Le sommeil fuyait le prince. Dès qu’il fermait les yeux, il voyait le corps affaibli du père de Blanche Neige, ses traits émaciés, ses yeux remplis de folie. Puis, il était remplacé par le visage accusateur de sa femme, ses yeux remplis de larmes, la colère et la peine se disputant le contrôle. Il enfouit son visage entre ses mains et poussa un grognement de frustration. Toutes ses émotions se mélangeaient en lui. Il avait l’impression de ne plus avoir été apaisé depuis la mort de sa première femme.
Accoudé à la fenêtre, il contemplait le paysage nocturne, sous la lueur laiteuse des lunes. Son regard accrocha la fameuse tour. Un mouvement attira son attention. Il se pencha un peu et reconnut Blanche Neige, sur Encre. Elle quittait la cour arrière. Son cœur se serra alors qu’un sinistre pressentiment le gagnait. Il s’éloigna de la fenêtre et se prépara rapidement.
Descendre dans le hall puis atteindre la cour et les écuries prit beaucoup trop de temps. Il harnacha l’une des bêtes et passa le portail encore ouvert, sous l’œil médusé des gardes.
Poussant son cheval au galop sur le large chemin de terre, il n’eut aucun mal à trouver les ruines. Encre attendait seule au pied de la colline, non loin de l’entrée des ruines. Elle hennit doucement quand elle le vit. Il se laissa tomber de sa monture et partit en courant entre les murs en ruines. La tour était face à lui, immense et préservée.
Il aperçut la silhouette de sa femme au détour d’un virage, mais elle disparut à nouveau. Pourquoi était-elle venue ici en pleine nuit ? Repoussant ces questions inutiles, il accéléra. Les gardes, espéra-t-il. Les gardes l’arrêteraient surement.
Il surgit à l’entrée de la cour au centre de laquelle elle trônait au moment où Blanche Neige disparaissait par l’ouverture. Uwen découvrit avec horreur les gardes gisant sur le sol. Il crut voir leur poitrine se soulever, mais il n’avait pas le temps de vérifier.
Le prince la suivit dans la tour. À peine eut-il posé le pied sur le sol de pierre qu’une chape d’obscurité recouvrit soudain le bâtiment, les isolant à l’intérieur. Blanche Neige était déjà dans les escaliers et il se rua à sa suite. Il se sentait oppressé, comme si les ténèbres absorbaient toute la chaleur et tout l’oxygène. Il serra les dents et grimpa les étages qui lui semblaient s’étirer à l’infini. Une présence menaçante et suffocante gagnait en puissance au-dessus d’eux et la princesse s’y précipitait en courant.
Lorsqu’Uwen émergea sur le palier du dernier niveau, son sang se figea. Blanche Neige était face au mur, la main posée sur une épée finement ouvragée.
— Blanche Neige, cria-t-il.
Elle souleva l’épée et se tourna vers lui. Dans ses yeux envahis d’obscurité, il ne discernait pas ses iris. Son visage blafard n’exprimait aucune émotion. Elle restait immobile, l’épée entre les mains, le regardant sans le voir. Il avança doucement vers elle.
— Blanche Neige, pose cette épée.
La jeune fille tressaillit. Son regard s’éclaircit et se fixa sur le prince ; sa bouche se crispa. Il riva ses yeux dans les siens et tendit la main.
— Pose cette épée, Blanche Neige, insista-t-il, d’une voix douce.
En un mouvement mécanique, la jeune fille souleva l’épée et la pointa vers Uwen. Retenant son souffle, celui-ci s’avança jusqu’à ce que sa poitrine effleure la pointe.
— Blanche Neige, s’il te plait. Lâche-la.
Elle poussa un grognement, qui se transforma en cri de rage. L’épée heurta le sol en tintant.
— Dégage de là ! hurla-t-elle.
Uwen, surpris, fit un pas en arrière. Mais Blanche Neige ne le regardait pas. Les paupières crispées et les poings serrés, elle était tendue comme un arc. Une fumée noire tourbillonnait autour d’elle, jaillissant de son corps entier. Les ténèbres se regroupèrent à quelques mètres derrière elle, formant une silhouette. Dès que la jeune femme fut libérée, Uwen lui agrippa le bras et la tira en arrière. Elle vacilla et il la soutint. Leurs yeux se posèrent sur la silhouette qui prenait forme devant eux. C’était une silhouette humaine, drapée dans un tissu d’obscurité, de longs cheveux noirs palpitants, couronnant un visage pâle, sans aucun trait discernable.
La Fée partit d’un éclat de rire grinçant qui lui écorcha l’esprit. Sa chevelure claqua comme un fouet et se précipita sur eux. Uwen repoussa Blanche Neige en arrière si violemment qu’elle heurta le mur. L’une des mèches serpentines claqua dans le vide et l’autre vint s’enrouler autour du poignet du prince. Un froid glacial pénétra son bras et grimpa jusqu’à son épaule. Le prince grimaça de douleur. L’autre tentacule revint et lui caressa la joue avant de s’enrouler autour de sa gorge.
Blanche Neige cria et tenta d’aider son époux, mais un autre filament d’obscurité la repoussa brutalement contre le mur. Uwen essaya de lutter contre l’emprise de la Fée, mais c’était peine perdue. Son regard se posa sur l’épée qui gisait sur le sol. Une mèche s’enroula autour de la poignée et la souleva. Les doigts squelettiques agrippèrent la garde.
Le tentacule se resserra davantage, privant Uwen de souffle. Il grimaça de douleur et essaya de calmer sa panique due à la suffocation. Les yeux rivés sur l’arme magique, il la vit avec désespoir perdre de sa substance et devenir cendres et fumée, avant de rejoindre la femme de ténèbres.
Le corps de la Fée s’arqua. Une partie s’écoula sous la peau de son visage et deux yeux aux pupilles enflammées se dessinèrent. Elle relâcha son étreinte sur son prisonnier, qui tomba à genoux sur le sol, vaincu par le désespoir alors que la Fée terminait d’absorber son aspect. Il sentait dans son dos la présence de Blanche Neige qui se relevait maladroitement.
La pièce finit par sombrer dans l’obscurité ; la chaleur fut remplacée par un froid glacial. Uwen commença à se redresser, mais il n’eut pas le temps de faire un pas : les cheveux l’emprisonnèrent à nouveau et le soulevèrent. Il se débattit, mais elle resserra les liens jusqu’à ce qu’il soit entièrement à sa merci. Blanche Neige, tremblante de rage, se tenait appuyée contre le mur, impuissante. La Fée fixait son regard de braise dans les yeux bruns du prince, qui soutint son regard sans faillir.
— Mmm… Voilà quelque chose d’intéressant ! murmura-t-elle. Qu’est-ce que vous avez là, caché au fond de vous ?
Elle le relâcha soudain et il s’affala de tout son poids sur le sol de pierre. Il se remit sur ses pieds, alors que des paroles chuchotées dans un langage inconnu traçaient un chemin de flammes dans son esprit. Le visage de la Fée se contracta et elle siffla de haine.
— Fils de Daemonium ! cracha-t-elle
Ses tentacules jaillirent, telles des épines, et le transpercèrent de part en part. Uwen hoqueta et jeta un regard horrifié sur la fée. Le hurlement de Blanche Neige traversa son esprit embrumé. La fée rétracta ses horribles cheveux et il s’effondra. Son regard se posa sur la princesse, qui le fixait, ses yeux écarquillés remplis de larmes. Le souffle lui manqua ; il sentait son fluide vital s’échapper de lui. Le décor autour de lui s’effaçait dans une brume informe. Son cœur ralentissait inexorablement.
— Uwen, supplia Blanche-Neige, en se laissant tomber sur le sol.
Puis, un battement sourd retentit quelque part dans son esprit, un autre cœur, puissant, inexorable. Un esprit s’éveilla et remonta des profondeurs de sa mémoire. Une voix rauque, sauvage, remplaça les pleurs de Blanche Neige et les rires de la fée.
— Mes dix peaux tu as ôtées, et je suis devenu aussi mince qu’un souvenir, mais j’ai toujours été là, clama la voix. Je suis…
— Ma voix, souffla Uwen.
— Si tu veux survivre, si tu veux la sauver, tu dois devenir ce que tu aurais toujours dû être, Uwen, prince dragon.
Malgré la terreur que cette présence éveillait, malgré les souvenirs horribles ranimés avec elle, Uwen accepta l’offre du dragon. Brutalement, une vague de douleur le submergea. Il se recroquevilla en hurlant. Il lui sembla que ses os et ses muscles se contractaient et se déplaçaient, prenant une forme nouvelle.
Il leva la tête et jeta un regard désespéré à Blanche Neige, qui le fixait de ses yeux agrandis d’horreur. Ses traits se crispèrent et il ferma les paupières, sous la souffrance intense qui irradiait dans tout son corps. Il entendait des craquements ignobles et humides, des griffes percèrent sa peau, des écailles recouvrirent son épiderme. Il lui sembla qu’il gonflait et grossissait à une vitesse vertigineuse. Bientôt, la pièce fut trop petite et ses muscles puissants firent s’ébouler le toit.
Il poussa un hurlement strident, qui parut durer des heures. Son visage se tordit et s’allongea, prenant la forme d’une gueule aux crocs luisants, ses membres s’étirèrent et il s’affaissa sur ses quatre pattes. Dans un bruit écœurant de déchirement, des ailes jaillirent de sa colonne vertébrale et une longue queue poussa.
Sa voix devint un grognement, puis un grondement. Il respirait lourdement, comme si ses poumons étaient écrasés par son propre poids. Il fixait la princesse de ses yeux aux pupilles ovales, dans lesquels on pouvait lire un intense désespoir. Ses membres paraissaient trop faibles pour porter sa masse, aussi gisait-il là aux pieds et à la merci de la Fée. Mais, le visage de la créature était déformé par la haine et la terreur. Elle recula, se cogna contre le mur. Les cheveux de ténèbres se ruèrent sur lui, tentant de l’emprisonner.
Mais ils n’eurent pas le temps de l’atteindre. Il prit soudain une puissante inspiration, tourna sa tête aux yeux féroces en direction de son ennemie. Puis il se redressa. Son crâne heurta le toit, faisant tomber des amas de bois vermoulus et de tuiles brisées. Ses ailes membraneuses avaient revêtu une magnifique couleur bleutée, mêlée de vert. Il les gardait à demi pliées, ne pouvant les étendre dans toute leur démesure dans l’espace confiné de la salle. Ses yeux avaient conservé leur éclat émeraude.
La créature ne semblait plus si sure d’elle. Quand le dragon enragé tenta de la frapper de ses griffes acérées, elle eut un sursaut de terreur et s’éloigna. Il ouvrit sa gueule et se prépara à attaquer à nouveau : elle feula de rage et se jeta par la fenêtre, emportant avec elle la chape d’obscurité qu’elle avait créée, laissant la place à la lumière.
Le dragon qui avait été un prince s’apaisa. Il se tourna doucement vers Blanche Neige et la fixa un long moment. Alors Blanche Neige comprit : les peaux dans la salle des trophées, l’histoire d’Uwen et de sa bien-aimée, le passé qu’il ne voulait pas lui raconter.
— Uwen, murmura-t-elle.
Elle tendit une main vers lui, mais stoppa net en découvrant l’immense tristesse de ses grands yeux. Le dragon se redressa. De ses puissantes pattes, il s’agrippa sur les bords du trou qu’il avait formé et se souleva vers l’extérieur, élargissant encore l’ouverture au passage. Se protégeant de la poussière et des échardes de bois et de pierre, Blanche Neige attendit que les plus gros débris soient tombés, puis elle se précipita vers la fenêtre, juste à temps pour le voir prendre son envol depuis le toit et basculer brutalement vers le sol, en direction du château. Le tocsin retentit alors.
— Non, cria Blanche Neige.
Elle bondit sur ses pieds et dévala les escaliers.
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