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tome 1, Chapitre 4 « Un dernier pour la route. » tome 1, Chapitre 4

— Alors, tu en penses quoi ?

— Pas mal, c'est vrai. Et tu as payé ça combien ?

— Deux cent trente, après négociation. Deux cent soixante prix catalogue, mais comme je ne suis pas un pigeon….

Déjà à vive allure, il accélère encore à l'entrée d'un virage.

— Tu vois comment elle accroche ! Et regarde les phares: ils s'adaptent à la route, aux virages, aux obstacles!

Il active alors une nouvelle fonction en caressant doucement de la pulpe des doigts un écran monstrueux. Dans une illusion veine de tendresse et de désir qui ailleurs qu'ici se refusent à lui, il effleure la console, la presse à son emprise. Des lumières tamisées, lactiques et bleutées, enceignent les portières: l'ambiance cosy d'un bar lounge à la mode envahi de hipsters, de développeurs full stack et de jeunes ingénieurs. Une musique se déchaine. Un havoc maitrisé par une électronique au sommet de son art. Il titille à nouveau son substitut d'amour et lâche le volant.

— Sans les mains maintenant.

Il enchaine sans problèmes trois virages serrés. L'IA est efficace, parfaitement asservie à des capteurs d’avant-garde, radars et lidars, caméras sur-pixélisées, sondes inattendues toutes ici pour glaner la moindre information. L’auto-proclamée intelligence affiche sa maîtrise de toutes les trajectoires et des situations les plus imprévisibles. Un réseau de neurones parfaitement entrainé sur de puissants serveurs avec un jeu de données tellement gigantesque qu'aucun superlatif ne peut en rendre compte. Dépassés les méga, les terra, les giga. Les ronna, les quetta, n’ont qu'à bien se tenir. C'est une nouvelle échelle qu'il faut donc inventer.

Mais à bien regarder il manque un ou deux trucs assez insignifiants, une ou deux données molles, toutes fripées et moisies. Mais absentes tout de même. L’IA ne connait pas les zombies mécaniques qui n'éclairent même plus, les directions branlantes surtout douées pour tracer des courbes impossibles sur des routes rectilignes, et les pneus bien plus lisses qu’un fond de poêle en téflon. Et Annie et François, l’IA les méconnait encore plus que le reste.

*****

Sur ce dernier coup, ce n’est vraiment pas passé loin, se dit François. Il se demande encore comment Annie a fait pour rester sur la route. Entrant dans un virage à une allure folle, une grande courbe sise entre une falaise sombre et un canyon profond, il comprit rapidement que le jeu de pneus lisses allait avoir raison de la moindre adhérence.

Il se voyait déjà au fond de cet abîme de pins et de rochers, totalement démembré et les viscères à l'air. Cerise sur le gâteau, un second véhicule déboula face à eux, une voiture récente, un modèle nouveau, totalement inconnu.

C'est l'autre véhicule qui prit l'initiative de la danse de couple dans ce bal populaire, d'une valse à trois temps. Premier temps, évitement. Car à bien y penser, il n'est pas très courtois de se précipiter avec vigueur et fougue sur sa cavalière. Second temps, rapprochement. Bien que la cavalière apprécie l'attention elle ne peut se résoudre à cet éloignement. Troisième temps, contact. La cavalière percute avec son arrière-train son courtois cavalier qui se retrouve alors éjecté lourdement, incapable d'éviter le gouffre qui s'annonce. Action et réaction profitent donc à la belle qui sort du virage en redressant sa course.

— Mais arrête !

François peine à crier. Il n'a même plus de voix. Il est en sueur, il a la nausée. Et il n'a plus la force de renifler un coup. Il ouvre grand la fenêtre.

— Ferme la vitre, ça me gêne pour conduire, dit Calmement Annie.

Frustré, apeuré et malade, François perd ses défenses et se met à pleurer. Et Puis à paniquer. Puis à vouloir sortir. Puis à sortir. Il ouvre alors la porte du maudit tape-cul lancé à vive allure. Annie freine brutalement, zigzagant sur cent mètres avant de filer droit sur cent mètres de plus, faisant crisser les pneus, les usant un peu plus, et puis s'arrête enfin.

François vomit par la porte grande ouverte. Il la referme et attend patiemment la colère d'Annie, sans insulte, sans cri, mais pleine de mépris. Annie ne dit rien. Après quelques minutes Ils reprennent la route, toujours beaucoup trop vite, mais un peu plus prudemment.

