L’homme est là, abattu et un peu voûté. Un peu plus tôt, quand il est entré dans le cabinet, on aurait pu sentir sa prestance et son autorité, semblable à une aura qui se serait peu à peu dissipée. Mais une fois que je l’eus invité à prendre place, l’homme perd de sa superbe. Son pantalon, comme sa chemise est impeccablement repassée, pas un faux-pli, rien, lisses. Ses habits sont pareils à son esprit, droit et discipliné. Hélas il semble avoir oublié que le chaos est l’essence même de la vie. Alors à la moindre pliure, au moindre froissement, on risque de perdre la raison, non pour se perdre dans la folie, mais dans l’intime.
Je le regarde imperturbable, son regard se fait plus tendre. Il perd ce regard farouche, qu’il possède quand il jauge de la personne, qu’il prend pour adversaire. Dans cette pièce, en cet instant, nous sommes deux joueurs, mais lui l’ignore, car il pense fixer les termes de notre échange. Naturellement nous sommes sur son terrain. Cependant la chose est là loin d’être un atout dans sa main, car ce dernier est mouvant et se dérobe sans cesse. Il ne sait pourquoi il en est ainsi. Hélas il est convaincu que je détiens la réponse, alors qu’elle est en lui. Alors il voudra m’arracher ce secret de toutes ses forces, en me donnant des coups toujours plus violents. Seul lui sera blessé, car s’il a décidé quelque part que je serai un joueur. Il ignore seulement que c’est moi qui en fixe les émoluments et les enjeux. Et dans ce jeu, je serai le mat et le miroir. Celui qui énonce les vérités au puissant et celui qui lui renvoie leur propre réalité.
De nouveau, je l’observe. Sa lèvre supérieure tremble, ses joues sont hérissées d’une barbe rase grisonnante. Sa bouche s’arrondit, mais aucun son ne semble vouloir sortir. Elle se ferme lentement. Ses traits se resserrent. Il inspire et une voix sourde s’élève d’un coup :
— Encore…
Je ne dis rien. Je me devine ce qui se cache derrière ce simple mot, qu’il répète à l’envi comme un leitmotiv. Le premier mot qu’il prononce sitôt que commence notre dialogue. Je le laisse poursuivre.
— encore cette nuit. Le décor change, les gens changent, tout change ! Mais le motif reste le même. Il y a toujours quelque chose de récurrent. C’est ridicule. Pourquoi suis-je ici, d’ailleurs ? Je me le demande bien, je n’y crois tout simplement pas.
Je vois un sourire fugitif mourir sur ses lèvres aussi vite qu’il est apparu et poursuit :
— Vous savez ce que je me dis : je perds mon temps avec vous, j’ai bien d’autres choses… Héhéhé…
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? Je relève une certaine ironie dans vos propos.
— Bien sûr, bien sûr ! Ma situation est ironique. Je me retrouve là, là où j’ai dit à tous ceux qui m’entourent d’aller, sans jamais penser que j’irai moi-même un jour.
— Pourquoi vous flagellez-vous ainsi. Il n’y a aucun mépris, ni aucune faiblesse à entreprendre un tel voyage.
Un voile est passé sur ses yeux, son esprit s’est recroquevillé, laissant derrière lui un masque de cire. Inutile de jouer sur ce terrain, centrons-nous plutôt sur cette nuit.
— Alors que s’est-il passé ? Qu’avez-vous vu ?
Une étincelle a éclaboussé son œil droit pourpre que la vie semblait vouloir déserter. Son cœur est-il à ce point desséché, qu’il faille que ce dernier en renvoie les échos dans son corps. Derrière lui se dessinent des accumulations, autant d’illusions données à son esprit pour en combler le vide. Qu’avez-vous vu cette nuit ? La question résonne, l’ébranle et le fait vaciller le temps d’un battement. Dans l’intervalle de son palpitant, ses défenses ont disparu, laissant le roi, qu’il est ou où qu’il se croit être, nu. J’observe ses mains tremblantes. Il essaie de se dissimuler en les tenant, mais son dos qui se voûte, ses épaules qui s’affaissent et son assurance qui s’efface. Au fond, une porte s’entrouvre. Je le vois qui hésite, comme s’il pesait chacun de ses mots. Peu importe la forme qu’ils prennent, seul compte le fond. Pourquoi plus celui-ci qu’un autre ? Lâchez donc et cessez donc de vous entraver. Aucun son ne sort. Pas encore ! Patience !
