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tome 1, Chapitre 10 tome 1, Chapitre 10

Blanche Neige se précipita et tomba à genoux à son chevet. Pux resta debout près d’elle.

— L’état de votre père s’est dégradé très rapidement depuis la mort de sa seconde femme, expliqua-t-il d’une voix sourde. Cependant, nous avons mis du temps à comprendre la profondeur de son mal.

Le roi frémit au son de sa voix, mais ne s’éveilla pas. La jeune fille posa sa main sur celle de son père ; elle était glaciale. Sa peau était si pâle qu’elle en était transparente. Elle sentait ses os.

La princesse contempla son père, muette. Elle avait l’impression de voir un étranger. C’était vrai en un sens : après tout, il n’avait jamais vraiment été présent pour elle. Pux posa une main réconfortante sur son épaule.

— Le roi n’allait pas bien. Déjà, depuis votre disparition, il avait changé. Et puis sa seconde femme est morte. Pourtant, il était heureux d’apprendre que vous aviez survécu ; il était prêt à venir vous voir. Mais son état a brusquement empiré. Nous avons d’abord mis cela sur le compte du deuil. Puis il a commencé à avoir des hallucinations, à délirer. Ses médecins personnels lui ont fait faire des cures, fait boire des potions, mais rien ne fonctionnait. Nous n’avions pourtant aucune idée de la profondeur du mal qui le rongeait. Et puis, il y a eu cette nuit-là…

Pux ferma les yeux et son visage se crispa en une grimace de douleur.

— Sept nuits auparavant, je l’ai trouvé au sommet de la tour, en chemise de nuit. Il hurlait et clamait qu’une horrible créature le hantait et le torturait. Si vous l’aviez vu : il avait les yeux exorbités, son visage était crispé en une horrible grimace. J’ai su alors que notre roi avait perdu la raison. Depuis ce jour, il ne quitte plus le lit ; pendant les rares moments de conscience, il murmure des mots incompréhensibles, ou il vous réclame.

Blanche Neige contempla son père en silence, caressant doucement sa main. Ses cheveux emmêlés encadraient un visage très maigre. Sa bouche crispée soulignait le peu de repos qu’il trouvait, même dans son sommeil.

— Hermeline est notre guérisseuse, expliqua-t-elle. Elle pourra peut-être être utile. Pourriez-vous la faire venir ?

Pux hocha la tête et quitta la pièce. La princesse l’entendit à peine, entièrement concentrée sur ce père qu’elle venait à peine de retrouver.

Quelques minutes plus tard, elle sentit l’odeur de fleurs de son amie. Celle-ci déposa les ustensiles et sacs d’herbes qu’elle avait apportés.

— Princesse ?

Blanche Neige releva la tête et offrit un pâle sourire à sa mentore. Hermeline posa une main compatissante sur son épaule, puis s’installa sur le bord du lit, de l’autre côté.

— Le sénéchal m’a expliqué la situation. Je vais essayer d’apaiser son esprit. Mais si la cause de sa folie est magique, cela ne sera que temporaire.

La jeune fille la regarda.

— Que veux-tu dire ? Crois-tu que ma belle-mère est… ?

— Non. Rassurez-vous. Elle a disparu. Mais je sens une présence maléfique rôder dans ces bois et particulièrement dans cette chambre.

— Oui. Je la sens aussi. J’ai vu une silhouette vêtue de noir qui semblait flotter, en arrivant. Elle était immobile entre les arbres et elle nous regardait. Elle ressemblait à cette créature qui hante mes cauchemars. J’ai cru que c’était une hallucination de ma belle-mère. Mais cela pourrait-il être autre chose ?

— De quoi avait-elle l’air ? demanda Hermeline tout en examinant le roi avec des gestes doux.

— Je l’ai vue de loin. Elle semblait vêtue d’une robe noire qui flottait comme si elle était faite de l’obscurité même, elle avait de longs cheveux qui paraissaient vivants et son visage était une face sans yeux ni bouche.

À ces mots, les mains de l’herboriste se figèrent. Cela dura une seconde, puis elle se leva. Elle s’activa dans la pièce, préparant une infusion qui embauma bientôt la chambre. Elle revint ensuite, posa la tasse brulante sur un meuble près du lit, puis ouvrit un pot contenant un baume. Elle en mit deux noisettes sur les doigts de chaque main, puis se pencha au-dessus du roi. Elle lui massa délicatement les tempes. Blanche Neige, fascinée, ne pouvait détourner le regard des gestes lents de la guérisseuse. Celle-ci soupira.

— Connaissez-vous l’histoire de la fée d’obscurité ? demanda-t-elle.

— C’est un conte.

— Comme bien des contes, celui-ci est basé sur des faits, dont la réalité a été oubliée, malheureusement pour nous, fit Hermeline, les yeux fixés sur son patient.

Ses mains continuaient leur lent mouvement. Blanche Neige s’installa sur le lit et caressa les cheveux blancs du roi. La voix mélodieuse de son amie retentit à nouveau. Elle y discernait un accent de tristesse qui la surprit.

