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volume 1, Chapitre 2 « Un destin inéluctable » volume 1, Chapitre 2

Aika poussa la grille du portail qui s’écarta dans un grincement strident, et le son trancha le silence ambiant du cimetière. Au loin, les échos joyeux de la fanfare d’un cirque et les jeux de lumières colorées, qui balayaient l’air au-dessus de la zone où les chapiteaux se dressaient, contrastaient avec la solennité des lieux. À son âge, elle n’avait plus la notion du temps ; pas comme les espèces mortelles, du moins. Par conséquent, elle peinait à se remémorer la date de sa dernière visite. Elle lui avait promis de vivre, de ne pas se laisser séduire par les attraits du trépas après sa propre mort. De ce fait, elle évitait de se rendre trop souvent en ce lieu, qui éveillait tant de nostalgie en elle.

Cependant, cette fois, elle en avait besoin, elle avait besoin de confier ses inquiétudes et ses doutes, en quelques mots. Même mort, son compagnon demeurait le meilleur confident qu’elle pût espérer.

La nuit était sombre et l’éclairage absent, mais en tant qu’elfe blanche, cela ne lui posait pas le moindre souci. Elle avança d’un pas lent le long de l’allée caillouteuse, effleura du regard les tombes, stèles et sculptures commémoratives sur son passage. Beaucoup représentaient des anges, leurs divinités. Des plaques en marbre ou en métal terne réverbéraient quelques reflets. Des arbres de natures et de tailles diverses les surplombaient pour les recouvrir de leur ombre tranquille et, parfois, leur servir d’abri contre les intempéries. De nombreuses plantes grimpantes dévoraient peu à peu ces édifices sans que quiconque cherchât à les en arracher. Des fleurs en trompette rouges, roses ou bronze parsemaient ce fouillis de feuilles et de tiges. C’était ainsi que les elfes blancs concevaient le deuil ; enterrer le défunt, le célébrer et laisser ensuite la nature l’envahir, lui et ces derniers vestiges de construction qu’il emportait avec lui.

Enfin, elle l’aperçut. La haute statue d’une ange noire, dont les ailes étaient repliées dans son dos. Celle-ci se dressait face à la tombe de son compagnon, dont elle était la gardienne. Alors qu’elle approchait, un corbeau se posa sur la tête de la sculpture et la toisa d’un œil torve. Aika ne s’en offusqua pas et, dans un mouvement las, elle fixa la sépulture. Tant d’années s’étaient écoulées, ainsi n’était-elle plus visible depuis longtemps, cachée sous des amas de liserons et de ronces. Elle s’agenouilla dans l’herbe à quelques pas du tombeau, lâcha un léger soupir, puis ferma les yeux. Tendit le bras, jusqu’à effleurer les premières feuilles de ses doigts. A travers ce contact, c’était comme si elle le touchait lui.

– Ikochi…

Après un instant, elle rouvrit les yeux.

– C’est finalement arrivé. Cela va arriver, corrigea-t-elle ensuite dans un souffle fatigué. Ils viennent de l’annoncer aujourd’hui. Melne va s’ouvrir au monde extérieur.

Elle considéra la tombe avec douceur, et un certain regret aussi.

– Cela n’aura duré que quelques siècles… Cela aura toujours été cela de gagné. Vous n’êtes pas morts en vain.

Elle marqua une pause, la gorge nouée, saisie par l’émotion. Elle leva un instant le nez vers le ciel où elle admira l’astre nocturne brillant parmi les étoiles. Cette vision apaisante lui donna la force de poursuivre :

– Mais comme nous le pensions, cette paix n’était pas faite pour durer. Beaucoup se réjouissent de cette nouvelle, spéculent sur ce que le monde extérieur pourrait nous apporter… En un sens, je peux les comprendre. Ils ne savent pas. Ils n’étaient pas là, à l’époque. Mais ils n’ont pas conscience que ce que leurs représentants vont emmener avec eux, ce sont surtout leurs conflits et leurs vices. Melne… Melne prospérera peut-être un temps avec leur arrivée, mais cela ne durera pas… Cela ne dure jamais.

Tout comme Melne et ces siècles passées loin des regards du reste du monde, à leur insu, loin de leurs guerres intestines et de leurs convoitises.

Un soupir, encore, qui, comme ses yeux, trahissaient toute sa résignation.

– Mais tu n’es plus là pour voir cela.

Elle se tut. Qu’ajouter d’autre ? Nul besoin de poser des mots pendant des heures, il avait compris. Il la connaissait mieux que personne et ils avaient déjà longuement échangé à ce sujet, à l’époque, lorsqu’ils s’étaient partagé leurs craintes et leurs espérances. Désormais, le cours des évènements était lancé, inéluctable. Le reste suivrait. Et elle n’avait plus la force ni l’envie de se battre dans le vide, pour une cause qu’elle suspectait comme déjà perdue. L’histoire était un cycle qui ne cessait de se répéter, et le temps semblait venu d’en redémarrer un nouveau.

Si une guerre venait à éclater, lorsqu’elle éclaterait, elle savait, au fond d’elle-même, qu’elle ne la traverserait pas, cette fois.


Texte publié par Ploum, 29 août 2024 à 11h25
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