— Je…
Ses lèvres s’entrouvrent, je sens la tension qui l’habite. Tout ce poids, toutes ces chaînes qui pèsent sur sa parole intime. Sont-ce de nouvelles entraves ou des clés qui vont jaillir. Je cesse mes interrogations. Je l’écoute, je contemple le panorama de son âme.
— Je… cette nuit j’ai encore ce rêve. Je suis dans une maison, debout, devant une table. Dessus une nappe usagée avec des couverts. Quatre couverts complets, deux couverts majeurs et un couvert en cire. Il fait terriblement chaud dans la pièce. Pourtant les volets sont fermés et le soleil va pour se coucher. Par les embrasures, les rayons sanglants baignent la pièce d’un pourpre intense. Je pense au Prince Prospéro dans son château. Au plafond un vieux ventilateur tourne au ralenti. Il est inutile, comme beaucoup de choses dans cette pièce, en fait. Sur les murs la peinture s’effrite et laisse à nu des fissures noirâtres, pareilles à des portes entrouvertes sur des mondes venimeux. Sur un buffet en chêne, à la patine fatiguée, le portrait d’un homme en noir et blanc, à sa droite un téléviseur muet braille en silence. Son haut-parleur s’est tu, plutôt que d’inutilités ? En face une porte en fer forgé aux carreaux sales et délavés, aux allures de cerbère, semble monter la garde. Une couche épaisse d’une poussière grisâtre les rend aveugle et dans l’entrebâillement de a porte, rien, sinon le néant ou le vide.
Il se tait un instant, comme si ces mots venaient de le renvoyer à ce qu’il entrevoit comme étant sa condition profonde. Je le sens qui glisse et perdre pied dans la réalité. Mais de quoi parle-t-on ? S’agit-il de ce que lui renvoie son regard ou s’agit-il de ce qui comble son esprit.
— Oui… le vide sans doute. Au fond, peu m’importe ce qui se dissimule derrière cette tenture de verre et de fer. Inutile de se fondre dans l’inconnu, le connu est déjà bien assez compliqué. Mais je sens qu’il fait de plus en plus chaud dans la pièce. Au plafond, les pales du ventilateur font un bruit étrange. Il ressemble au froufroutement des ailes d’un papillon de nuit dans le silence. Je crois qu’il agonise, car je le vois ralentir et se cabrer dans un dernier cri. Ses mouvements se font de plus en plus saccadés et erratiques.
— Qu’espère-je à le regarder ainsi ? Qu’il reparte !
— Que nenni !
— C’est tout mon rêve qui se délite. Et là où gisait les couverts de cire, c’est un sir dans un suaire qui apparaît. Les autres sont intacts. En dessous des taches rousses se dessinent dans leurs ombres. Le rêve agonise lui aussi. Je le regarde mourir et rien de ce que je ferai n’en changera le destin. Alors je m’assois devant ce messire qui respire et m’inspire. La chaleur se fait suffocante et des flammèches lèchent çà et là la nappe en dansant au milieu des couverts. Le rêve se meurt et je demeure, impassible face à ce seigneur qui se fond dans la noirceur. Du bout des doigts je le caresse et le confesse. Mais alors que je les retire, des flammes jaillissent. Elles consument ma chair, puis mon être. Mais je ne ressens aucune peur, aucune douleur. Le rêve ne s’achève que lorsqu’il m’a entièrement consumé. Je suis devenu noir et friable. Un homme, une femme peut-être, un être se penche sur moi et en tire un petit miroir qui brille de mille éclats. Je me réveille alors, une odeur de chair brûlée achève de se dissiper.
