C’était un dimanche d’automne, pendant un après-midi ordinaire. Du moins jusqu’à ce qu’un curieux personnage se présentât chez moi, sans prévenir. Ordinaire était son maintien, ses vêtements. C’était un jeune homme tel que l’on peut en croiser des centaines, de figure pâle avec des cheveux bruns et une barbe de quelques jours. Il ne frappa pas, il entra sans se gêner. Il faut dire que mon appartement se situait au-dessus d’une échoppe et qu’il était d’une facilité déconcertante d’y entrer sans la clé. J’avais l’habitude de considérer ce détail dans la bonne humeur. Pas de clés, eh bien rien ne m’empêchait de retrouver mon logement. Sans doute, on aurait pu me voler, mais le quartier était paisible. D’ailleurs, l’individu qui s’était introduit chez moi sembla un moment perplexe quant à la conduite à tenir. Pourtant, il ne faisait guère de doute sur le fait qu’il eut crocheté ma serrure.
— Mais asseyez-vous donc, qu’il me dit abruptement, en s’appropriant mon fauteuil de sorte qu’il ne me restait que le tabouret.
Mon regard lui fit assurément comprendre mon mécontentement. D’un bond, il atterrit sur le tabouret.
— Vous excuserez mes manières, reprit-il, je me suis moi-même invité. Permettez-moi de me présenter, Arsène Lupin, ex-gentleman-cambrioleur à la retraite, ex-personnage de Maurice Leblanc et aujourd’hui enfin libre.
Il se leva un instant et exécuta une rapide révérence théâtrale.
Je regardais le gaillard avec des yeux ronds. Il avait de l’aplomb. Et je ne parvenais pas à distinguer dans sa mise le vrai du faux. Était-il fardé ? Sa barbe était-elle postiche ? Assurément je l’ignorais. Il me semblait que le seul moyen d’appréhender un tel personnage fut d’agir avec le même naturel que lui.
— Enchanté, lui dis-je en prenant place dans le fauteuil, Ermeline Dulac, que me vaut l’honneur de votre visite ?
J’étais bien décidée à comprendre le fin mot de cette comédie. Et pour cela, il fallait que mon invité parlât.
— Je suis ravie de vous trouver aussi bien disposée à mon égard, vraiment, jacassait-il. Il est temps que ma retraite prenne fin. Parbleu, je suis resté mort assez longtemps ! Soixante-dix ans ! Imaginez, me voilà dans le domaine public maintenant ! Si ce n’est pas magnifique. Arsène Lupin est libre comme jamais. Ah, je vois à vos yeux que vous saisissez enfin !
C’était vrai, jusque-là, ces paroles étaient sensées, enfin autant que pouvaient l’être celles d’un personnage de roman échappé de son siècle. J’acquiesçais d’un signe de tête.
— Connaissez-vous le château de Dunluce ? reprit-il.
— Non, pas que je sache.
— C’est parfait !
Il fit le tour de la pièce l’air satisfait, s’assit sur mon bureau et continua son exploration en examinant les rayonnages de ma bibliothèque.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je serai chez vous demain, dans la soirée, poursuivit-il. D’après votre agenda, l’horaire vous convient. Et puis, ce serait dommage de ne pas informer le public de mes dernières aventures, tout de même !
À défaut de savoir à quoi m’attendre, j’acceptais son offre. Bien entendu, je me méfiais du prétendu Lupin, cependant je ne pouvais l’empêcher d’aller à sa guise dans le moulin qui me servait d’appartement. Et s’il tenait parole, il me livrerait un récit inédit. Une telle proposition ne se refusait pas. Ma décision paraissait le mettre dans la meilleure humeur, il s’en alla le pied léger et le sourire aux lèvres. Je le vis remonter nonchalamment la rue.
Le lendemain, vers sept heures du soir, je fus tirée de ma torpeur par le bruit de la sonnette. J’ouvris, cherchant à reconnaître mon visiteur à travers son travestissement différent de la veille. Était-ce vraiment Lupin ?
— Oui, c’est bien moi, affirma-t-il avec la même révérence ironique que la veille.
