Après une si longue journée, il est tout naturel pour lui, le seul et l'unique Ayëron, d'être convié à un si vaste festin. Malheureusement, impossible de déguster tant que le Roi n'a pas terminé son discours, c'est donc tout le hall grandiloquent aux allures gothiques qui est en attente. Il est question de coutume, ce n'est qu'une fois le discours terminé que les gens pourront manger et profiter pleinement de l'ambiance que créé les lumières tamisés de la pleine Lune et celles des lampadaires enflammés du hall. Ayëron est ennuyé, il pense que la tradition finira sans doute par tuer tout le monde un jour. Si elle ne le fait pas déjà... Venant interrompre toutes ses pensées les plus absurdes, le Roi se saisit du silence pour prendre la parole.
"Dix ! C'est le nombre d'hommes morts au combat aujourd'hui. L'homme à la carrure d'ogre reprend son souffle avant de continuer. Toutefois, soyez rassuré, nous gagnons... Et nous gagnerons ! C'est parce-que nous gagnons que ces dix hommes sont en train de reposer en paix. Les colonies veulent la liberté. Ils se sont opposés à mon Royaume et ils sont en train d'en payer le prix. Le Roi laisse s'installer un silence, sondant la grande salle avant de poursuivre. Mes amis, le combat n'est pas terminé, il nous reste encore la Plaine des Jeux et les Galeries Rouges à reprendre aux mains des scélérats révolutionnaires. Quant à moi, j'estime avoir surestimer notre adversaire. Il est fragile, désorganisé, faible et mal équipé. Par conséquent, je décide qu'à partir de demain, et ce de façon irrévocable et immédiate, le commandement des troupes de répression revient à mon quatrième fils, le Prince Ayëron."
Le Roi n'en dit pas plus. Son autorité est si grande que les mots qu'il prononce ont un effet performatif des plus efficaces. Évidemment, une telle et abrupte annonce créé un brouhaha. Personne n'avait l'air de s'y attendre. Personne, sauf Ayëron qui se contente de débuter les hostilités en se saisissant d'une cuisse de poulet grasse et bien cuite. Les nobles se posent des questions, ils essaient de comprendre, de deviner les intentions de leur maître. Ayëron sait pertinemment qu'ils n'oseront pas lui poser la question directement, ce serait remettre en cause une décision provenant de la plus haute instance du Royaume.
L'Unique sent des regards se poser sur lui. Certains n'ont pas une once de gêne, d'autres préfèrent lancer des regards subtiles, en cachette, avant de se retourner immédiatement. Le dégoût ? Non, la peur ? Traduire les émotions de ces regards lui est impossible. La peur et le dégoût qu'il s'imagine ressentir dans leurs yeux n'est en réalité qu'une pure projection découlant de l'image qu'il croit avoir aux yeux des autres. Au final, ce dont il est sûr c'est qu'il est temps de profiter des plats. Demain, Ayëron sera à la tête d'une petite armée composée de 1087 hommes. Ce sera amusant, pense tout bêtement le jeune homme.
"Sérieux ? Tu réagis même pas un p'tit peu ? T'es vraiment un cas toi ! S'écrie Abigaïl d'un air plus ou moins étonné, difficile de dire avec sa tête.
- Hm.. Crois-moi, je suis très surpris ! Mais là, tout de suite, j'ai surtout envie de manger...
- Sérieux ?! Donc tu vas même pas réagir un tout petit peu plus !?
- Abigaïl-
- Laisse tomber frère, cette fille est une cause perdue, toujours à répéter les mêmes phrases en boucle !"
L'intervention de Noël était prévisible. Il lui en faut peu pour aller chercher les noises à Abigaïl. Et puis, comme souvent, les deux commencent à bruyamment se lancer des pics et se moquer du physique de l'un et de l'autre. Malgré le nombre incalculable de défauts qu'ils possèdent, le quatrième fils du Roi considère ces deux personnes assises à sa table comme étant ses seuls tendres et chers amis. Abigaïl a une malformation au niveau de son visage, son œil gauche se trouve plus bas que l'autre, pratiquement au niveau de son nez. Sa joue droite est marqué par des cicatrices tracées de façon aléatoire. Elle est la seule fille des Frost, l'une des trois maisons les plus nobles, à n'avoir reçu aucune demande en mariage. Alors elle est ici, à faire la guerre avec les hommes. Pour Ayëron, ses yeux si bleus qu'ils brillent la nuit et sa longue chevelure blanche sans doute immaculée doivent sûrement faire d'elle une très belle femme. Quant à l'autre garçon, Noël, sa particularité physique réside dans le fait qu'il ait six doigts dans chacune de ses mains plutôt que cinq. Intenable sur le champ de bataille, il est refoulé par les siens à cause de son ignoble inélégance et de sa féroce bestialité. Ces deux personnages atypiques âgés de 15 ans sont les amis du prince benjamin. Du même âge qu'eux, le dernier fils du Roi est né aveugle. Il est convaincu qu'eux et lui se sont bien trouvé.