Je reste pensif, son renoncement à franchir les seuils, cette censure inconsciente qui lui interdit de porter regard sur les reflets. Ce sont autant d’interdits qui sans cesse se reflètent et envahissent ses rêves. Chacun de ses récits sont autant de prisons fantasmatiques, dont seule la forme change. Avant de lui donner congé et de le raccompagner, je lui ce petit exercice :
— Je remarque que les frontières sont extrêmement prégnantes dans vos rêves. La prochaine fois, vous sentiriez-vous capable d’en franchir une ?
— Je… je ne sais, mais je m’y efforcerai.
— Faites de votre mieux et vous me raconterez ensuite ce que vous y aurez trouvé. Si vous ne vous en sentez pas la force, ce n’est pas grave. Il s’agit là d’un simple exercice de concentration. Si vous ne pouvez dans vos songes, essayez donc la chose suivante : Quand vous serez détendu, passez une porte en oubliant ce pourquoi vous êtes venu et découvrez-y ce que votre esprit y aura découvert.
— C’est un exercice pour le moins étrange et singulier que vous demandez là.
— Juste un exercice d’imagination active. Faites, nous en reparlerons la prochaine fois.
— D’accord ajouta-t-il comme à regret.
Je lui ai donné un rendez-vous la semaine suivante, avant de le raccompagner jusqu’au pas de la porte. J’ai échangé encore quelques mots avec lui, jusqu’à ce que l’ascenseur l’engloutisse. J’ai alors refermé la porte et je me suis rendu sur la terrasse, où un vent violent avait renversé quelques-uns de mes pots. Tout étant à les remettre à leur place, je l’ai aperçu entrain de marcher dans la rue. A le voir ainsi, j’en suis venu à souhaiter que jamais il ne désire, au plus profond de lui-même, conclure un pacte avec moi-même. Il ne mérite pas pareille punition. Hélas c’est bien là une chose à l’encontre de laquelle je ne puis aller. Les règles sont ainsi, ce n’est pas moi qui les ai fixées, mais vous, dans l’inconscient collectif. Aussi injustes soient-elles dans le cas présent. Je suis rentré au salon me préparer un thé, soulagé de l’absence du Professeur, parti quelques mois pour des conférences ethnologiques. Je n’aurai pas eu à cœur de supporter ses sarcasmes.
Dans la cuisine, le clapotis de l’eau sur le métal m’a tiré de ma torpeur et je me suis préparé une infusion de mélisse. Rarement, je ne me suis senti aussi fatigué au sortir d’une de mes séances. Bien sûr, bien sûr, il me suffirait d’une pensée pour la chasser. Mais il est des temps, où je désire être le plus humain possible.
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— Alors qu’avez-vous pensé de cet exercice ? Avez-vous tenté de franchir ces seuils ?
En cet instant son regard m’a semblé presque indéchiffrable. Quand il est arrivé en ce jour, ce fut avec cinq minutes de retard, ce qui ne lui ressemblait guère. Je lui en ai fait la remarque, mais il m’a rétorqué que sa montre était à l’heure. Je n’ai pas insisté, avant de le prier de prendre place dans le salon de consultation. Étrangement il ne s’est pas tout de suite assis dans le fauteuil. Au lieu de cela, il a observé quelques instants certains vieux ouvrages de la bibliothèque. Discrètement, j’ai sondé son esprit à la recherche de ce qui pouvait ainsi piquer sa curiosité.
— Hon, hum…
Comme il s’est retourné, je me suis retiré sans l’ombre d’une émotion de ses pensées, avant de le laisser s’asseoir.
— J’ai rêvé. Oui ! Mais une fois seulement, à moins que ce ne soit plusieurs fois et que tout se mélange. Ou ne m’en suis-je souvenu qu’une seule fois. Oh… et puis… pour vous répondre. Oui j’ai franchi mes seuils, enfin je crois, je ne sais pas. Tout est confus.