La piste qu'ils suivent est fraiche. Il ne faut pas la perdre. Annie pense un instant à activer François et sa boite à souvenirs mais l'a déjà trop fait sur ces deux dernières heures. Il est totalement cuit. Et elle ne peut compter sur le moindre renfort, hélicoptère ou autre. Comme à leur habitude, Ils sont partis tout seuls et sans dévoiler à personne la moindre de leurs intentions.

Et l'enjeu c'est Claudine. Et comment justifier une telle décision sans dévoiler à tous les capacités de François? Le système restera donc sur les conclusions pauvres et dénuées de fondements des rapports officiels.

Et, pendant ce temps-là, une IA merveilleuse à la voix délicate, sensuelle et envoutante, appelle police secours, localise sans erreur le lieu de l’accident, longitude, latitude, degrés, minutes, secondes mais omet de préciser que la profonde crevasse le rend inaccessible et que les passagers sont tous deux décédés dans la chute en hurlant.

*****

Robert mange calmement, sans empressement. Il a faim, mais n'est pas affamé. Il doit prendre son temps. Il préfère profiter du moment de répit, de l'instant de certitude que lui offre ce repas. De ses derniers instants, probablement. Le réveil fut brutal. Une fesse douloureuse, deux ou trois coups portés au visage par le plat d'une main habituée à cogner lourdement. Il ne fut pas surpris reprenant ses esprits, écarquillant les yeux, de voire Claudine à l'œuvre, sans sadisme apparent, mais avec savoir-faire.

Mais pour l’instant, il mange. A l'autre bout de table, Claudine et Michel le regardent, en commissaires-priseurs en train d'évaluer la valeur d'un bibelot, d’une breloque inédite.

— Et on fait quoi de lui, dit soudainement Michel ?

— Je n’en sais rien, dit Claudine, c’est toi le spécialiste que je sache.

Michel se fend alors d'un "certes" laconique, une neutralité feinte, légèrement surjouée, qui veut simplement dire: c'est bon je me démerde.

— Je vais quand même le laisser finir son repas, par pure civilité. Je ne suis pas un primitif. Je suis à peine une brute, dit calmement Michel.

Bien qu'entendant cela, Robert garde son calme. Il n’est pas résigné. Il est simplement pragmatique. Que peut-il faire de plus ? Et le repas est bon, autant en profiter: des crozets de sarrazin et des têtes d'asperges, vertes et blanches, crues et cuites, dans un contraste précieux, le goût de la crème crue, un arôme de vin jaune, un bouillon parfumé aux herbes et au jasmin et des bulbes d'aillette finement ciselés pour relever le tout. Même de si bon matin, ce plat si délicat ne peut que s'apprécier. Cet homme nommé Michel ne manque pas de talent. Il sait maintenant pourquoi, il a pris tout son temps pour bien accommoder, pour lui et pour lui seul, un si gouteux repas: ce doit être son dernier.

— On n’est peut-être pas obligé de faire ça, dit finalement Claudine, plus par perversité, amour du jeu et de la réplique, que par compassion.

— Admettons, dit Michel après un temps très long.

— Admettons?

— Oui.

Claudine est étonnée. Celle-là, elle ne l’avait pas vu venir. Elle peine à pénétrer dans l'esprit de Michel, comprendre ses envies, sa logique et ses motivations.

— Donc je repose la question, dit Michel: on fait quoi de lui?

Maintenant, c'est Robert qui répond.

— Si je puis me permettre…rien. Tant que je reste à votre vue et sous votre contrôle, je ne suis pas un danger. Je peux même être utile.

— A quoi? Et même, pourquoi être utile? Souligne Michel, légèrement sournois.

Robert comprend alors que sa vie tient seulement à quelques mots habiles, quelques formules claires, un raisonnement solide. Il faut bien se lancer.

— L'histoire s'arrête donc ici ?

Claudine et Michel répondent en cœur : « Quelle histoire ? »

Et robert d'énoncer son raisonnement, entrecoupant ses phrases de pauses bien ajustées pour laisser aux esprits le temps de réfléchir, mais trop courtes pour permettre le moindre temps de réponse. Il articule bien, mais sans excès, et réduit son débit, marquant des inflexions prononcées mais légères comme des notes de vanille dans une crème brulée.