Son apparence était chamboulée, il avait l’air d’un trentenaire rentrant du travail avec son cartable et son costume. Mais le timbre de sa voix, enfantin, joyeux, l’identifiait entre mille. Non, Arsène Lupin n’avait pas menti. Nous dînâmes. Dans un éclat de rire, Lupin ouvrit son sac et déboucha une bouteille de champagne. Ensuite, je m’installai à mon bureau et mon invité, faute de place, résolut de se faire un siège de fortune avec mes dictionnaires. Il débuta alors son récit.
C’était mi-septembre que tout avait recommencé. Arsène Lupin, ou plutôt Raoul Forestier tel qu’il se faisait appeler, avait remarqué la présence de plus en plus insistance de badauds autour du château de Dunluce. Bien sûr il y avait les touristes qui venaient visiter les restes de la forteresse médiévale d’Irlande du Nord, mais les autres ? Ces allées et venues déplaisaient à Raoul. Car enfin ! c’était ce vieux château qui abritait les appartements du plus célèbre des cambrioleurs ! Il avait profité pendant soixante-dix ans d’une retraite complète, ou presque, personne n’en avait jamais rien su. Il y avait vécu paisible et loin des tracas policiers.
Pourtant, cette tranquillité touchait à sa fin et Raoul le savait. Il avait surpris des conversations, des échanges de bons procédés entre canailles. Le sujet de toutes ces machinations se résumait à cela : découvrir le trésor des seigneurs de la Route. Évidemment, Raoul s’y était intéressé, des années auparavant déjà. Il était même persuadé que ce dernier n’était pas dissimulé dans les vestiges mêmes de la demeure médiévale, mais à l’époque, il n’avait pas poursuivi ses recherches. Le gentleman-cambrioleur s’était-il assagi ? Lupin m’affirma que ce fût réellement le cas. Il m’expliqua son choix par un besoin vital de renouer avec lui-même et avec sa bien-aimée.
Toujours est-il que Raoul habitait encore Dunluce lorsque, ce dimanche matin d’octobre 2014, la sonnerie du téléphone retentit bruyamment. C’était Jim Barnett. Raoul grommela entre ses dents. Il avait sympathisé avec lui il y a deux ans, quand il s’était renseigné sur la fonction d’une mystérieuse devanture nommée Chez Barnett et Cie. Le Britannique gérant de la boutique s’appelait de son vrai nom, Jim Barnett, exactement comme le célèbre détective de l’agence Barnett et Cie qui n’avait été que Lupin lui-même. L’homme que le Français avait rencontré n’avait rien de commun avec lui, c’était un bon vivant spécialiste d’antiquités. Cependant, l’homonymie entre son nom et l’un des nombreux avatars de Lupin l’amusait beaucoup.
— Allo, Raoul ? C’est moi, Jim Barnett !
— Ah ! Barnett !
— Comment vas-tu ?
— Mais très bien mon vieux, et toi ?
— Je me maintiens, je me maintiens. Mais j’aurais besoin de tes services, c’est urgent. J’ai reçu il y a un instant une très belle porcelaine de Chine. Or l’homme qui me l’a remis est formel, elle est aussi magnifique qu’elle est fausse !
— Je vois, je vois. Et tu espères que je vais me précipiter chez toi par le premier vol disponible ?
— Ce serait vraiment très aimable de ta part.
— Tu sais bien que je suis bon prince. J’arrive mon cher, avec un peu de chance, je serai chez toi dès ce soir.
Raoul réserva le premier avion disponible. Bonté divine ! il ne quittait pas Dunluce sans regret ! Quelle bonne l’idée il avait eu de s’y installer ! La vue était à couper le souffle. Les vieux murs effondrés dissimulaient admirablement au profane l’entrée de sa luxueuse demeure. Alors que l’automne avançait et que l’herbe palissait, l’océan assurait un spectacle permanent. Le vent sifflait et les vagues roulaient avec fureur au pied de la falaise. Et Raoul était là, chez lui et au chaud, se jouant de la période des tempêtes. Quand le ciel devenait sombre et qu’une pénombre crépusculaire enveloppait le jour, il riait. Et si par hasard un touriste égaré l’entendait, il riait encore plus fort, s’esclaffait en se tenant les côtes : « C’est la Dame Blanche ! C’est la Dame Blanche ! »
Raoul soupirait en y repensant. Ce sacré Jim ! Il n’avait pas son pareil pour lui refiler les affaires les plus ennuyeuses qui soient. Assurément, Ils ne se ressemblaient pas. La dernière fois que ses services avaient été requis, il avait remué tout le vieux Londres pour retrouver le pickpocket qui s’était emparé du portefeuille et du smartphone de Barnett. Cristi, quelle maigre prise ! Il se serait senti lui-même volé s’il n’avait pas mis la main sur quelques belles pièces que son ami lui avait gracieusement cédées. Qui sait si je ne suis pas trop bonne poire avec lui ? pensait Raoul en prenant place à bord de l’avion à destination de Cardiff.