— Ce n’est pas gênant, nous verrons cela à mesure de notre conversation. Racontez-moi donc ce ou ces songes.
— En est-ce un, en est-ce plusieurs ? Je ne saurai vous le dire avec certitude. Cependant est-ce si important pour vous ?
— Non ! La question est vôtre. Est-ce important pour vous ? Simple ou multiple. Ce songe est le vôtre. C’est à vous de vous dire si le miroir doit avoir plusieurs facettes.
— Pourquoi me parler de miroir ? Vous semblez vouloir me dire que les rêves sont des reflets.
— Ne sont-ce pas les fondements mêmes de la théorie psychanalytique. Enfin ne digressons pas et narrez-moi.
— C’est… euh… je ne sais par où commencer, trop de confusion règne dans mon esprit. J’ai l’impression d’un chevauchement et d’un raccourcissement. Mais j’en reviens à votre question sur les miroirs, qu’a-t-elle à voir ?
J’ai froncé un instant les sourcils, tout en l’enjoignant à poursuivre son récit. Dans ma main, j’ai serré la petite clé doré, en souhaitant ne jamais avoir à lui confier de mon propre gré.
— Cette nuit, à moins que ce n’en soit une autre, ou encore toutes les nuitées, j’ai visité un château, enfin ses ruines seulement. De lui, il ne restait que le donjon, même si je le sentais prêt à s’écrouler au moindre souffle de vent. Il « tait entouré d’un jardin composé de fusains et de sereins. Et ses douves, depuis trop longtemps asséchées, avaient laissé place à une végétation dense et touffue. La herse est toujours là, menaçante et pesante, prête à s’abattre sur l’importun. Quant au pont-levis, il est si vermoulu, que seul un fou oserait s’y aventurer dessus.
— Cependant vous êtes entrés dans ce donjon.
— Oui, mais par un couloir d’évasion, dont la bouche est un puits de désolation en désertion. Sur les parois, une vieille échelle s’incruste dans la pierre. Il faut la descendre à mi-hauteur, car c’est à ce niveau que se dissimule, en trompe-l’œil, le couloir. L’intérieur est noir et humide, sur les murs resplendissent d’étranges mousses phosphorescentes, qui me guide au travers de ce labyrinthe. Quand je sors enfin de ce boyau, je suis dans ce qui ressemble à une chambre d’apparat, transformée en débarras. Quand je sors de cette pièce, j’arrive dans un vaste et lugubre corridor, où sont irrégulièrement suspendues des torches. Aux murs, pendent des tableaux. Mais il fait si sombre, que je ne peux en deviner les sujets. Je marche, je marche. J’ai la sensation que jamais cela n’en finira. Pourtant je ne ressens aucune angoisse, car les rêves ne sont que des constructions logiques. Alors que je formule cette pensée, j’arrive au bout et je découvre sept portes en bois. Et, je… je…
Dans son regard, sa logique propre vient de s’effondrer. Le rêve lui échappe. Il n’a pas rêvé qu’une seule nuit, mais toutes ces nuits. À chaque nuitée, sa porte. A chaque nuitée, sa portée. A minuit, une porte s’ouvre et se découvre. Les a-t-il franchies. Oui, évidemment oui, sauf une. La dernière, la septième, celle dont Barbe Bleue a jadis formellement interdit l’accès. Une porte qui ne peut s’ouvrir qu’à l’aide d’une petite clé dorée.
— Et donc j’ouvre la première. Elle est en bois d’acajou, qui lui donne des teintes rousses.
De nouveau je le regarde, c’est une autre personne qui se dresse devant moi. Quelqu’un sur de lui-même et de la justesse de sa raison. Une raison que rien ne semble pouvoir troublée, pas même l’Absurde majuscule.
— Que disais-je ? Je crains de n’avoir oublié ce dont nous nous entretenions.
