Au milieu des champs et des coteaux, au nord-ouest de Serestria se trouvait une chênaie, sur une colline. Au sommet, un arbre immémorial, immense et majestueux, dominait ses compagnons. Son large tronc brillait d’une légère lueur lunaire. Son feuillage épais, d’un vert tendre, bruissait doucement.
Les prairies éclairées par le soleil autour étaient vides et silencieuses, indifférentes au massacre qui venait d’avoir lieu dans la cité de Jouvenceroi. La Fée se posa au pied de l’arbre. Sa robe d’obscurité semblait envahir tout l’espace, sans pouvoir atteindre l’arbre luminescent.
Du tronc à l’écorce parcheminée, une silhouette commença alors à s’extraire : un visage ancien et ridé, de longs cheveux blancs qui flottaient le long d’un corps sec et courbé. La fée était vêtue d’une tunique diaphane de couleur ivoire. Elle fixa un regard froid sur l’autre. Le ricanement de la fée obscure retentit dans son esprit.
— Tu es ridicule : pourquoi prendre cette forme devant moi ? La jeune fille que j’ai aperçu au château du Royaume Sylvestre.
— Que veux-tu ?
Elle avança et sa silhouette devint légèrement floue. Lorsqu’elle s’arrêta juste devant elle, elle était Hermeline, la guérisseuse. Un profond sentiment de nostalgie envahit alors la Fée d’obscurité. Elle se rappela les doux moments qu’elles avaient partagés.
— Cela fait des millénaires. Crois-le ou non, tu m’as manqué. Je voulais te revoir, en personne, cette fois.
Elle tendit sa main pâle et squelettique et effleura le visage fin d’Hermeline dans un geste d’une infinie tendresse. Mais la fée du Chêne resta de marbre. Elle croisa les bras et riva son regard d’eau glaciale dans les yeux de feu de sa congénère.
— Après tout ce que tu as fait, tout ce que tu fais encore, crois-tu vraiment que nous pourrions à nouveau être ensemble ?
La Fée obscure eut un sourire carnassier et se rapprocha davantage, ses immenses cheveux dansaient autour d’elles, les enfermant dans un cocon d’obscurité.
— Ce monde est le nôtre de plein droit ! Je ne fais que reprendre mon bien. Et je sais que tu pensais comme moi…
— C’est terminé. Depuis des millénaires, j’ai compris mon erreur.
— Ils ne sont rien comparés à nous, ces hommes, les humains, si fragiles. Ils nous ont volé nos terres ancestrales...
— Tu cherches à me convaincre, alors que c’est perdu d’avance. Ce que tu demandes est impossible. Celle que j’ai aimée est morte depuis longtemps.
La Fée obscure s’avança encore et posa ses mains sur les deux épaules d’Hermeline. Elle plongea son regard dans celui de sa compagne.
— Étais-tu présente quand ma mère... ?
Hermeline eut un soupir triste. Elle effleura sa joue glaciale de sa main chaude. Son cœur se serra lorsque cette dernière pencha la tête et ferma les yeux : elle eut un aperçu de celle qu’elle avait aimée de tout son cœur. Mais l’instant fut bref et sa décision ne faillit pas.
— Je l’ai aidée.
L’autre siffla de haine et recula. En d’autres temps, la douleur qui crispait ses traits informes aurait causé beaucoup de peine à la Fée du Chêne.
— Sais-tu ce que j’ai ressenti quand le rituel a disloqué mon esprit en quatre morceaux ? As-tu la moindre idée de la déchirure et de la souffrance face à la trahison de ma propre mère ?
— Tu n’as pas pensé à leur souffrance quand tu as fait subir un sort similaire à des milliers d’êtres humains...
— Ce n’était que de pauvres hères ; leurs esprits ne sont pas comparables aux nôtres.
Les cheveux vivants claquèrent autour d’elle, mais Hermeline ne bougea pas d’un pouce, ses yeux clairs rivés dans ceux de celle qui avait été sa compagne. La Fée noire plissa les yeux.
— Ne te mets pas en travers de ma route, ma bien-aimée, fit l’autre, d’une voix grinçante. Retourne dans ton Chêne et restes-y. Ou mieux encore rentre au Royaume des Fées.
Pour la première fois, Hermeline sourit sereinement.
— Oh ! Mais je suis déjà en travers de ta route, ma bien-aimée...
— Comptes-tu passer le reste de ton éternité au milieu de ces êtres imparfaits ?
Son hurlement mental ripa contre le Chêne sensible qui trembla légèrement. L’obscurité sembla soudain prendre encore plus d’épaisseur et se resserrer davantage autour d’elles et du Chêne.
— Je suis restée pour réparer mes erreurs. Je suis restée pour honorer le Pacte, fit Hermeline.
