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« Je sais à quoi on va jouer! »

Mehdi est enthousiaste. Cela fait maintenant des heures qu'ils s'ennuient fermement au pied de leur immeuble en suivant l'ombre fraiche qui s'abat en tournant sur le goudron crasseux des trottoirs et des chaussées, au rythme d'un soleil qui n'en finit jamais de vouloir se coucher.

« Ah oui? A quoi ? » demande Marie, sa poupée à la main, une adulte miniature, un modèle de femme fière, sophistiquée et froide, très loin de présager ce qu'elle sera demain, intelligente et juste, ouverte et émotive.

« On va jouer aux jesolimpics »

« C'est quoi les jesolimpics? », demande à son tour Pierric qui, un peu à l'écart mais particulièrement attentif, savoure l'un des rares jours où il a des copains. Il sait très bien ce que c'est. Mais il sait également que pour être accepté, il doit souvent se taire et ne pas trop la ramener. C'est vrai avec tout le monde: sa sœur, ses parents, et les autres enfants et aussi la maitresse qui s'agace tout le temps de le voir discuter de sujets importants du haut de ses cinq ans.

« Eh bien c'est la bagarre, et on a de l'or quand on gagne! »

« Mais je ne veux pas me bagarrer, moi » dit Marie.

Pierric ose pour une fois s'exprimer un peu plus. il a senti la peur dans la voix de Marie. Peur de se faire taper. Peur d'avoir mal aussi.

« On peut peut-être faire de trucs différents et on dit après qui a gagné? »

« D'accord », dit Mehdi. Il aime bien la bagarre, les films de kung-fu, tous ceux avec Bruce Lee qu'il n'a pourtant jamais vu mais dont son grand frère parle en permanence. Et les BD achetées chaque vendredi matin au marchand de journaux près du Square Florentin, les Strange et les Mandrake, ce fameux magicien aux pouvoirs quasi divins. Mais il est trop sensible pour ne pas avoir remarqué lui aussi, mais sans en être conscient, la panique de Marie et son envie soudaine de fuir très loin d'ici. Il continue alors: « Moi je vais faire la bagarre tout seul et vous vous dites ce que vous allez faire ».

« Moi la nage », dit Marie, rassurée.

Pierric hésite un peu. Jamais vraiment à l'aise quand il s'agit de bouger et d'agiter son corps, ses deux mains, ses deux pieds, il cherche une discipline (oui, il connait ce mot) qui lui évitera de passer pour un idiot (celui-là aussi, malheureusement).

« Le badminton »

« Mais ça existe pas ça! »

Pierric ne sait même pas qui des deux a parlé. Il espère simplement que ce n'est pas Marie. Il doit se rattraper. "Le foot". Il a horreur de ça, mais c'est tout ce qu'il a trouvé. Il repère une canette à trois ou quatre pas pour servir de ballon.

« Y'a pas un feu aussi? Ça s'appelle la femme olimpic, je l'ai vue à la télé » dit Marie.

« Ah bon? », demande Mehdi. « On fait comment alors? »

Pierric sort de sa poche un Malabar Original. Il déplie le papier et porte la gomme dure à ses lèvres pour mâcher. Il en profite alors pour offrir à Marie le tatouage bleuté fourni dans l'emballage qui, dans moins d'un quart d'heure, aura dégouliné. Une fois bien ramolli, il le sort de sa bouche et commence à sculpter ce qui peut ressembler à une flamme rose rayonnante de salive. Il ramasse par terre une branche un peu sèche au pied d'un arbre triste d'être seul dans le quartier et la plante en forçant un peu dans son feu improvisé, puis brandit le tout bien haut.

« Maintenant, il faut défiler! »

Il se met à marcher d'un pas bien cadencé. Il devine derrière lui Mehdi et puis Marie tout de suite l'imiter. Sa joie est indicible. Il n'est jamais suivi ou jamais invité.

Au bout de quelques mètres, les trois enfants éclatent d'un rire vrai et sonore, d'une sincérité qui meurt avec le temps, avec l'âge, les années.

« La bagarre maintenant ». Mehdi commence alors une danse improvisée, faite de drôles de coups de poings, d'étonnants coups de pieds et d'un mouvement bizarre, un Kamé Hamé Ha inconnu pour l'instant et pour encore dix ans. Toriyama Sensei a dû s'en inspirer. Turbulent comme un démon, il s'écroule rapidement, épuisé, haletant.

Marie s'allonge à son tour sur un banc à proximité, une dalle de ciment verdie par de la mousse, effritée par la pluie. Elle se met sur le ventre et agite ses bras, ses jambes et tout son corps. Ses mouvements sont toniques et désorganisés, mais donnent l'impression qu'elle sait vraiment nager.

"Whoua, t'es forte" dit Pierric gentiment. Il aime beaucoup Marie. Il s'en rend compte maintenant.

Elle se relève alors et lui dit joyeusement: « C'est à toi maintenant .»

Il ramasse sa canette et essaye de shooter un peu n'importe comment. Une fois, deux fois, trois fois. Et à la quatrième, il tape un peu trop fort. Et l'objet de partir dans le genou de Marie qui tombe à la renverse et se met à pleurer.

Il s'avance vers elle tout de suite pour s'excuser. Il doit au moins faire ça. Ensuite il partira. Et deux copains de moins. Il sait, même à cinq ans, mettre des signes plus ou bien des signes moins quand il fait des calculs. Mais il sait également qu'avoir moins deux copains, c'est n'avoir toujours rien. "Ce n'est pas grave" dit Marie arrêtant soudain de pleurer. "Tu n'as pas fait exprès". Elle tend alors sa main pour se faire relever. Pierric la saisit. Cette main dans la sienne sera le souvenir qui dirigera sa vie.

Et c'est Mehdi hilare qui déclare emballé "Alors on continue? On continue à jouer?".


Texte publié par Arthyyr, 29 juillet 2024 à 09h01
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