— Vous commenciez à évoquer votre rêve et votre doute à son sujet. Vous sembliez ne pas savoir combien de fois vous aviez rêvé et si vous ne les auriez pas emboîté les uns dans les autres.
— Oh ! Cela me revient à présent. En fait votre remarque sur les seuils m’a beaucoup donné à réfléchir, bien que je n’ai nul réponse à vous formuler. Cependant, je sais qu’en chacune des nuits qui nous ont séparé, j’ai franchi une nouvelle porte. Les choses m’étaient jusque là pour le moins confuse. A présent tout devient clair. J’ai même la sensation qu’un épais brouillard vient de se lever, laissant mon esprit lucide.
Intéressant que cette manière de surmonter la censure mentale, en faisant surgir une nouvelle personnalité. Quelque chose qui lui donne une assise de rationalité pure, à même de se dresser devant la plus absurde des situations, mais qui en même temps risque de déformer ses propos. Ne vient-il pas de m’affirmer avec aplomb qu’il avait rêvé toutes les nuits Voilà qui serait à même de le rassurer, car il est plus facile d’ouvrir des portes les unes après les autres plutôt que toutes d’un coup.
Ne suis-je pas un peu excessif en parlant de nouvelle personnalité. Je retire ce que j’ai dit précédemment, car la transformation mentale s’accompagne d’une métamorphose physique. Je crois que le terme de « costume » sera qui lui sied le mieux. Pour le moment, je ne puis en dire plus. Examinons plutôt ce nouveau songe, peut-être répondra-t-il à mes interrogations.
— Je vous ai dit que chaque nuit, j’ouvrai une nouvelle porte. Je souhaite corriger ce point. Chaque nuit une porte apparaissait et je l’ouvrais.
— Comment était cette première porte ? Pouvez-vous me la décrire ?
Son regard s’est de nouveau troublé, comme si quelque chose l’avait indisposé. À moins que ma question n’a fait vaciller quelques-une de ses certitudes.
— Je ne sais pas. C’était tout simplement la porte d’une maison de poupée, tout comme son intérieur. Quelques chaises recouvertes de tissus, une table avec des pieds en allumettes, un rocking-chair chair dormait dans un coin. Les murs étaient nus, peints en blanc. Aucune décoration, aucune illustration, rien. Juste des murs blanchis à la chaux, sans fenêtre pour s’ouvrir sur l’intérieur. Dans un coin, il m’a semblé apercevoir un coffre vide.
— Excusez-moi. Mais comment pouvez-vous être certain de la vacuité de ce dernier ?
— Il était ouvert et aucun éclat de lumière ne s’en échappait, j’en ai donc conclu qu’il était vide. J’ai exploré un moment la pièce, puis je me suis assis dans le rocking-chair, où je me suis très certainement assoupi, car je n’ai plus de souvenir de ce qu’il s’est passé ensuite.
— N’avez-vous senti aucune présence passé ou présente à l’intérieur ?
— Non ! Pas la moindre, malgré la propreté et la netteté des lieux. Rien ne pouvait trahir une quelconque présence.
— Comment étaient les autres salles ?
— Semblables, presque identiques à la première. Des maisons de poupées, dont on n’aurait changé que de rares détails. Enfin, il en était ainsi pour les cinq suivantes.
— Les cinq suivantes, pourquoi ? Comment était la septième ?
Ses yeux se sont soudainement voilés. Ce n’était plus que deux puits d’ombre, reflet d’un vide inavouable, qu’il essayait désespérément de dissimuler et de combler. Ce n’est qu’un écran de noirceur, là pour l’empêcher de se défaire de sa culpabilité, mais aussi de sa fausseté et donc de ce costume d’apparat, poison et illusion.
Le silence qui s’est abattu s’est étiré de longues minutes durant. J’ai cru un instant qu’il me demanderait d’écourter la séance, mais il n’en fut rien.
— La dernière… la dernière, c’était la maison aux fenêtres de papier, avec sa porte en papier mâchée, ouverte par sa clé dorée.
