-Dis Maman, qu’est-ce que tu fais?
L’étrange atmosphère qui régnait depuis quelques jours le laissait avec plein de questions auxquelles personne ne répondait. Il en avait marre, vraiment, que tout le monde l’ignore, que ce soit ses parents, sa grand-mère ou ses frères et sœurs. Juste parce qu’ils étaient plus vieux, ils étaient mis au courant, c’était clairement pas juste !
-Reste pas dans mes pattes, Bébert! Va donner un coup de main à Renée dans la cuisine, tiens!
Il plissa ses lèvres et se renfrogna avant de s'exécuter et de traverser les quelques mètres qui séparaient l’unique chambre de la cuisine, où sa grande sœur emballait des couverts.
-Renée, je peux t’aider?
-Hmm? Ah, euh…. va chercher des torchons, s’il te plait !
Il trottina jusqu’au vaisselier aux pieds un peu vermoulus et ouvrit le dernier tiroir, où se trouvait le linge de table élimé, pour en sortir trois.
-Voilà !!! Je peux faire quoi d’autre ?
-Tu vois les deux casseroles, là-bas? Tu prends un torchon et tu emballe les casseroles dedans, d’accord?
Il hocha la tête avant de s’exécuter, son regard errant sur la pièce.
Quelque chose se préparait, c’était certain. Il avait beau avoir cinq ans, il n’était pas idiot: et puis, ses copains du quartier partageaient la même impression. Les adultes étaient tendus, de messes basses en lisant les journaux aux engueulades plus franches au comptoir des cafés.
Il s’acquitta de sa tâche, et décida de quitter leur appartement pour aller jouer dehors: peut-être que quelqu’un sera plus disposé à lui expliquer à quoi tout ça rimait.
-Où tu vas, Bébert? demanda sa grande sœur en fermant la malle de voyage où elle venait d’entreposer les casseroles qu’il avait emballées.
-Voir Pierrot et les autres! On part quelque part en vacances, non? Je vais leur dire au-revoir!
Il ouvrit la porte et dévala les escaliers de l’immeuble modeste pour rejoindre le square, l’été parisien s’installant tranquillement en cette fin de mois de juin.
Renée soupira d’un air las. Elle aurait aimé avoir l’insouciance du petit dernier… Mais il était inutile de s’attarder sur cette pensée: sa mère avait besoin d’elle pour empaqueter le peu de vêtements qu’ils emporteront sur cette route inconnue, loin d’une Paris qui ne leur appartenait plus depuis que le maréchal avait annoncé la capitulation.
Il serrait des dents pour suivre la cadence imposée par les adultes: il était hors de question qu’il soit perçu comme un poids, sa fierté d’être le plus rapide à la course du quartier en prendrait un coup.
Les vacances qu’il avait imaginées étaient moins drôles que prévues: une marche quasi en continu la journée, du camping sauvage la nuit, et ce depuis trois jours.
Il ne s’attendait pas non plus à ce qu’ils soient accompagnés: de nombreuses familles avaient pris cette option pour les vacances, et il avait quand même réussi à sympathiser avec quelques enfants lors des rares moments de répit qu’ils s’octroyaient.
La haute silhouette de son père avec son béret à carreaux lui servait de repère, et il se concentrait sur elle dès qu’il se sentait fléchir ou devenir impatient.
Il n’avait toujours pas compris le pourquoi du comment. Il ne comprenait pas pourquoi ces parents avaient soudainement pu lâcher leur étal sur le marché alors qu’ils n’avaient jamais pris de congés, aussi loin qu’il s’en souvienne.
Mais il avait compris que l’heure était à la tristesse: la solennité qui habitait les pas de chaque adulte présent, la gravité des visages…
Ce n’était pas des vacances.
C’était un abandon.
Il sentit sa main se faire happer par celle de sa grand-mère.
-Ça va petit? On peut ralentir, si tu veux.
-Non Mémé, ça va. Papa va râler sinon.
-De toute façon, c’est une ânerie cette histoire… Il faut qu’on rebrousse chemin, et vite.
