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On l’avait laissée seule dans la petite salle d’attente blanche, entourée d’un silence pénible et oppressant. Trois chaises, une lampe jaunâtre, une caméra dans un coin, le confort était minimal, l’ambiance stricte, glauque.

Marjane se sentait terriblement mal à l’aise, assise sur sa petite chaise grise qui grinçait au moindre de ses mouvements. Elle luttait pour ne pas se recroqueviller sur elle-même, l’envie de fuir loin n’avait jamais été aussi pressante. Mais non, elle avait fait son choix. Réfléchi longuement, pesé le pour et le contre. Quand, un jour plus hardi que les autres, elle avait pris son courage à deux mains et appelé la clinique pour un rendez-vous, elle était à peu près certaine d’avoir fait une bonne chose. Mais aujourd’hui, entre ces quatre murs d’un blanc sale, elle se retrouvait confrontée à sa décision. Jamais le doute ne l’avait tiraillée aussi fort.

Elle inspecta le mur devant elle à la recherche d’une distraction. Aucune imperfection, aucune fissure, rien. Seul l’œil mouvant de la caméra. Y avait-il quelqu’un derrière, à la regarder ? Question stupide, il y avait toujours quelqu’un derrière les caméras, toujours un esprit attentif au moindre écart, à la moindre entorse.

La pluie, en ruisselant sur son manteau, avait formé une petite flaque au sol. Dehors, en effet, sévissait l’ouragan. Deux semaines qu’il était sur la ville, il refusait de bouger. Marjane avait vu sa cave inondée par sa faute, et ses dernières conserves devaient encore flotter dans les débris des étagères à l’heure qu’il était. C’était en partie pour ça qu’elle était là, pour échapper au froid, au vent, à la pluie. Les tempêtes avaient déjà cassé deux fois la fenêtre de sa cuisine cette année, et les réparations, comme tout ici, lui avaient coûté un bras.

Marjane jeta un regard nerveux à la porte blanche située sur sa gauche. Elle se rappelait sans mal la première fois qu’on lui avait parlé de la connexion. Elle avait huit ans et sa grand-mère, Monique, près de soixante-dix sept. Cette dernière vivait encore dans sa ferme, loin de tous, vieillissant paisiblement en compagnie de ses vaches et ses poules. C’est lorsqu’un cancer s’était déclaré dans son intestin qu’on leur en avait parlé : une méthode dite de connexion qui permettait, par une analyse très poussée du cerveau, d’implanter un esprit dans un gigantesque centre de données, désormais appelé human data center. On pouvait ensuite faire mourir l’enveloppe physique car son double virtuel était sa copie conforme, une réincarnation électronique qui était à présent libre de communiquer avec les autres connectés et même avec les vivants via internet. Solution contre la misère, le dérèglement climatique et la surpopulation, cette technique révolutionnaire avait connu un succès immédiat. À l’époque, Monique leur avait rit au nez : deux cent ans de civilisation pour parquer les gens dans un ordinateur, se moquait-elle en levant les yeux au ciel. Mais sa mort devenait imminente et il avait bien fallu agir. Plus tard, ses parents avaient suivi, son frère, ses amis.

Et aujourd’hui, c’était rester vivant qui s’était raréfié, les villes s’étaient vidées, tout se faisait désormais sur le net, dans les human data center. Les prix s’envolaient, les postes se faisaient rares, l’énergie venait à manquer, tout comme l’eau potable et la nourriture. De l’autre côté, la connexion baissait ses prix de jour en jour. Il n’était pas difficile de comprendre ce qui provoquait un tel élan.

« Une vie sans mort » proposaient humblement les publicités qui s’étalaient à tous les coins de rue. Une vie sans mort, sans souffrance, sans faim, sans froid, sans soif, sans maladie, sans peur et sans crime. Une vie lavée de tout. Mais était-ce une bonne chose ?

