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Dans cinq...quatre...trois...deux...

Au fur et à mesure qu'il égrène les secondes, d’un mouvement de ses doigts un à un repliés il annonce le décompte.

Il ne faut pas se rater. Car c'est le grand moment que tout le monde attend: infirmières, procureurs, artisans boulangers, prostituées et coiffeurs, ils sont tous figés devant un simple écran, attendant le verdict des urnes et des votants.

« Mesdames et Messieurs bonsoir. »

L'émission est lancée. Il doit quitter le plateau, s’effacer rapidement, se dissimuler presque pour ne pas entraver la partie délicate qui va ici se jouer, pour ne pas consommer l’air précieux et privé de tous les invités qui viennent défiler. Il retourne sans attendre dans la salle de contrôle, en courant presque un peu, mais pas trop, pour ne faire aucun bruit et ne prendre aucun risque, surtout celui de chuter.

Une fois à l'intérieur il referme la porte avec délicatesse mais aussi fermeté, il tourne le verrou et s’assure par ce geste qu'elle est parfaitement jointée. Il isole alors tout ce qu’elle contient, les consoles, les boutons, les leviers, les claviers, les écrans, les potards, les odeurs et les sons de l’aire de tournage. Et il s’isole lui, et quelques autres aussi, tous indésirables et pourtant si précieux dans le drame qui se noue maintenant devant eux. « Notre destin à tous est désormais en jeu », se dit-il simplement.

- Ça s'annonce comment?

- C'est tendu. Pour l'instant c'est du cinquante-cinquante. Tous les votes n'ont pas été dépouillés cela dit. Mais je ne sais pas s’il reste grand-chose à espérer.

- Merde...

- Tu feras quoi toi si...

- Ne m'en parle pas! Je penses que je chialerai déjà. Et j'irai picoler, me saouler un bon coup.

- Mais tu ne bois pas pourtant?

- Ce sera donc plus rapide. Et puis quitte à s’y mettre et renoncer ainsi à tous mes engagements, autant le faire pour ça, tu ne crois pas ? Je vais peut-être apprendre enfin à lâcher prise. Ma psy sera ravie.

Leurs yeux se croisent alors. Elle est belle, lui aussi. En fait pas vraiment, mais c’est sans importance. Dans l'azur profond de leur regard intense, apeurés, résignés, ils se disent tous deux qu'il serait délicieux de pouvoir s'y plonger et se laver enfin, au moins pour un instant, de la peur qui les souille depuis bien trop longtemps. Une ablution nécessaire aux périodes sombres à venir.

Il rêvent alors ensemble, stéréo de pensées, dans ce lieu confiné. Le rêve révèle les hommes et tout autant les femmes, bien plus que les idées. Ils se voient en balade, peut-être en randonnée : il y a des sentiers que l'on aime arpenter. Les bras souples et vivants pour toucher, ressentir, les mains très occupées, les doigts surexcités. Les deux pieds déchaussés pour s’ancrer en conscience, en sensibilité et donner au bassin l’impulsion nécessaire à sa mobilité. Le regard turbulant prêt à tout pour cueillir le merveilleux, le beau. Un franc sourire ouvert, en sifflant, en chantant, en parlant même un peu, en ne censurant rien et en susurrant tout. En sautillant parfois, en trésaillant beaucoup, en s’arrêtant aussi car, au fond, rien ne presse. En respirant toujours pours saisir en plein vol les essences, les parfums et en tendant les lèvres et en ouvrant la bouche pour se nourrir enfin.

Encore quelques minutes. Courtes et interminables. Personne n’est trop pressé d’atteindre finalement ce point de non-retour et d’effectuer ensemble ce suicide collectif, ce saut dans des abymes insondables et putrides. Les commentaires abondent comme pour figer le temps. Les analyses aussi. Les experts distillent leurs opinions toutes molles sur la genèse du drame inévitable à présent. Des spécialistes de tout, des princes du liminaire, des divas infatuées de la belle rhétorique, de l’éloquence forte, du verbe haut perché. Ils ont tout lu, tout dit, mille fois plutôt que cent, et savent exactement ce qu’il faut écouter. Oui, c’est pour notre bien qu’ils prennent de leurs heures pour pouvoir nous parler, nous éduquer un peu, nous aider à penser. Un grand merci à eux.

Mais c’est une évidence : nous l'avons bien cherché. Depuis quarante-cinq ans, voire peut être un peu plus, à la moindre occasion nous portons les couleurs d'une nation puissante qui doit gagner son rang ou bien le conserver, celui tant mérité, par la grâce des anges et des divinités qui nous avaient choisis au début de l'histoire, au début du passé.

"On limite les plans larges, Ils entrent sur le plateau. Mais on n'abuse pas trop de tous les plans de coupe et des champs-contrechamps. C'est pénible à regarder. On cadre sur le public, on guette les réactions et on n’en rate aucune qui soit un tant soit peu excessive et obscène. Et on pense à la pub. Il n’y a que ça à gagner, autant en profiter"

Le réalisateur connais bien son boulot, c'est un fait. Il sait comment tirer parti de toutes les situations, même celles qui annoncent le désordre et le chaos.

Une bouche béante à droite, des paupières closes à gauche, des yeux rouges et des larmes, un cri presque étouffé que les micros puissants ont pourtant bien capté. Une femme s’évanouit et tombe sur son voisin qui, au lieu de l’aider, la repousse très loin. Et il s’essuie les mains comme s’il avait touché le pire des animaux ou un lépreux malsain.

Les résultats sont là, ils viennent de tomber. C’est fait dorénavant, personne ne peut plus reculer et ignorer encore que nous avons gagné. Et maintenant c'est à nous, pour la prochaine année, de tout organiser.

Putain d'Eurovision!


Texte publié par Arthyyr, 24 juillet 2024 à 11h33
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