- Pourquoi Mémé? T’arrêtes pas de dire ça depuis ce matin.
L’aïeule secoua la tête en poussant un soupir las.
-On est en guerre, petit. A quel moment c’est prudent de se lancer sur les routes?
-Mais… Maman a dit qu’on avait signé la paix, non?
Il fronça les sourcils de confusion, ses yeux allant du visage renfrogné de sa grand-mère aux dos de ses parents, un peu plus loin.
-La plus grande illusion du siècle, Albert… On a vendu notre âme au diable…
-C’est quoi vendre son âme au diable?
Renée trottina vers son frère et prit gentiment mais fermement la main que serrait jusque là leur grand-mère.
-Maman veut te demander quelque chose, Bébert, viens !
Il suivit sa sœur en faisant un vague signe d’au-revoir derrière lui, et lui tira sur la manche une fois qu’ils étaient prêts de leurs parents.
-Qu’est-ce qui se passe?
-Rien, Mémé déraille un peu, alors je me suis dit que ça serait mieux que tu marches avec nous!
-Ah… de toute façon, j’ai rien compris! Dis Renée, c’est encore loin, là où on va? Je suis un peu fatigué…
La voix agacée de son frère Georges résonna à sa droite, accompagnée par le grincement des roues de leur vieux diable sur lequel était entreposé plusieurs paquets retenus par de la corde.
-Oh ça va, tu portes rien, toi, alors arrête de râler !
Albert plissa ses lèvres et ravala les larmes qui menaçaient. Hors de question qu’il donne le plaisir à Jojo de l’atteindre, mais il se sentait tellement perdu et inquiet…
Une large main s'abattit sur sa tignasse pour l'ébouriffer avec force.
-Allez Bébert, tu t’en sors comme un chef ! lui dit son père d’une voix bourrue.
Cette même main le plaqua contre le torse de son propriétaire alors que ce dernier courait à corps perdu pour se réfugier dans les bois environnants quelques heures plus tard, alors que le petit Albert cherchait les membres de sa famille du regard au milieu des hurlements stridents et des obus qui pleuvaient sur ce qui aurait pu être la plus charmante des routes de vacances.
La route vers la zone libre.
Le retour à Paris fut décidé rapidement, et Albert ne put s’empêcher de se dire qu’ils auraient mieux dû écouter Mémé, pour une fois.
Il se surprit à grimacer et avoir la nausée dès qu’une odeur de brûlé lui chatouillait les narines. Ses nuits semblaient agitées, à en croire les reproches constants de Jojo et Renée qu’il empêchait apparemment de dormir tant il bougeait.
Il finit par se faire un petit nid par terre, en entassant couvertures et vieux draps dans la cuisine: le lit était claffi de puces de lit, de toute façon.
Tout semblait plus terne, et même gagner à la course ne lui faisait plus autant plaisir qu’avant.
Le bruit des sirènes avait remplacé les rires et les bals de quartier, et il sentait bien seul au square, les copains ayant de moins en moins le droit de traîner dehors, ou allant à l’école.
En septembre prochain, ça sera son tour d’y rentrer, et ce qu’il en sait ne l’enchante guère: les punitions font peur, et ils doivent chanter des choses étranges.
Ses parents avaient repris le chemin du marché, et rentraient bien tard par rapport à d’habitude, en multipliant les messes basses.
Il n’avait plus envie de poser de questions, de toute façon.
L’heure était au silence et à la tête basse, aux regards en coin et au ventre qui gargouille.
Il n’a pas ouvert la bouche quand une nuit, le grondement d’un moteur de voiture dans la cour l’a tiré de son sommeil de plus en plus léger, et que ses yeux ensommeillés ont aperçu quatre silhouettes sortir de leur cave à la faveur de la nuit, guidées par son père.
Il n’a pas ouvert la bouche quand quatre hommes à l’uniforme qu’il en était venu à craindre plus que tout avaient pénétré chez eux quand Renée avait ouvert la porte un jour de pluie, hurlant à gorge déployée des ordres en allemand qui faisaient trembler de peur celle qui était devenue son roc.