Elle baissa la tête, porta son attention sur ses bras, ses longs bras frêles et glacés. Oui, c’était une bonne chose, cela ne faisait aucun doute. Si elle avait été riche, au chaud, au sec, à l’abri de tout, elle aurait peut-être réfléchi autrement, mais cela faisait trop longtemps qu’elle ramait à contre-sens, elle n’en pouvait plus. La misère, elle la voyait au quotidien, chez elle, chez les autres, misère des villes désertes, misère des tempêtes qui détruisaient tout, misère des magasins vides, misère des pannes de courant de plus en plus fréquentes, misère des immeubles en ruine, misère de tout qui manque et de tout qui fuit. La vie, en vérité, se résumait à ça : misère.

Marjane ne savait pas vraiment pourquoi elle avait attendu si longtemps. À tous ceux qui le lui demandaient, elle répondait qu’elle était phobique des opérations, et que passer sous des scalpels ne lui plaisait guère. Mais c’était faux, elle le savait, ce n’était qu’un prétexte. En vérité, elle avait trop peur qu’une fois branchée sur un disque dur, elle réalise que ce n’était pas aussi bien, que ce ne le serait jamais. Aussi bien que quoi ? Non pas que sa vie jusque là se soit déroulée comme dans un rêve, mais hors de son corps, hors de son quotidien, les petits instants de bonheur qu’elle avait pu vivre à l’occasion n’existeraient plus, ne seraient même plus concevables. Des bêtises, bien sûr, mais des bêtises qui l’avaient fait tenir jusque là. Ne plus avoir de corps, ne plus avoir d’identité propre, ne plus connaître ces doux instants de réconfort, la chaleur d’une cheminée, le sucre d’un chocolat chaud, la douce brise des rares jours sans pluie, cela la terrifiait. Pouvait-on être pleinement heureux sans sentir le monde autour de soi, la vie qui palpite dans ses veines ? Certes, la connexion lui garantissait la fin de la misère qui lui collait à la peau depuis tant d’années, mais cela signifiait aussi la fin de tout ça, des menus plaisirs de tous les jours, de la sensation d’être en vie, de cette félicité qu’elle arrachait à grand peine les jours de congés où le vent ne soufflait pas trop fort, où la pluie ne tombait pas trop drue et où le froid n’était pas trop insistant.

Marjane balaya ces pensées d’un mouvement de la tête, elle ne devait pas se laisser attendrir, pas maintenant. Ces derniers temps, ces moments de douceurs s’étaient fait bien trop rares pour parer l’immense désespoir et l’insondable épuisement que couvaient ses longues journées de travail, ses soirées la faim au ventre et ses nuits grelottantes. Elle repensa à l’un des fameux slogans des human data center : « Qui n’a jamais rêvé de ne manquer de rien ? ». C’était vrai qu’elle en avait rêvé, de cette vie électronique, pendant les froids hivers où la pluie s’engouffrait par les fissures, où le radiateur refusait de fonctionner, où les factures s’amassaient sur son bureau, où même les pâtes à l’eau n’avaient plus goût de rien. Ces soirs-là, il ne lui restait plus qu’à se glisser sous sa couverture chauffante qui ne chauffait plus, recroquevillée, courbaturée, à écouter le bruit du vent et de la pluie dehors. Quand son téléphone acceptait, durant de courtes minutes, de s’allumer, elle pouvait discuter avec sa famille, ses amis, qui eux s’étaient déjà connectés depuis longtemps, plaisanter un peu, échanger des nouvelles, se consoler les uns les autres. Mais quand il s’éteignait pour de bon, la plupart du temps faute d’avoir payé ses factures, elle se sentait si seule qu’elle aurait pu se jeter par la fenêtre. Savoir que les autres, ses parents, son frère, ses amis, étaient loin, heureux et ensemble, lui donnait envie de pleurer. Ce n’était plus, à ce stade, une solitude de quelques instants, ni même d’une soirée, c’était la solitude d’une vie, tellement ancrée en elle qu’elle ne se souvenait pas avoir un jour vécu sans.