Ce soir, le Roi ne mange pas. Il n'a pas faim, il se contente de boire. À vrai dire, il semble de mauvaise humeur. À sa table, sa femme, ses deux fils et les trois chefs des principales Maisons se terrent tous dans le silence. Et ce silence agace le Roi. Loin d'être inconscient, il sait pertinemment qu'il est l'instigateur de cette atmosphère particulièrement gênante. Absolument personne ne comprend ce qu'il vient de faire. Et Zerhal en est conscient. Comme il s'y attendait, sa femme, Khann, est la toute première à prendre la parole. À contester. Zerhal regrette tous les jours de ne pas savoir se montrer strict et autoritaire envers sa femme comme il le fait avec les autres. Elle brise le silence.
"Varrh ? Un si noble et puissant nom n'aurait jamais dû être souillé par un Sans-Yeux. Plus que du mépris, le ton de la Reine évoque celui d'une personne pleine de rancœur. Comment as-tu pu penser une seule seconde qu'il fût juste de lui accorder un tel pouvoir ? Aurais-tu oublié Aaron ? Dit-elle en regardant l'aînée. Abel ? Dit-elle en regardant le cadet. N'ont-ils pas prouvé leur force sur le champ de bataille ? Souhaites-tu créer la confusion au sein des troupes ?
- Aaron n'est l'aînée que parce-qu'Aaël est mort. La Reine semble effroyablement surprise. Elle ne comprend pas du tout le Roi. Pire, elle le regarde de haut comme si elle le trouvait horriblement dénué d'intelligence.
- Et alors ? Zerhal... Zerhal, je ne comprends pas du tout ce que tu essaies de dire."
Le régent du Royaume se lève pour marcher jusqu'à l'autre côté de la table. Tout le monde le suit du regard en silence, attendant avec angoisse sa réponse. Bien qu'on pourrait croire le contraire, Zerhal n'est pas un homme bon. Mais ce n'est pas un tyran non plus. Il semble répondre à un code moral bien particulier l'empêchant de mépriser les autres ou de les détester pour ce qu'ils sont, mais ne l'empêchant pas de les tuer sans culpabiliser s'il estime que c'est nécessaire. Une fois le tour de table effectué, il s'arrête au niveau de son fils ainé, Aaron. Aaron est très grand pour son âge. Du haut de ses 22 ans, il dépasse son père en taille. Il n'est pas particulièrement musclé mais il se débrouille sur le champ de bataille. Il n'est ni futé ni intelligent, son intellect ne se démarque pas de celui des autres. Le Roi pose fermement ses rigoureuses mains sur les épaules de son fils avant de répondre à la question de sa femme.
"Aaël était un bon fils. Mais il est mort. Aaron est un bon fils. Mais il a peur de la mort, il est frêle, traîne dans des bordels, ne se remet jamais en question. Si Aaron était en face de moi sur un champ de bataille, je me mettrai sans doute à crier de rire."
Puis Zerhal éclate de rire. Il ne souhaite pas spécialement blesser son fils, il ne fait que sincèrement prononcer ce qu'il pense être la vérité. Il cesse d'exercer une pression sur les épaules de son fils ainé pour venir se retrouver juste derrière son fils cadet, effectuant le même geste pour venir déposer son emprise sur les épaules de Abel.
"Abel..Hm, Abel a un grand potentiel. Mais c'est tout. Sur le champ de bataille, il reste auprès de moi et a peur de se salir. Ça ne sera pas un grand guerrier. C'est certain. Incapable de l'écouter jusqu'au bout, Khann, la Reine, interrompt son mari de vive voix.
- Varrh ! Ça suffit ! Qu'est-ce que tu essaies de dire au juste ? Viens en au fait ! Désemparée, la Reine fixe du regard le Roi. Quand aux fils, ils ne sont pas dans un meilleur état.
- Ce que j'veux dire, c'est que ce sont des bons enfants. Mais, toi et moi Khann, je pense que nous avons conçu un monstre. Et ce monstre, bien qu'il ne soit pas un bon enfant, me semble être un héritier parfait."
Alors que l'étonnement arpente toutes les expressions faciales des personnes à table, le père des Varrh retourne lentement s'asseoir à sa place à côté de sa femme pour développer son idée.
"Ayëron est... Durant la répression des Colonies, je l'ai observé. Non... Je l'ai toujours surveillé, mais aujourd'hui, j'en suis presque certain. Je crois qu'on aurait dû le faire avorter. Il n'aurait jamais dû naître. Tu... Tu te demandes pourquoi je lui ai accordé ce brin de pouvoir à son si jeune âge ? C'est très simple. Le Roi se met à sourire, presque excité de la situation dans laquelle il s'est mis tout seul. C'est simple, j'ai peur de Ayëron. Et je veux voir à quel point ma peur est justifiée. Si elle l'est, alors j'estime que pour le bien-être du Royaume, mieux vaudra se débarrasser de mon fils."
Après cette longue tirade, les discussions ont cessé, tout le monde a préféré se contenter de manger et de profiter des luxueux plats que seuls les nobles ont le droit de goûter. Au final, Zerhal n'a pas du tout améliorer l'atmosphère, il n'a fait que l'empirer.
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