Diane.

Je sursautai à l'appel de mon prénom. Car il n'y avait rien, absolument plus rien dans ce village, de vivant.

- Diane…

Cette voix me donnait la chair de poule et malgré moi, je me mis à reculer lorsque je compris que la sphère de lumière se dirigeait vers moi.

- Diane…

- Qui est là ? Si vous m'entendez, alors montrez-vous. Ce n'est pas drôle du tout.

- DIANE !!

En sentant l'impact, je fus certaine que c'était la fin. J'eus à peine le temps de voir une lumière rouge sortir de mon corps que je m'effondrai au sol, face contre terre et le souffle court. Mon dos me brûlait, mais ce n'était pas comme ce que j'avais ressenti pour mon doigt. C'était plus une douleur sourde, comme si quelque chose m'avait frappée. Ce qui était probablement le cas, d'ailleurs…

- Relève-toi Diane, et fais-nous face ! déclarèrent soudain deux voix graves qui me vrillèrent les tympans.

Je ne pouvais pas me relever, j'en étais incapable. Aussi, je mis tout ce qui me restait de force dans les bras et me forçai à m'asseoir. Je relevai la tête et m'aperçus que les deux sphères de lumières me dominaient.

- …Qu'êtes-vous ?

- Ce que nous sommes n'a pas d'importance, répondirent les voix. Ce qui compte, c'est toi et ce que tu représentes.

- Ce… « ce que je représente » ?

- Tu es le fruit de l'union interdite d'un prêtre et d'une bonne sœur ! Tu n'aurais jamais dû naître et ta place n'est donc pas ici.

- Mais… mais que voulez-vous que je fasse ? La seule chose que je veux, c'est retrouver ma maman. Et pour cela, je dois mourir, ajoutai-je, ma voix se brisant.

- Tu dois trouver ta place en ce monde. Découvrir pourquoi tu es née. ET TU AS INTERDICTION DE MOURIR !

Le côté rugissement des voix me donna l'impression de me faire gronder. Mais ce n'est pas ça qui me découragea.

- Mais… mais je fais ce que je veux ! C'est ma vie ! Alors disparaissez !

Ils éclatèrent brusquement de rire, mais leurs voix vrillèrent et je me bouchai les oreilles.

- Désolé. Mais ça aussi c'est impossible.

- Quoi ?

- Ta vie nous appartient ! Pour racheter ta naissance. Les humains viennent tous au monde pour une raison et tu dois trouver la tienne. Tant que cette marque ornera ton dos, tu ne pourras mourir. Elle ne disparaîtra que lorsque tu auras répondu à notre question. En attendant, exauce le dernier souhait de ta maman et vis ! ajoutèrent les voix tandis que la luminosité des sphères commençait à diminuer.

- A… Attendez ! Quelle marque ? Mais qu'êtes-vous, enfin ?!

- NOUS SOMMES DIEU ! déclarèrent les voix sur un ton sans appel.

Leur réponse me laissa coite. Ainsi donc, Dieu était bien présent le jour de l'offense. Et Il venait de se venger.

- Quant à la marque, regarde derrière toi.

Obtempérant, je jetai un regard craintif derrière moi. Et ce que je vis me figea.

Une flaque d’eau se dressait dans mon dos, sa surface si lisse que je pus distinguer ce que ma peau nue portait.

Ma maman avait absolument tenu à m'instruire. Aussi, je reconnus sans problème la lettre que je voyais. Un d majestueux formé par des flammes entrelacées, si grand qu'il prenait toute ma peau.

- Au fait, Diane. Une dernière chose.

Je tournai lentement la tête vers les voix, me demandant ce qu'Ils allaient bien pouvoir m'annoncer cette fois.

- Joyeux onzième anniversaire.


Texte publié par RayanneD, 2 septembre 2024 à 00h03
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