— Eh bien celle qui se joue, tout de suite, là, maintenant. Ne me dites pas quand même qu'elle est déjà finie ? Vous savez bien que non. Cette histoire vous ne l'avez même pas lue, en tout cas pas jusqu'au bout. Elle est à raconter. Elle ne manque pas d'enjeux. Elle a besoin de temps, elle a besoin d'envies. Et elle a besoin d'hommes. Vivants de préférence. Mort, je suis un fardeau, un boulet à vos pieds. Mais vivant je deviens une opportunité. C'est à vous de choisir. Prenez le bon chemin.

Là la pause est plus longue. Robert attend sciemment que Michel ou Claudine s’expriment à leur tour. Et c'est Claudine qui cède. C’est ce qu’il espérait.

— Quel...

Et Robert l’interrompt intentionnellement.

— Le chemin de l'entraide, de la camaraderie. Une ressource utile, à vos curieux desseins.

Il en a terminé, il n'a plus qu'à attendre. Claudine ne parlera plus. Par cette interruption, il l’a mise hors-jeu. Il ne reste que Michel, le fantasque Michel.

Michèle éclate de rire! Un rire presque émouvant.

— Ton ami est magique Claudine! Bienvenue dans l’équipe!

Claudine est sidérée.

— Ce n'est pas mon ami, c'est à peine une verrue à laquelle je me suis habituée.

Elle prend soudain conscience de ce qu'a dit Michel.

— Et...de quelle équipe parles tu ?

— A ton avis ! Mais chaque chose en son temps. Il est huit heures à peine. La rosée n'est pas sèche et il est encore temps de partir en forêt, ramasser quelques herbes, un plein de champignons. Et même des fraises des bois, c’est le début de la saison. Attendez moi ici, je serai de retour dans à peine trois heures. Une omelette, qu'en dites vous?

Les yeux écarquillés, Claudine ne pipe mot, elle ne sait pas quoi dire.

Et sur ce il enfile sur ses vêtements froissés, son lin et son denim portés depuis deux jours, un vieux pardessus gris d'où dépasse une serpette et un colt 45. Il est des champignons dont il faut se méfier.

*****

— Mais je ne comprends pas Claudine, nous nous entendons bien, n'est-ce pas? Nous parlons tout le temps livre, nous échangeons nos vues sur les affres du monde, nous déplorons tous deux que nos valeurs communes soient tellement négligées!

— Mais je n'ai pas de valeur et le monde je m'en fout! S'ils pouvaient tous crever. A part les brasseurs, les viticulteurs et les bouilleurs de cru: des mâles nécessaires.

Michel écoute discret cette conversation, tandis qu'il brosse avec soin sa cueillette de mousserons. Il rit intérieurement. Tel qu'il connait Claudine, il aimerait conseiller à Robert de lâcher prise, de ne pas insister. Dans une minute ou deux, il va même regretter d'être resté en vie. Mais c'est irrésistible. Revoir Claudine ainsi, c'est une joie indicible.

— Et les bouquins que je t'ai donnés, et les textes que je t'ai écrits?

— Jamais lu. Rien à battre. J'ai fait semblant.

— Mais...

— Ecoute-moi bien merdeux, vieux dépôt d’excréments, ouvre grand les deux plateaux crasseux qui te servent d’oreilles: je me suis servi de toi! Rien ne m'intéresse en toi, ni ta tête de dindon, ni ton cul de cafard, ton corps trop mou trop gras, ni ton esprit malade, ni tes valeurs débiles, ni ton humeur maussade que tu crois envoutante, pauvre romantique de fond de cuve à purin. Et tu écris comme un porc, tu pues la frustration et tu pues le smegma, comme un jeune puceau ou un vieil impuissant ou les deux en même temps, ça c'est tout à fait toi. Oui tu pues plus que moi, et c'est quand même un comble! Michel t'a adopté, eh bien, ainsi soit-il. Mais tu es son clébard, tu ne seras pas le mien. Va te frotter à lui et libère moi l'espace, tu me donnes la gerbe!

Elle y va plutôt fort se dit Michel. Il regrette maintenant de ne pas être intervenu. Cet homme a pris un risque pour tenter de l’aider. Même si c'était stupide et en réalité vraiment pas nécessaire. Mais il ne pouvait pas le savoir. Et en plus de cela Il se retrouve embarqué dans une sale affaire dont il ne sait rien encore. Et pour finir, il en prend plein la gueule. Il ne va pas tarder à se mettre à chialer.