Sur la table la clé avait disparu. J’en ai conçu intérieurement un immense soulagement, car il ne m’appartient pas de lui montrer la voie. Je suis pareil à Virgile guidant Dante des Enfers au Paradis.
— L’avez-vous ouverte ?
— Oui a-t-il soufflé d’une voix presque inaudible. L’intérieur ressemblait à une oubliette, avec ses murs suintants et humides de moisissures. À gauche plusieurs torches étaient suspendus entre deux ombres. En face, des chaînes incrustées scintillaient, mais les prisonniers étaient profondément obombrés. Au fond, un sombre personnage s’agitaient et s’affolaient. Sa démarche saccadée rappelait celle d’une marionnette. Peut-être en était-ce une, car des fils argentés s’échappaient de ses vêtements. Je les ai vu briller comme de minuscules chandelles perdus dans la nuit, avant qu’elles ne disparaissent avaler par la nuit. L’ombre se dirigeait vers des formes enchaînées au mur. Au sol des flaques noires s’étalaient, renvoyant des échos argentés. J’ai immédiatement pensé à du sang, mais l’odeur caractéristique du métal oxydé ne flottait nulle part. Toujours à l’abri dans la pénombre, je me suis lentement approché. Ce n’était point là des femmes comme dans le conte, mais des hommes de tous âges.
— Non ! Un homme ! Un homme à des âges différents, qui ressemblait comme deux traits d’ombre à son bourreau. Je l’ai vu étendre sa main vers le visage de sa victime et en arracha un fluide opalescent, qu’il rejeta ensuite avec un dégoût certain. C’est alors que j’ai marché sur un moellon, qui sous s’est effrité sous mon pied dans un bruit de soie froissée. Bien sûr je ne pouvais que m’esquiver, tandis qu’il se tournait vers moi, ses mains aux doigts crochus et acérés devant lui. Et soudainement son visage s’est éclairé, en même temps que la terreur nous a tous deux saisis, tandis que je me réveillais en hurlant.
Il était inutile de le tourmenter plus. Aussi ai-je préféré interrompre notre séance, tout en m’assurant préalablement qu’il n’ait aucun souvenir de ce qu’il avait entraperçu pendant son songe. Je n’apprécie guère d’intervenir ainsi. Cependant comme je l’ai supputé, sa personnalité costumière lui avait déjà dissimulé la vérité, derrière une vide d’ombre, lui permettant de conserver l’équilibre psychique. Je lui ai donné un rendez-vous dix jours plus tard, tout en lui recommandant de ne pas hésiter à m’appeler si le besoin s’en faisait sentir. Il m’a remercié, puis a pris congé visiblement soulagé d’avoir extériorisé son cauchemar. Néanmoins je m’interroge sur la sincérité de son allure, car son « costume » possède les mêmes postures. Je suis retourné dans mon bureau, complété les notes prises pendant notre séance. Nul besoin de s’inviter dans son esprit pour deviner qui étaient les protagonistes de son rêve.
Quelques jours étaient passés quand le téléphone s’est mis à sonner de façon tonitruante, à une heure plus qu’indue au milieu de la nuit. J’ai regardé la pendule à mon mur. Elle indiquait deux heures vingt du matin. Bien que n’ayant pas les mêmes besoins qu’un humain, j’apprécie le sommeil à sa juste valeur. Une demi-heure plus tard nous étions tous deux installés dans le salon. Je nous avais préparé une infusion de mélisse, qui calmerait son esprit encore sous l’emprise de ce songe d’une nuit d’été. Dans ses yeux se mêlaient crainte et fermeté. Toutes deux étaient prises dans un maelström sinistre, d’où émergeait les échos de son conflit.
— Vous êtes revenus dans le château cette nuit m’avez-vous dit.
— Oui, le même château. Mais plutôt que de passer par des chemins détournés, je suis entré par le pont-levis, pour l’occasion abaissé. Et puis, cette fois il n’était ni de ruines, ni de tourments. Non ! Il se dressait fièrement au milieu d’une plaine verdoyante. Ses tourelles surmontées de toitures en ardoise brillaient de mille feux bleutés. Elles étaient entourées d’une formidable muraille inexpugnable tout en crénelures et dorures. Cependant je n’ai guère pris le temps d’en apprécier la beauté, car je suis immédiatement entré dans la forteresse. Et surtout à peine avais-je fais quelques pas que le plancher a cédé sous mon poids et j’ai chuté dans les Ténèbres. Pourtant lorsque je me suis réveillé, j’étais dans ce qui semblait être la salle de réception. Une immense tablée était dressée et deux personnes bavardaient autour d’un feu de cheminée. Elles étaient de grandes tailles. La première portait des habits de pourpre, m’approchant j’ai reconnu une robe de flanelle. La seconde était un homme en costume bleu nuit. Lentement ils se sont retournés. Pour autant je ne pouvais les dévisager, car par un jeu capricieux d’ombres et de Ténèbres, sombres ils restaient. J’ai alors remarqué qu’ils avaient tous deux une tache sombre au niveau du cœur. Je me suis alors encore rapproché dans l’espoir de découvrir leurs visages… mais ce fut l’effroi qui me cueillit. Ils… ils… ils n’avaient pas de visage… seu… seulement des caricatures de visages… en cire. Des traits artificialisés, fabriqués et magnifiés. Se voyant ainsi découvert, ils ont reculé. Hélas trop près du feu et leurs visages ont fondu, révélant les puits sans fond dissimulés derrière. J’ai hurlé de terreur, m’enfuyant poursuivi par ces deux êtres en pleurs et en fureur. C’est alors, que traversant les immenses corridors, j’ai entendu des gémissements. Derrière moi, toute poursuite avait cessé et j’ai pu enfin reprendre mon souffle contre un mur. De nouveau le gémissement s’est fait entendre. J’ai posé mon oreille sur le mur à la recherche de son origine et… j’ai basculé dans le vide. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais de nouveau devant la maison aux fenêtres de papier. La porte était entrouverte, laissant s’échapper les sombres gémissements. Anxieusement je suis entré. Mon cœur ralentissait un peu plus à chacun de mes pas. A gauche les torchères étaient toujours là. En face les chaînes avaient disparu. Au plafond des chandeliers étaient suspendus. Dans les ombres nul fil n’était visible. En revanche j’ai découvert deux poupées à taille humaine, toutes deux attablées. Elles semblaient se servir un thé. Elles ont alors tourné leurs visages vers moi et leur bouche s’est mué en un hurlement muet, lorsqu’elles m’ont enfin aperçu. Moi-même j’aurai hurlé, si je ne m’étais réveillé pour échapper à cette folie.
Ce fut avec difficulté que j’ai dissimulé l’agitation qui me gagnait. Voilà qui sied plus aux humains qu’aux gens de mon espèce, mais n’était-ce pas ce que je cherchais au fond ? Je l’ai invité à boire encore un peu de mélisse, avant de l’accompagner dans la chambre d’ami, où il pourrait passer le reste de la nuit. J’ai échangé encore quelques paroles avec lui, avant de le laisser s’endormir. Pendant ce temps je suis allé méditer sur la terrasse, tout en embrasant la ville endormie.
Dans le lointain, j’aperçois les reflets scintillants de la lune dans la Seine, malgré les lumières trop vives de la ville. Dans le ciel, hormis l’astre lunaire, peu d’étoiles s’offraient à mon regard. Dans le lointain une nappe de brouillard se glisse dans la mire, noyant parcs et habitations dans un voile cotonné. Aussi, une fois n’est pas coutume, j’ai plongé Paris dans la nuit. Dans le ciel s’est déployée la beauté sensuelle de cette courtisane de la nuit qu’est notre galaxie, reflétée dans la brume éthérée.
— Merci de m’avoir rendu un peu de cette humanité… Sima.
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