D’elle émanait une lumière douce qui s’amplifiait à chaque affirmation de sa confiance. La haine qui jaillissait de la Fée obscure à cet instant aurait pu faire s’embraser le Chêne. Mais il resta indifférent à la noirceur de la créature. Elle recula alors sans cesser de fixer Hermeline, son visage figé, ses yeux flamboyants. Puis ses cheveux l’enveloppèrent et elle disparut. Le soleil reprit ses droits et la chaleur envahit la clairière. Hermeline regarda au loin et sourit avec mélancolie en observant l’approche de la cavalière solitaire.
Blanche Neige avait quitté le château depuis déjà une heure lorsque les premiers arbres de la forêt se profilèrent loin à l’horizon. Sa destination était bien plus proche. Hermeline lui avait expliqué exactement le trajet à suivre pour rejoindre le bosquet de la Fée. Comment son amie pouvait-elle en savoir autant sur cette créature ? La jeune femme lui avait donné l’impression de lui cacher quelque chose, mais elle avait préféré ne pas aborder le sujet. Après tout elle était une guérisseuse et une sage, connaissant de nombreuses légendes. C’était peut-être l’explication la plus logique.
Son escorte s’était arrêtée et l’attendait dans une ferme non loin. Ils n’avaient croisé aucune créature, mais il régnait dans le pays une tension qu’elle n’avait jamais connue depuis qu’elle s’était installée dans le royaume.
Encre la menait d’un pas égal le long du chemin qui serpentait entre les champs vers le bosquet de hauts arbres. Leur feuillage s’agitait sous la légère brise. Lorsque l’ombre des gigantesques chênes la recouvrit, elle laissa sa jument paitre au pied de la colline et s’engagea entre les troncs. Elle retint son souffle en entrant dans cet endroit empli de magie : le spécimen vers lequel elle avançait resplendissait et il en émanait une puissance et une majesté qui la firent frissonner. Ses branches épaisses s’élançaient vers le ciel ; son tronc était tapissé de lierre et de mousse. Son feuillage dense bruissait sous la musique du vent. Alors qu’elle respirait à pleins poumons l’odeur d’humus et d’écorce, une énergie apaisante et vivace se répandait dans ses veines. Elle sentait une pulsation douce et harmonieuse dans l’air.
Soudain le regard de Blanche Neige fut attiré par la silhouette assise au pied de l’arbre. Vêtue d’une robe d’un blanc pur qui s’étalait autour d’elle, la vieille femme semblait détendue. Les yeux fermés, les mains posées sur ses genoux, paumes vers le haut, elle était aussi immobile qu’une statue. Ses longs cheveux encadraient un visage fin, à la peau hâlée, qui ressemblait à l’écorce de l’arbre derrière elle.
Lorsque la princesse s’approcha d’elle, la Fée du Chêne ouvrit ses yeux d’un vert profond et les riva dans les yeux noirs de la jeune fille. Celle-ci eut une subite sensation de vertige alors qu’elle plongeait dans ce regard si ancien et si sage. Pendant une seconde, elle eut l’impression que s’y cachaient les secrets de l’univers.
— Bienvenue, princesse.
Sa voix était limpide et douce ; elle paraissait si jeune pour une créature ancestrale.
— J’étais impatiente de te rencontrer.
Blanche Neige s’arrêta juste devant elle et s’agenouilla.
— Ma dame, je suis venue ici pour vous présenter une requête.
La femme eut un regard infiniment triste. Le cœur de Blanche Neige se serra.
— Je sais. Malheureusement, je ne peux rien pour le prince.
— Vos pouvoirs lui ont rendu sa forme humaine une fois...
— C’est vrai. Mais mon sortilège n’a fonctionné que grâce à la puissance de l’amour de la femme du Prince.
— Alors mon amour pourra le sauver cette fois aussi, répondit Blanche Neige d’une voix déterminée. Si vous m’expliquez comment faire, j’y arriverai.
La Fée eut un sourire désolé.
— Vous l’aimez de cette manière ?
La question décontenança la jeune fille. Sous son regard pénétrant, elle hésita. Elle sembla se répéter en boucle dans son esprit. L’aimait-elle ? Oui, elle en était sûre : le prince lui était très cher. Mais l’aimait-elle assez puissamment pour que son amour devienne magie et le sauve ? Qui pouvait aimer ainsi ? Elycendre l’avait fait de toute évidence. Alors elle réalisa quelque chose, quelque chose qui était caché dans la réponse de la Fée ancestrale.
— Il n’y a qu’elle... il n’y a qu’elle qui peut le libérer de ce sort.
Elle hocha la tête.
— Mais le rituel que j’ai offert à Elycendre était une erreur de ma part.
Blanche Neige écarquilla les yeux. Comment était-ce possible ? Un être aussi ancien et puissant ne se trompait pas.
— J’ai été émue à la fois par le prince qui souffrait et par la plaidoirie de la jeune fille qui est venue me demander de l’aide. Mais mon interprétation était mauvaise. Sans m’en rendre compte, je l’ai dépouillé d’une part importante de lui-même, une part que je n’avais pas le droit de lui enlever.
L’incompréhension dut se lire sur le visage de la princesse, car elle eut un sourire très doux.
— Peu importe le passé.
Blanche Neige sentit une nouvelle fois le désespoir l’envelopper. Et elle redevint la petite fille qui succombait à chaque attaque de la méchante Reine et qui avait besoin des nains, puis du prince pour être sauvée. Cette petite fille n’existe plus, réalisa-t-elle, alors. Elle ne pouvait plus exister, pas quand le monde était en péril... La fureur balaya la froide torpeur que le malheur faisait peser sur elle. Elle se leva d’un bond et serra les poings. Ses yeux étincelaient de colère.
— Comment pouvez-vous dire cela ? cracha-t-elle. Peu importe le passé ? Vous, et Elle aussi, vous intervenez dans la vie des gens, vous les manipulez comme des marionnettes, vous leur faites miroiter leur plus cher désir et vous leur apportez la haine, la souffrance et les tourments. Les humains ne sont donc que des jouets dans vos mains ! Et vous osez dire : peu importe ! Mais au contraire : si votre semblable n’avait pas utilisé ma belle-mère, jamais je n’aurai vécu ces années d’horreur et de cauchemar. Si elle n’était pas sortie de sa cage, mon mari serait toujours humain. Tout ceci est de la faute de votre espèce, et vous ne pouvez rien faire !
La Fée, impénétrable et impassible, laissa la colère de la jeune princesse s’écouler. Blanche Neige finit par se taire. Elle se sentait vidée de toute énergie, mais en même temps apaisée. La crainte des conséquences de sa diatribe si elle s’en offusquait l’effleura une seconde. Mais elle la détruisit dans l’œuf : peu lui importait !
Au bout d’une seconde, la créature se leva avec grâce et sourit. La princesse lut sur son visage de la fierté et de la satisfaction ; elle en resta interloquée.
— Ma fille, ne pleurez plus pour votre prince. Il a enfin trouvé sa vraie place, ou il le fera lorsqu’il le comprendra et l’acceptera. Grâce à vous.
— Grâce à moi ? murmura la jeune fille, perdue.
— Grâce à votre loyauté, à votre exemple. Vous avez laissé une empreinte sur l’âme du prince, une marque qu’il ne pourra pas oublier ni effacer.
— Mais... Je n’ai pas pu le sauver. Il souffrait tellement...
L’immense tristesse qui émanait de Blanche Neige brisa le cœur de la Fée.
— Vous n’aviez pas à le sauver, Princesse. Le dragon est une part de lui, endormie, mais toujours là. Je pense qu’Uwen a choisi de le laisser sortir.
Ces paroles exprimaient une telle certitude et une telle confiance que Blanche Neige se sentit soudain rassérénée.
La fée tendit les mains et prit celles de la princesse. Le contact provoqua une vague de douceur qui rassura la jeune fille.
— Tu as une quête à accomplir, ma fille. Des épreuves t’attendent. Mais tu ne seras pas seule. Et tu reverras ton époux.
Blanche Neige hocha la tête, à la fois déçue et pleine d’espoir. Ces mots résonnaient en elle et réveillaient une force qu’elle ne pensait pas avoir. Elle avait l’étrange impression qu’Uwen était en train d’accomplir son destin. Et elle se sentait libre dorénavant d’accomplir le sien.
Sa culpabilité était toujours présente. Elle était responsable de la libération de la Fée : sa faiblesse, son manque de volonté avait conduit sa belle-mère à la mort et avait descellé la prison de la créature des ombres. Mais cette culpabilité était mêlée à une détermination nouvelle, qu’elle n’avait jamais eue. Toutes ces souffrances, toutes ces horreurs ne devaient pas avoir été subies en vain.
La fée sourit à nouveau, lâcha ses mains et s’inclina devant elle. Puis, alors qu’elle se détournait, elle eut une dernière parole :
— La flute est sa voix, mais la clé contient son cœur, son plus cher désir. Elle permet d’ouvrir une porte qui doit rester fermée.
— Quoi ? sursauta Blanche Neige. Que voulez-vous dire ?
Alors l’être tourna légèrement la tête vers elle et eut un sourire malicieux. Blanche Neige cligna des yeux : il lui avait semblé, l’espace d’une seconde, reconnaitre Hermeline. Sans dire un mot de plus, la magicienne se glissa à l’intérieur de l’arbre qui avait ouvert un passage et disparut dans ses profondeurs, laissant là une princesse perplexe.
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