Ses parents n’étaient pas rentrés, Georges était parti récupérer leurs maigres provisions au magasin le plus proche avec leur bon de rationnement: ils n’étaient que deux enfants laissés au bon vouloir de ces étrangers qui régnaient en maître dans leur pays.
Le ramdam avait attiré les voisins qui les regardaient d’un œil suspect, alors que les hommes ravageaient le peu de possessions qu’ils avaient, se servant au passage dans leur maigre garde-manger, et invectivant sa sœur continuellement, corrigeant son silence par des gifles.
Renée secouait la tête en pleurant: elle n’avait que onze ans, se rappela Albert, tellement habitué qu’il était à la voir gérer la maison à la place de sa mère et à l'houspiller dès qu’il faisait une bêtise.
Il tourna un regard désespéré aux adultes qui traînaient dans le couloir, sa bouche bougeant sans émettre aucun son.
A l’aide, s’il vous plaît! Qu’est-ce qu’ils disent? Qu'est-ce qu’on doit faire?
Les regards qui se détournent, méfiants. Les moues dégoûtées. Les mots qu’il ne comprend pas mais dont il sent le venin déferler sur lui.
Traîtres au Maréchal.
Contrebande.
Voleurs.
Raclures.
Quelques jours plus tard, la Milice repassa fouiller le gourbis qui leur servait de foyer et trouva dans la cave une cargaison d’armes: un avis de recherche sur la tête de ses deux parents fût lancé, et ils furent arrêtés quelques semaines après et envoyés à la Santé.
Albert n’a pas pleuré.
N’a pas posé de question.
Il est juste parti à l’école comme tous les jours, et comme tous les jours il s’est trouvé seul contre tous, moqué par ses camarades au mieux, noyé dans l’indifférence au pire.
Au moins, il se sentait vivre à travers les insultes. Ça lui donnait une raison de se battre, les coups qu’il donnait pour se défendre et défendre l’honneur de sa famille du haut de ses sept ans comme autant de cris de colère face à l’injustice de la vie qu’il n’arrivait pas à faire sortir de sa gorge.
La rue était devenue son refuge: il fuyait la maison, Jojo et Renée comme la peste. Il ne savait pas comment faire pour ne pas être en colère, et eux non plus.
Il allait de moins en moins à l’école, et personne ne pouvait l’y forcer.
Alors il traînait dans les ruelles du vingtième, jouait près du terrain vague, fouillait les poubelles ou piquait ce qu’il pouvait dans les boulangeries pour ramener un peu de réconfort à ce qu’il restait de sa famille.
Ils ne posaient plus de questions quand il se pointait avec un peu de pain en rab: Renée lui était tombé dessus à coup de ceinturon une paire de fois, pleurant qu’elle ne voulait pas qu’il finisse à la Santé lui aussi, mais elle s’était vidée peu à peu de son feu, amaigrie et toussant de plus en plus.
Georges revenait régulièrement blessé: il s’était donné le rôle de rabattre le caquet à tous ceux qui le regardaient de travers ou disaient du mal de ses parents, au grand désespoir de leur mère de substitution.
-Mais qu’est-ce que je vais faire de vous deux, bon sang ? Vous pouvez pas vous tenir tranquille? Vous voulez tant que ça vous faire choper ou quoi ?
Les larmes et les cris de sa sœur lui arrachait le cœur, mais il ne pouvait pas s’arrêter.
Parce que c’était devenu le seul moyen qu’il avait de se sentir vivant.
Devenir fort, ne dépendre de personne.
Manger, ou être mangé.
Dans la cour de la ferme de sa grand-mère, la radio grésillait l’annonce d’une Paris libérée.
Du haut de ses dix ans, Albert accueillit la nouvelle avec froideur au milieu des cris de joie de sa sœur.
La paix était bel et bien une illusion, puisque la vie était une guerre perpétuelle.
Et il comptait bien ne pas être en bas de la chaîne alimentaire.
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