Machinalement, elle porta ses ongles à sa bouche, commença à les ronger, signe que la tension montait. Son regard se posa sur la longue et fine cicatrice qui serpentait sur sa paume calleuse. Elle datait de l’enfance, lorsqu’un été, chez Monique, elle était tombée de cheval et s’était coupé la main sur une pierre tranchante. Un mince sourire éclaircit son visage, elle se remémora l’étalon, un beau double-poney à robe grise nommé Pluie. Quelle ironie, la pluie, elle la fréquentait à présent au quotidien. Elle se souvenait assez nettement de l’année où elle avait appris à chevaucher, elle avait tout de suite aimé cette proximité avec sa monture, cette complicité, presque, comme si elle devinait où elle voulait l’emmener avant même qu’elle ne touche les rênes. Sa crinière que le vent emmêlait, juste devant elle, les longs mouvements des pattes et du cou, déliés, chorégraphiques. Le souffle chaud de ses naseaux sur ses mollets lorsqu’elle marchait devant elle. Il fallait, après la promenade, retirer la selle, brosser le pelage du cheval, doucement, gentiment, sans le brusquer. Le nourrir, ensuite, l’abreuver. Regarder son long cou se pencher avidement vers les grains dorés. Le lendemain, elle se réveillait toujours courbaturée, mais c’était une bonne douleur, une douleur heureuse, consentie même.

Cela faisait une éternité qu’elle n’avait rien ressenti de tel.

Elle se souvenait, maintenant, de ces après-midis passés avec Monique à la ferme, trayant les vaches, récoltant les œufs. Ensuite, avec leur butin, elles cuisinaient un gâteau qu’elles dégustaient dans la cuisine, accompagné d’un verre de lait. Par la fenêtre, supplantant celle du sucre et du chocolat, leur parvenait des odeurs d’une douceur familière, celle de l’herbe fraîchement coupée, celle de la terre imbibée de pluie.

Amère, Marjane se ramena à la réalité : plus rien de tout ça n’existait pour elle. Les seuls animaux que l’on voyait en ville étaient les rats et les pigeons, et la préparation d’un gâteau demandait du temps et de l’argent qu’elle n’avait pas. Quant à cette bonne douleur, elle avait été remplacée par ce doucereux supplice de tous les jours, le mal aux pieds, le mal au dos, des courbatures qui n’avaient plus rien d’heureux et encore moins de consenti. Le mal du labeur qui s’inscrivait dans sa chair comme au fer rouge.

Pour la première fois, pourtant, avivée par ces souvenirs heureux, une question se posa, nette, objective. Ce bonheur perdu, cette félicité qu’elle parvenait de temps à autre à retrouver entre deux journées de travail, saurait-elle le recouvrer, le faire triompher sur la misère de sa vie ? Elle était persuadée que le bonheur, ce bonheur si séduisant, si prometteur, ne se limitait pas seulement à un confort physique, à une absence de souffrance, comme le prétendaient les human data center. Être heureux demandait plus. Mais la misère, cette misère qui la rongeait un peu plus chaque jour, l’avait réduite à l’état de pantin, se trimballant de son domicile à son travail et de son travail à son domicile, vidée de toute énergie, de toute volonté, de tout plaisir. Jusque-là, ç’avait été pour elle une fatalité, une conséquence directe de sa misère. Mais si ça ne l’était pas ?

Elle repensa aux human data center. Était-on plus heureux, là-bas, réduit à l’état de codes et de chiffres, de uns et de zéros dans des serveurs aux proportions vertigineuses ? Ni cheval, ni gâteau, ni odeurs, là-bas, enfermé dans sa coque métallique. Mais d’un autre côté, ni mort, ni froid, ni factures. Était-elle prête à sacrifier cette stabilité pour ce bonheur illusoire, potentiel, incertain ?

Tiraillée par le doute, Marjane resta clouée sur sa chaise, fixant intensément le sol. Il lui faudrait du courage, seulement du courage, beaucoup de courage. Elle pencha la tête vers la porte à sa gauche, la fascinante connexion l’attendait derrière, un choix que, elle le sentait, elle ne pourrait que regretter. Son regard bascula vers la porte de droite, vers la sortie. Ce qui la terrifiait tant dans cette voie l’attirait aussi, l’obsédait presque. Ce bonheur ne serait pas facile, mais elle l’aurai, elle saurait le faire triompher sur la lourdeur de sa vie, elle réussirait à l’arracher, du bout des doigts, du bout des dents s’il le fallait.

À présent convaincue, elle se leva d’un pas décidé.


Texte publié par Alexandra, 6 août 2024 à 19h57
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