Pourquoi vous inscrire ?
«
»
Lecture

Ce vendredi-là, un 18 novembre, jour parmi les autres jours, lorsque Sylvain Tombeau passa la porte de son modeste appartement, il était trempé jusqu’aux os et profondément éreinté par la longue, lassante et épuisante journée de travail qu’il venait d’achever. La pluie l’avait cueilli dès la sortie de son bureau et du fait d’une grève du métro inopinée, il avait dû rentrer à pied, exposé à la fureur des éléments. Vidé de toute volonté, il s’affala dans son fauteuil au cuir élimé et y resta pendant quinze bonnes minutes, inerte, le regard dans le vague.

Il venait de se rappeler qu’il était enfin en week-end lorsqu’on sonna à la porte. Il soupira, un long soupir las et fatigué, puis finit par s’extirper de son canapé avec regrets pour aller ouvrir.

La porte grinça en s’ouvrant. Derrière attendait une femme, jeune, 25 ans peut-être. Il la considéra d’un œil circonspect. Ses yeux étaient noisette et, encadrant son visage rond pailleté de tâches de rousseur, elle arborait un carré châtain bouclé. Avec son jean gris foncé, elle portait un pull bleu canard et une écharpe moutarde. À ses pieds, des Docs. Ses vêtements et ses cheveux, imbibés d’eau de pluie, dégoulinaient à grosses gouttes, si bien qu’une petite flaque s’était formée sur le pallier. Elle arborait malgré tout un petit sourire hésitant.

Sylvain n’avait jamais vu cette femme.

- C’est pour quoi ? demanda-t-il, un peu méfiant.

- Vous êtes M. Tombeau ? Sylvain Tombeau ?

- Lui-même. On se connaît ?

- Ça dépend, fit-elle, énigmatique.

La fille avait l’air anxieuse, comme si elle attendait de lui quelque chose qu’elle craignait de se voir refuser. Il ne comprenait pas ce qu’elle faisait là. Il tenta de refermer la porte sur elle mais elle cria :

- Non !

Il s’arrêta en plein mouvement, surpris. La fille semblait crispée, elle voulait visiblement dire quelque chose mais n’osait pas.

- Quoi ?

- J’aimerais vous parler.

Sylvain fronça les sourcils, méfiant. Mais elle avait l’air tellement malheureuse, seule sur le pallier, avec ses yeux suppliants et ses vêtements trempés, qu’il accepta finalement de la faire entrer.

Elle s’assit sur une chaise, face au fauteuil où Sylvain s’était installé. Elle regardait tout autour d’elle, la maison, le mobilier, les photos sur les étagères, avec une intensité un peu étrange. Sylvain crut un moment qu’elle avait une absence, avant qu’elle ne braque son regard sur lui et prenne la parole d’une voix un peu enrouée.

- Je m’appelle Alice Lagare. On ne s’est jamais vu mais je vous connais.

- Ça, ça m’étonnerait, répondit-il, perplexe.

- Je vous assure que si.

- C’est quoi, c’est du démarchage ? Vous voulez me vendre quelque chose ? Si c’est ça, ça m’intéresse pas, vous pouvez ressortir tout de suite.

Alice ignora royalement ses questions, continua d’une voix claire, posée, directe.

- Je sais des choses sur vous… sur toi, que tu as sans doute oubliées depuis bien longtemps. Je sais qu’il y a 23 ans, un samedi soir de février, tu es sorti en boîte avec des amis. La boîte s’appelait Un Rythme Fou. Tu portais un T-shirt Rolling Stones.

« Ce soir-là, tu t’es soûlé, beaucoup. Tu as rencontré une jeune fille du nom de Véronique. Blonde, aux cheveux bouclés et aux yeux verts. Tu l’as draguée, vous avez passé la nuit ensemble.

Il ne l’écoutait déjà plus. Il se leva pour aller la raccompagner à la porte, elle devait être ce genre de cinglée qui fait son intéressante en jouant les mystiques.

- À cette période, tu travaillais comme caissier dans un supermarché, en parallèle de tes études de commerce. Sur tes temps libres, tu jouais dans un groupe de rock nommé Grabuges.

- Attends, quoi ?

Grabuges. Non, ce n’était pas possible. Comment… ?

Il avait bien joué dans ce groupe de rock, fait des études de commerce, travaillé dans un Intermarché. Et, maintenant qu’il y pensait, il y avait bien une boîte de nuit nommée Un Rythme Fou dans le quartier où il habitait. Et un T-shirt Rolling Stones, il en avait eu un.

Son cœur se mit à battre très vite. Debout figé au milieu du salon, il sentit la sueur s’agglutiner dans son dos. Comment cette folle connaissait-elle tout ça ? Ce n’était pas possible. Ce n’était pas comme si on trouvait tout ça sur Internet. Ses études, peut-être, mais le T-shirt… le groupe de rock… l’Intermarché…

Et puis cette Véronique… Il ne se souvenait pas d’elle. Des jeunes filles, il en avait effectivement séduites pas mal à cette époque. Cette Alice disait la vérité, il n’en doutait pas une seconde.

Il se sentait traqué, observé, comme un personnage de télé-réalité. Mais comment, comment savait-elle tout ça ? Il reporta son regard sur le visage d’Alice, qui le fixait toujours sans ciller d’un œil extrêmement concentré.

- Qui… qui êtes vous… ? dit-il d’une voix chevrotante.

- Je te l’ai déjà dit : Alice Lagare.