Après un long moment, Robert déclare enfin, d’une voix un peu tremblante : "Tu te trompes". Puis face au silence méprisant de Claudine qui refuse de répondre, il enchaine à nouveau, en tremblant un peu plus:

— Je ne suis pas puceau. Mais je suis bien frustré, c'est vrai. Pas tel que tu l'entends, mais qu'importe. Et je t'accorde autre chose : oui je suis bien trop laid, au dedans, au dehors, pour manquer à quelqu'un. Là, tu ne m'apprends rien.

Et s'adressant ensuite à Michel tout autant qu'à Claudine :

— Au moins soyez certains que jamais âme qui vive ne partira à ma recherche. Si vous devez retenir un argument pour me laisser en vie, retenez celui-là, au cas où, une fois encore, il vous viendrait à l'idée de m'éliminer.

Claudine croise alors son regard et tente de déceler cette lueur d’auto-apitoiement qui fait les hommes menteurs et manipulateurs. Là elle ne la voit pas. Ce regard n'est pas là, elle en est convaincue. Ce pauvre gars pense vraiment ce qu'il dit de lui. Quelle pitié. Claudine regrette alors tout son discours amer. Elle se lève prestement et saisi sur la table un paquet de Gauloises avec trois cigarettes et un zippo rouillé. Et elle s'en va fumer sur le pas de la porte.

Par des mouvements toniques, circulaires et plongeants, Michel fouette des œufs, blancs et jaunes mélangés, dans une jatte en terre. Onze œufs exactement. Il doit se dépêcher, ils ne vont pas tarder.

*****

Allumant sa troisième et dernière cigarette, Claudine est attirée par une onde de poussière au loin derrière la flamme dansante du vieux zippo brun-rouge: un conteneur à ordures sur des jantes étouffées par des pneus avachis arrive tombeaux ouverts. A maximum dix mètres d'un gros caillou saillant tout près de la maison, il freine brutalement. Sur le chemin de terre et de gravier à l'adhérence faible, il tarde à s'arrêter, et percute le rocher. Les airbags se déclenchent masquant aux yeux de Claudine passager et conducteur. Elle rentre sans attendre à l’intérieur en ordonnant:

— Il faut se casser, vite, nous sommes découverts.

Michel, à ses fourneaux, répond sereinement.

— Sers la table s'il te plait. Cinq couverts. Et va te laver les mains avant. L'eau du sceau est toute propre.

Il désigne en même temps, par un mouvement de tête, un sceau en châtaigné cerclé de fer piqué. La porte s'ouvre alors brutalement. Sans même se retourner, Michel dit simplement :

— Vous pourriez quand même frapper.

Annie pointe son arme en direction de l'homme qui vient de l’interpeller.

— Tourne toi, mains en l'air, doucement, pas d'embrouille, dit-elle fermement.

Robert se lève doucement et commence à parler, comme pour négocier.

— Restons calme je vous prie...

Il est interrompu brutalement par François qui débarque impromptu, le nez ensanglanté, probablement cassé par le choc de l'airbag. D'un coup de son taser pointé à même le cœur, il maitrise Robert, qui s’effondre lourdement.

— Ce n’est vraiment pas son jour, dit Michel.

Il se retourne doucement comme le demande Annie. Et un fois face à elle, il n'a plus qu'à lui dire :

— Bonjour sœurette.

Puis d'ajouter en regardant son frère :

— Tu vois François, moi je peux l'appeler sœurette.

Dans la sidération, il s'empare sobrement du pistolet d’Annie, vide la chambre, retire le chargeur, le laisse tomber à terre et glisse l’arme dans son pantalon, à la manière d'un jeune délinquant en recherche de virilité et d’assurance. Il y a dans ce geste puéril beaucoup de second degré et d’auto-dérision.

— Maintenant que nous sommes tous là, j'aimerais bien manger, je n’apprécie pas trop l'omelette froide, ajoute-t-il enfin.

Il s’approche de la table pour s'assoir et se servir. Reprenant ses esprits, Annie marmonne alors en désignant Robert :

— Et c'est qui celui-là ?

Michel lui répond :

— Un ami de Claudine, Il s'appelle Robert, Robert Daguet je crois, c'est ce qui est marqué sur son permis de conduire.

Robert Daguet, Daguet Robert, Dag'Robert

Claudine est atterrée.


Texte publié par Arthyyr, 18 juillet 2024 à 07h28
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