À son arrivée, il resta un moment étourdi par la foule qui se pressait en masse compacte pour sortir au plus vite. Il était six heures du soir et les rues demeuraient très animées. Il ne perdit pas son temps et téléphona à Jim Barnett. Plusieurs tentatives plus tard, le bougre restait injoignable. Raoul lui laissa un message et partit déambuler dans la vieille ville, les mains dans les poches de son pardessus. La soirée était fraîche, mais le temps restait clair. Il pensait aux différents restaurants qui s’offraient à lui, aux dernières nouveautés de librairies. Pourtant, il n’avait pas parcouru trois rues qu’il se sentit suivi.
L’homme était habile et se dissimulait aisément dans les ombres. Allons donc, songea Raoul, voilà qu’on me piste comme un quelconque gibier, l’aventure pourrait être drôle. Sans prononcer un mot, il continua à marcher, imperturbable. Il entra dans un parc de sa connaissance. L’obscurité grandissait. L’éclairage public venait se s’allumer. On distinguait le chemin sinueux qui longeait un ruisseau, puis continuait sur l’autre rive au moyen d’un pont. La prudence était de mise car le sentier de terre longeant le cours d’eau se faisait boueux. Il n’était que trop simple de finir la tête la première dans l’eau ou dans la vase.
Raoul y passa sans difficultés. Son poursuivant ne tarda pas. Il était prudent, avançait à petits pas, courbé, et se redressa le passage enfin franchi. Erreur d’inattention et paf ! Il fut assommé par une branche basse, perdit l’équilibre et tomba à plat ventre.
Raoul ne put s’empêcher de pouffer de rire. Il releva fermement le gugusse qui avait eu l’audace de le suivre, bien décidé à le faire parler. L’individu baragouinait indistinctement. Raoul fronça les sourcils tout en ficelant son adversaire vaincu. Serrant la gorge de son captif, il finit par obtenir une réponse.
— C’est v… vous Ra… Raoul Forestier, je de… devais vous suivre rien do… d’autre, balbutiait-il à bout de souffle.
Plus ou moins renseigné, Forestier abandonna l’individu à son sort. Cependant, il était soucieux, d’autres silhouettes se dessinaient, indistinctes dans les buissons. Une jeune fille venait de se mettre à fumer sur un banc. Raoul n’avait eu aucune nouvelle de Barnett, pourtant il se faisait davantage de soucis pour son logis de Dunluce que pour l’antiquaire au caractère exubérant. Dans son esprit, l’hypothèse devenait de plus en plus certaine : quelqu’un était persuadé qu’il détenait le fameux trésor. Et suivre Raoul était le moyen idéal pour parvenir jusqu’à la fortune.
Ah mais quelles richesses ! C’étaient les millions d’Arsène qui étaient directement menacés. Eux, n’avaient rien de chimériques ! Quel dommage que la police ne soit d’aucun secours pour l’honnête cambrioleur que je suis ! jamais ils ne réussiraient à trouver l’entrée de ma cachette, songeait-il. C’était un fait, l’ennemi, qui qu’il fût, n’avait quasiment aucune chance de découvrir sa retraite. Pourtant, s’il contraignait Raoul à lui révéler l’entrée de sa noble demeure, alors, il dévaliserait le maître et l’allégerait de ses millions. Et cette seule pensée était pour Forestier intolérable. Personne ne ferait main basse sur ses joyaux !