- Mais comment savez-vous tout ça ?

- Je te le dirais peut-être plus tard, mais le plus probable est que tu le devines par toi-même. Je suis venue là pour discuter, Sylvain. Je ne te veux aucun mal, je te le promets. Assis-toi et parle moi de ta vie.

Il comprenait de moins en moins qui était cette fille et ce qu’elle venait faire ici. Mais, ne sachant pas quoi faire d’autre, il décida qu’il était plus sage d’obéir à la lettre et s’assit docilement dans son fauteuil.

- Vous voulez… que je parle de ma vie ?

Sa voix était faible, presque celle d’un mourant.

- Absolument. Je veux en savoir plus sur toi, Sylvain.

D’abord fébrilement, en heurtant sur chaque mot, puis avec de plus en plus de confiance, il raconta son histoire, de ses premiers pas à aujourd’hui. Il raconta comment il était né dans une petite maison de campagne, entouré par des parents sévères mais aimants. Il raconta son enfance heureuse, son adolescence, ses années de collège puis de lycée. Il raconta sa rapide ascension dans l’immobilier, puis son brusque licenciement, ainsi que sa reconversion dans la comptabilité. Il raconta sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, il raconta l’amour qu’il lui portait, puis l’ennui qui finit par s’inviter dans leur vie de couple, ce quotidien si lassant qu’il finit par ronger peu à peu toute leur affection et leur complicité. Il raconta les longues procédures de divorce et comment, presque du jour au lendemain, il s’était retrouvé seul, sans argent ni repères, sans même de maison où dormir. Ainsi était sa vie depuis près de sept ans. Il approchait aujourd’hui de la cinquantaine et les rares cheveux qui lui restaient blanchissaient au fur et à mesure que le temps passait.

Lorsqu’il acheva son récit, il releva la tête vers Alice, sans trop savoir ce qu’il attendait d’elle. Il s’aperçut avec surprise que les yeux de la jeune fille brillaient de larmes.

- Je suis contente de t’avoir rencontré, dit-elle finalement.

- C’est à ton tour, maintenant, je crois.

Alice acquiesça en souriant. Elle s’accorda quelques secondes pour reprendre ses esprits, puis commença son histoire :

- Ma mère m’a élevée seule. C’était une femme solide, courageuse. Elle est tombée enceinte très jeune d’un homme qu’elle avait rencontré en vacances, et qu’elle n’a jamais revu depuis. Ses parents ne l’ont pas beaucoup soutenue et elle a dû tout construire sans leur aide ni celle de personne. Ça a été dur, tu sais, pour elle comme pour moi.

« Nous n’avions pas beaucoup de sous et à deux, la vie est moins joyeuse qu’à trois, mais ma mère m’aimait et l’enfance que j’ai vécue a été heureuse, malgré tout. À 18 ans, j’ai passé mon bac, puis j’ai fait la fac de droit. J’y suis toujours, d’ailleurs.

« Tu vois, je suis une personne comblée. Mais il y a quelque chose qui me manque tout de même, qui m’a toujours manqué, un trou béant dans l’histoire de ma vie que je n’ai jamais su reboucher. Il y a deux ans, l’homme qui partage ma vie a évoqué l’idée d’avoir un enfant. Ça peut paraître étrange mais cette conversation a réveillé chez moi la certitude que je ne pourrais pas être mère avant d’avoir été fille, la fille de quelqu’un. J’avais besoin de savoir d’où je venais, de qui je venais. Moi qui ne suis après tout que le fruit d’une fête un peu trop arrosée, la nécessité de renouer avec mes racines, de comprendre ce qui avait pu mener à ma création, cette chose qu’est celle de donner la vie, d’élever un enfant. Je n’étais pas désirée, je le sais, mais pour moi c’était la même chose. J’ai ma mère, bien sûr. Mais ne posséder qu’une partie de ce que j’aurais dû avoir ne m’a fait ressentir que plus âprement encore ce qui me manquait, cette abîme qui s’ouvrait dès que j’interrogeais ce pan de mon histoire.

« J’ai questionné ma mère, à de multiples reprises. Mais bientôt, elle n’a plus eu rien à me dire. J’avais besoin de davantage de réponses, des réponses concrètes, palpables. Alors j’ai cherché. Dans les archives, à travers les récits de nombreuses personnes, j’ai tenté de trouver ce père dont j’ignorais tout. J’ai mis deux ans.

Elle se tut soudain, le regard perdu dans le vague. Sylvain était suspendu à ses lèvres, il demanda un peu trop vite :

- Et ensuite ? Tu l’as retrouvé, finalement ?

À l’instant où il formula sa question, il sut qu’il connaissait déjà la réponse. Il la connaissait, au fond, depuis l’instant où cette jeune fille sortie de nulle part avait débarqué chez lui. Alice releva la tête, son regard était d’une troublante intensité. Ils savaient tous les deux, mais aucun n’osait le dire, prononcer les mots à voix haute, ç’aurait été trop dur, trop abrupte.

Ce fut Alice qui brisa le silence. Elle le dit simplement, sans état d’âme, avec une facilité presque déconcertante, et Sylvain l’admira pour son sang-froid, son calme, son contrôle d’elle-même.

- Oui, fit-elle avec un petit sourire, oui, je crois bien que je l’ai trouvé.


Texte publié par Alexandra, 24 août 2024 à 16h56
© tous droits réservés.
«
»
Lecture
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2836 histoires publiées
1285 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Fred37
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés