Le babillage de Pitchenette peinait à traverser le voile derrière lequel l’esprit de
Blanche Neige s’était enfermé. Le lendemain de la cérémonie, lourde de chagrin et de questions, la séparation avec Erwen et Pux avait été tendue. Si l’intendant faisait preuve de sa réserve habituelle, la maitresse de chasse n’avait pas caché sa réprobation.
Pendant le voyage, Blanche-Neige n’avait cessé de songer à ce qu’elle avait vu et à ce qu’elle avait appris. Une déchirure de plus régnait maintenant dans son cœur. En entrant en ville, ils avaient croisé les citadins qui rentraient chez eux après une bonne journée de travail ou bien se réunissaient à la taverne. Certains les avaient salués. Tout respirait la normalité, le quotidien. Personne ne savait la tragédie qui s’était jouée dans le royaume voisin, et étrangement, cela avait apaisé la reine.
La jeune fille laissa son regard errer sur son reflet. Voyait-on le gouffre qui se creusait en elle jour après jour ? Elle avait l’impression qu’un maëlstrom d’émotions la rongeait de l’intérieur.
Elle se détourna et termina sa toilette. Puis elle revint dans la pièce principale, où l’attendait sa femme de chambre. La jeune fille lui sourit.
— J’ai préparé votre tenue. Le roi sera très heureux de vous revoir, Votre Altesse.
Blanche Neige faillit réagir à ce titre. Elle ne l’avait jamais vraiment supporté, elle ne s’était jamais vraiment sentie « princesse ». Alors, que penser du nouveau qui lui était tombé dessus ?
— Merci, Pitchenette. Tu peux y aller, je vais me débrouiller.
— Vous ne voulez pas que je vous coiffe.
— J’ai l’habitude de me coiffer seule, tu sais.
La jeune fille pâlit ; Blanche Neige réalisa qu’elle avait été un peu sèche. Un sourire contrit étira ses lèvres.
— Pardonne-moi. Le voyage m’a secouée. Ça va aller. Je vais me débrouiller.
Pitchenette l’observa un moment, puis hocha la tête.
— Bien, madame, fit-elle, avant de prendre congé.
Perdue dans ses pensées, elle enfila la tunique légère et le pantalon, puis les bottes de cuir fin. Elle quitta sa chambre et traversa les couloirs désormais familiers, répondant aux saluts des domestiques par un sourire de façade.
Le roi n’étant pas disponible quand ils étaient arrivés en fin d’après-midi, Sébastian leur avait demandé de le rejoindre dans son bureau après s’être changés et reposés un peu. Uwen l’avait laissée à la porte de sa chambre et l’avait suivie de son regard inquiet jusqu’à ce qu’elle ferme la porte.
Lorsqu’elle atteignit le bureau, elle constata que la porte était grande ouverte. Elle aperçut les silhouettes d’Uwen, d’Hermeline et des trois nains, ainsi que celle du roi, installé dans son fauteuil.
Elle entra et tira la porte derrière elle. Dès que le regard du roi se posa sur elle, il se leva et la rejoignit. Il la serra dans ses bras.
— Ma fille, je suis désolé. Uwen m’a raconté ce qui s’est passé. C’est inimaginable. Votre père était une force de la nature.
— Merci, Votre Majesté, souffla Blanche Neige.
Anthéus la relâcha, puis la guida vers un fauteuil disponible. Elle s’y installa, soudain envahie d’une profonde fatigue. Uwen posa une main sur son bras. Elle releva la tête et accueillit son sourire rassurant avec gratitude.
— La maladie du roi était inattendue…
— Depuis la mort de ma mère, il n’était plus que l’ombre de lui-même ; je le réalise maintenant, expliqua Blanche-Neige d’une voix sourde. Il s’est excusé, pour la froideur dont il a fait preuve envers moi, juste avant de mourir. Pourtant, les paroles qu’il a prononcées me font croire qu’il y a plus à l’œuvre.
— Que veux-tu dire ?
— Il m’a parlé d’un pacte, d’une fée maléfique et de quatre artéfacts représentant sa puissance.
Elle s’interrompit et observa son beau-père qui la fixait d’un air perplexe.
— Cela va peut-être vous paraitre insensé, continua-t-elle, mais il semblerait qu’une créature, une fée maléfique en soit à l’origine.
Anthéus fronça les sourcils, perplexe.
— Une fée ?
— Elle était enfermée dans le miroir de ma belle-mère. C’est peut-être même elle qui a attisé sa jalousie envers moi… Quand la Reine est morte, elle en a été libérée et s’est emparée de mon père. C’est ce qu’il m’a raconté.
Anthéus la regardait avec une expression d’incrédulité.
— Blanche Neige, ceci est…
— Fou, impossible, digne des contes de fées ? reprit la jeune fille. Je sais. Et je sais aussi que je n’ai aucune preuve. Pourtant, le récit de mon père a réveillé des échos issus de mes cauchemars.
Debout près du mur, Hermeline s’avança face au roi.
— La fée d’obscurité, fit Hermeline d’une voix calme. Les contes, parfois, parlent de la réalité. Un miroir, une clé, une épée et une flûte. Les quatre Aspects et les quatre…,
— Rois, termina Anthéus d’une voix faible, en se laissant tomber contre le dossier de son siège.
Anthéus se passa la main dans les cheveux. Blanche Neige observa l’étincelle de la compréhension et du regret s’allumer dans ses yeux bleu-gris. Elle eut une vision éphémère de son père, dans son dernier moment de lucidité. Son cœur se serra à la simple idée qu’Anthéus puisse avoir le même destin.
— Alors vous saviez, fit le prince d’une voix dure.
— Je croyais que c’était une légende héritée de nos ancêtres.
— Vous ne nous l’avez pas racontée, ni à mon frère ni à moi, accusa Uwen.
— Je ne sais même pas lequel de ces objets nous sommes censés protéger. Mon grand-père a tenté de me transmettre cet héritage, sur son lit de mort, mais ma mère, alors reine, l’a discrédité. Elle n’y croyait pas et elle ne voulait pas déposer une responsabilité chimérique sur mes épaules. C’est en tout cas ce qu’elle m’a dit.
— Vous savez où se trouvent ces objets ? demanda Uwen.
— Comme je te l’ai dit, je n’en sais rien. Mais cela doit avoir un rapport avec les quatre royaumes : le royaume sylvestre, le nôtre, Nordespierre et le Val Ardent.
Anthéus écarquilla les yeux.
— Le Val Ardent… Juste avant que vous ne reveniez, un messager du royaume du Val Ardent s’est présenté ici et a demandé une audience. Le prince Turold.
— Que voulait-il ? demanda Uwen.
— Sa mère l’a envoyé demander de l’aide. Un cataclysme, dû à un puissant artéfact magique. Une flute. J’étais très perplexe et j’avais du mal à croire ce jeune homme, mais maintenant que vous me parlez de ça…
Une flute ? pensa Blanche-Neige. Comme la musique que j’entends dans mes rêves. Comme ce que j’ai entendu dans la… Blanche Neige vit soudain dans son esprit, aussi clairement que si elle s’y trouvait physiquement, une haute tour aux murs de briques, envahie par le lierre, sertie dans une petite cour, au milieu de ruines, et au sommet…
— L’épée !
Tous les yeux se tournèrent vers elle.
— Je l’ai vue. Au sommet d’une tour, dans les ruines de l’ancienne citadelle. Je l’ai vue une fois et puis… je l’ai oubliée ?
Elle regarda tour à tour le prince et le roi, perplexe.
— De quelle tour parles-tu ? Il n’y a pas de tour de ce genre dans les vestiges de l’ancien château, répondit Anthéus.
Mais il fronçait les sourcils, comme s’il n’était pas convaincu et qu’il essayait de se rappeler quelque chose.
— C’est un sortilège, mon roi, intervint Hermeline. Vos ancêtres ont dû l’utiliser pour faire en sorte que tous ceux qui voient la tour l’oublient.
— Mais je m’en rappelle, s’écria alors Blanche Neige.
— C’est que le sortilège n’est plus aussi efficace.
— Pourquoi, alors qu’il a tenu pendant des millénaires, s’affaiblit-il maintenant ?
— Le retour de la Fée doit y être pour quelque chose, fit Uwen.
Le roi les regarda tour à tour. Il parut avoir vieilli de dix ans, comme si le poids de ce pacte millénaire oublié pesait soudain sur ses épaules.
— Si nous n’avions pas oublié, murmura-t-il, les horreurs et les tragédies que vous avez vécues n’auraient pas eu lieu.
C’est vrai, murmura une petite voix sifflante et haineuse au fond de Blanche-Neige. Elle la refoula violemment. Elle posa une main sur celle du roi.
— Ce n’est pas votre faute, votre majesté, ni celle de mon père. La responsabilité pleine et entière en revient à ma belle-mère.
Et à mon père, ajouta-t-elle au fond d’elle.
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