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– Aujourd’hui est un jour historique ! Il marque le début d’une nouvelle ère pour notre fabuleuse cité…

Les fourchettes chutèrent dans leurs assiettes. L’annonce en cours, diffusée par la télévision, faisait son effet, assurément ; les lèvres étaient ouvertes, les yeux exorbités, les muscles figés. Pourtant, les rumeurs circulaient depuis bon nombre d’années et les politiciens évoquaient le sujet depuis des décennies ; malgré tout, cela avait toujours paru si lointain et si peu concret que la plupart des citoyens n’avait jamais réellement cru qu’un tel jour arriverait.

Et pourtant, il venait d’arriver.

Sinshe détacha son regard de l’écran qu’elle baissa vers son assiette, éberluée, tandis que sa mère émettait un cri stupéfait. Deux œufs cuits flottaient dans sa soupe de nouilles au lait de coco, tels deux yeux qui la fixaient d’un air étrange. Elle n’avait pas réellement idée de ce qu’elle ressentait face à cette nouvelle. Un mélange confus de crainte, d’excitation et d’hébétude, tandis que le projet prenait une tournure tangible. Pour la première fois depuis sa fondation, Melne allait s’ouvrir au monde et accueillerait même de premiers étrangers d’ici quelques mois ! Quels changements cela allait-il occasionner pour eux, les autochtones ? Ce repas de famille resterait définitivement dans les mémoires.

Autour de la table, personne n’avait encore osé parler, et rares étaient ceux qui écoutaient encore les mots débités par le présentateur, qui redonnait la parole au représentant du gouvernement melnien. Les grands-parents fixaient le vide comme si la vie avait déserté leurs corps, si raides qu’il était difficile de deviner toute émotion chez eux et que cela en devenait presque inquiétant. Les autres, parents, oncles et tantes ne se portaient pas mieux ; le choc les abasourdissait tous. Seuls les trois enfants peinaient à comprendre la solennité et la gravité de l’instant, et observaient alternativement la télévision et les adultes sans percevoir le lien de cause à effet entre les deux. L’un d’eux finit par abandonner et se replongea dans le grignotage de son plat, ponctuant le silence de ses mastications peu discrètes.

– J’ai rien compris, se plaignit une fillette.

Sinshe tourna la tête vers sa sœur assise à côté d’elle, pour lui adresser un sourire rassurant et attendri. Ansie était trop petite pour saisir les enjeux de ce qu’il se tramait ; elle-même, bien qu’elle abordât bientôt la vingtaine, n’y parvenait pas, pour l’instant. Son cerveau avait comme cessé de fonctionner.

Elle attrapa une de ses boucles noires et s’amusa à la triturer et à la faire rebondir.

– Ne t’inquiète pas, c’est juste… Melne va avoir des visiteurs dans quelques mois.

– Des visiteurs ?

Ce court échange brisa la gangue dans laquelle s’étaient englués les autres membres de la famille. Une première voix explosa.

– Ce n’est pas possible !

Sinshe grimaça. Le départ était donné. Le choc passé, tous critiquaient désormais la nouvelle, confrontaient leurs avis sur l’avenir de leur État dans ces conditions, le possible déclin ou l’essor que ce changement impulserait, spéculaient déjà sur les impacts qu’il aurait sur leur mode de vie. Sinshe décida de ne pas y prendre part ; rien n’était encore tranché en elle. Sans doute lui faudrait-il quelques jours pour digérer tout cela et pour réfléchir sur le sujet. Elle reporta son attention sur sa cadette, qui tirait sur la manche de sa veste légère en toile.

– Tu crois qu’ils vont venir avec des gâteaux ?

Sinshe fronça les sourcils, perplexe.

– Pourquoi des gâteaux ?

– J’aime les gâteaux.

Mais ils ne viendront pas pour toi, ma bichette. Elle haussa les épaules.

– Je ne sais pas.

Ansie adopta une moue dépitée.

– Pourquoi ? Ils n’ont pas de gâteaux ?

Sinshe hésita. Que répondre à ce genre de questions ?

– Je… j’imagine que si ? Toute civilisation doit bien avoir des gâteaux, même s’ils diffèrent des nôtres.

Était-il possible qu’un peuple n’en eût inventé aucune variété ? Cela lui paraissait bien peu probable. Melne était issue d’un mélange de réfugiés d’origines très diverses, aux cultures très différentes, et ce mélange se reflétait dans la diversité de ses quartiers sous tous ses aspects, de l’architecture en passant par la gastronomie. Or, elle avait beau réfléchir, il lui semblait que chacun en avait, bien que sous des formes très diverses.

– Ils doivent en avoir, je pense, statua-t-elle, d’une voix cependant incertaine.

– S’ils amènent des gâteaux, alors ils peuvent venir, marmonna la fillette en se reconcentrant sur son assiette.

Sinshe gloussa tandis que ses traits s’adoucissaient. Elle la contempla encore quelques secondes avant de reporter son attention sur ses aînés. Sa bonne humeur se dissipa, écrasée par une certaine lassitude. L’échange de critiques prenait des allures de disputes, et les voix s’élevaient et s’échauffaient. À quoi bon tout cela ? Les étrangers étaient-ils donc si terribles, pour susciter une telle controverse ? Leurs ancêtres provenaient pourtant de ces peuplades, et les guerres étaient terminées.

Ce tableau lui arracha quelques regrets. Si nous pouvions tous avoir la même innocence qu’Ansie… Une certaine défiance était sans doute de mise, mais le gouvernement agissait en connaissance de cause, sans compter qu’ils auraient déjà un premier aperçu de ces nouveaux venus avec l’arrivée des ambassadeurs. Dès lors, pourquoi se prendre la tête si tôt pour une chose dont ils n’avaient pas du tout la maîtrise ? Sans compter que toutes les réserves émises ne reposaient que sur des spéculations ; jamais ils n’avaient quitté la cité ni interagi avec un autre peuple. N’était-ce pas un peu cruel de les juger sur les agissements de certains de leurs aïeuls qu’ils avaient appris en cours d’histoire ?

Sinshe attrapa sa fourchette et piqua dans un morceau de racine, désappointée. Seul l’avenir leur dirait ce qu’il en serait, de toute façon.