Raoul me confia que ce fut à ce moment précis qu’il ressortit véritablement le vieil Arsène Lupin de la réserve. Ainsi, avant la fin de la nuit, Raoul avait loué une chambre d’hôtel où il dormit quelques heures. Il passa cinq jours dans la région de Cardiff et, tout en flânant comme un touriste dans les boutiques et en exerçant ses talents de peintre devant des passants ahuris, travaillait à la résolution de l’énigme des seigneurs de la Route. Ses faits et gestes épiés, il fallait qu’on ignorât ses intentions. Un tableau récemment déplacé éveilla particulièrement l’intérêt de notre voleur, il s’agissait d’un Van Gogh intitulé Paysage d’Automne. Raoul avait en effet noté une bizarrerie de taille, la date de création indiquait le trente janvier 1885. L’automne avait-il été peint en hiver ? Cette inscription faisait curieusement écho au code C3085 gravé sur un soupirail du château irlandais.
Une fois sûr de son coup, Raoul Forestier reprit l’avion. Cette fois-ci, il pensait tenir l’adversaire. En vol, il s’éclipsa un instant, donna ses instructions à un complice, le maquilla avec soin et fit de même pour lui. Les deux hommes échangèrent discrètement leur place. À l’arrivée, le véritable Raoul flâna en chemin tandis que son homme de main rejoignait rapidement le château excentré de Dunluce. Comme Lupin l’avait prévu, son complice fut assailli par les bandits. Il fut fouillé, bâillonné, ligoté et assistait impuissant au déménagement des objets d’art et coffres-forts. Cependant le sieur Forestier veillait au grain. Il avait rejoint les individus masqués qui terminaient leur besogne. Rapidement, il maîtrisa l’un des malfaiteurs, étouffa le cri du brailleur et prit la place de celui-ci. Le malchanceux bonhomme partiellement déshabillé fut condamné à insister impuissant à la méprise de ses complices.
Raoul étouffa le bruit en faisant mine d’avoir heurté une colonne grecque. Trop fascinés par les merveilles qu’ils empochaient, les contrebandiers ne relevèrent pas l’incident. Ils parlementèrent ensuite avec ardeur quant à la répartition du prodigieux butin. Faute de s’entendre, tous convinrent de remettre les négociations après le dîner. On plaça précautionneusement les richesses dans deux camionnettes. On roula. Puis, les joyeux larrons se mêlèrent aux anonymes de Belfast et allèrent fêter leur victoire. Raoul scrutait leurs mouvements avec attention. Il prit congé d’eux quand la troupe enivrée sentit venir le sommeil. Il épingla alors un billet au dos du chef de bande, prévint la police, puis, avisant le complice informé une demi-heure auparavant, ils partirent tous deux au volant des estafettes. Raoul y dénicha ses trésors et s’appropria dans la même nuit quelques autres merveilles que les malfrats avaient fauchées.
La police cueillit les voyous endormis et pompette. La satisfaction de leur prise fut troublée par la missive qu’ils trouvèrent. À peine informés de la teneur du message, ils poussaient déjà des cris d’indignation. Raoul Forestier me retranscrit le contenu de son billet en ces termes :
Mesdames, Messieurs,
Je me suis permis de contribuer à la capture de ces sinistres sires dont les méfaits vous sont connus depuis des mois. Vous vous interrogez certainement sur l’identité du dernier homme puisque vous n'en avez arrêté que quatorze. Permettez que je vous éclaire, car c’est on ne peut plus simple. Pour reprendre possession de mes biens subtilisés par ces crapules de la pire espèce, il m’a suffi de prendre l’apparence de l’un d’entre eux. Une fois le subterfuge opéré, il n’y avait alors rien de plus facile, un moment d’inattention et le butin s’envolait. Je puis vous assurer qu’à présent il ne peut être en de meilleures mains. J’atteste également l’authenticité du Van Gogh dérobé il y a une semaine. Il s’agit bien de Paysage d’automne. Une toile de maître en parfait accord avec la saison et qui sera maintenant du plus bel effet dans mon musée.
Je vous prie de croire, Mesdames, Messieurs, à l’expression de mes sentiments distingués.
Arsène Lupin
P.S. Vous trouverez le contrebandier manquant dès demain, sur les premières marches de l’hôtel de police.
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