— On dit que cette fée était la fille de la reine Titania. À cette époque, les humains étaient peu développés et le Royaume des Fées était immense, à la fois sur Terre et derrière le Voile. Les fées sont éternelles, à moins qu’elles n’en décident autrement. Titania aimait à parcourir la planète alors magnifique et prolifique. Elle vivait parfois parmi eux. Pendant ce laps de temps, très long, les humains se réunirent en tribu puis ils construisirent des royaumes. C’est dans l’une de ces communautés que Titania a rencontré Obéron. C’était un chevalier, à la recherche d’une cause à défendre et il est devenu son roi. La fée d’obscurité a suivi l’exemple de la Reine, jusqu’à un certain point. Là où Titania désirait la paix et la connaissance, elle chercha le contrôle et le pouvoir. Elle voulait son propre royaume et dominer la Nature. Durant des siècles, elle corrompit et pervertit les hommes, engendrant des créatures horribles, soumettant les humains à des sorts pires que la mort. Les dégâts furent tels que les rois des quatre plus grands royaumes humains appelèrent Titania et Obéron à l’aide. Devant les atrocités de sa fille et à son immense désespoir, elle dut l’empêcher de nuire plus encore. Ne pouvant la détruire, elle utilisa un puissant rituel pour l’affaiblir : elle la sépara en quatre aspects, enfermant chacun d’eux dans un artéfact dont elle confia la protection à chacun des quatre rois. Puis ses sujets et elle retournèrent derrière le Voile, dans le Royaume Onirique, pour ne jamais revenir.

— Des artéfacts ?

Malgré elle, l’histoire avait emporté Blanche Neige dans des temps lointains. Elle fut déçue lorsque la voix d’Hermeline se tut. La guérisseuse, ayant terminé ses soins, se nettoyait les mains. La princesse patienta, mais elle avait envie de connaitre la suite. Une voix faible retentit, tout près d’elle :

— Un miroir, une épée, une clé et une flûte.

Blanche Neige, éperdue, se retourna vers lui.

— Père !

Il semblait avoir retrouvé une partie de sa conscience. Ses yeux ardemment fixés sur elle brillaient d’un éclat neuf, bien qu’étouffé. Il leva une main tremblante et caressa sa joue.

— Ma fille ! Comme je suis désolé…

Puis son visage se contorsionna et il éclata de rire. Blanche-Neige consternée dut retenir un mouvement de recul. Hermeline, voyant que le roi était éveillé, aida sa fille à le redresser.

— Père, gardez vos forces.

— Non, Blanche Neige, je ne sais pas encore pendant combien de temps elle va me laisser en paix. Je dois te dire…

Il s’interrompit pour reprendre son souffle. Le rire absurde commença à déformer ses lèvres, mais il parvint à le contenir. Pour la première fois, la jeune fille remarqua des veinules noires sur son crâne. Elle semblait se mouvoir sous sa peau. Hermeline lui tendit la tasse encore fumante :

— Votre majesté, je suis une amie de votre fille et une guérisseuse. Buvez cet élixir, cela devrait vous aider à aller mieux.

Le roi parut hésiter puis il se pencha et elle l’aida à boire la potion. L’effort l’épuisa et il se rabattit contre son oreiller, mais il resta conscient. Après quelques secondes, les veines noires semblèrent moins nombreuses et il respira avec plus de facilités. Il serra la main de sa fille.

— Je t’ai crue morte, et c’était de ma faute. Comment ai-je pu me laisser aveugler par cette sorcière ? Pourras-tu me pardonner ?

C’était une question qu’elle s’était déjà posée, quand, petite fille, elle courait entre les arbres pour chercher un refuge ou quand elle se réveillait de l’inconscience après l’une des tentatives de la Reine. Elle n’avait toujours pas la réponse.

— Père, il faut vous reposer. Nous verrons cela plus tard. Je suis là et je vais vous aider, cela devra suffire pour l’instant.

L’horrible rire revint alors et ses yeux prirent un éclat de folie. Il lui fallut un moment pour retrouver le contrôle. Hermeline croisa le regard de son amie et secoua la tête.

— Je vais demander à Pux de vous préparer un repas. Qu’en dites-vous ? Et je pourrai vous présenter mon époux, le prince.

Soudain, le roi parut tendu. Il fixa sa fille dans les yeux avec une telle gravité qu’elle se tut. Il lui serra les mains avec force.

— Cette nuit-là, la nuit de tes noces, la nuit de la mort de ta belle-mère, la créature… elle est sortie du miroir. Je l’ai vue, dans ma chambre. Elle me narguait, se gaussait de ma faiblesse et elle… elle est entrée en moi. Elle est en moi, actuellement. Je ne sais pas comment c’est possible, mais j’ai retrouvé un semblant de contrôle et je…

— Père, l’interrompit Blanche Neige, soucieuse. Calmez-vous. Il faut…

— Non. Tu dois écouter !

La voix du roi avait pris une tonalité stridente. De la sueur perlait à son front alors qu’il étreignait toujours les mains de sa fille avec force. Elle sentait qu’il tremblait. Ses yeux exprimaient une telle urgence, une telle panique, qu’elle se tut.

— Les artéfacts, reprit-il, un peu plus calme. Il faut que tu saches, car d’autres royaumes sont en danger. Le miroir de ta belle-mère enfermait l’un des Aspects de la fée d’Obscurité. C’est à cause d’elle que le Royaume Sylvestre est à feu et à sang. Elle veut sa vengeance pour ces millénaires d’emprisonnement et elle veut retrouver son pouvoir. Un miroir, une épée, une flûte et une clé.

Une épée. Le mot rebondit dans l’esprit de la jeune fille. Blanche Neige se souvint brutalement de l’arme étrange. La tour lui apparut soudain aussi clairement que ce jour funeste où elle l’avait découverte. Comment avait-elle pu oublier cette chose ? Ce fut son tour de serrer les mains de son père entre les siennes.

— Père ! Je sais où est l’épée. Près du château de Jouvenceroi. Dans les ruines de l’ancienne citadelle, au nord. Je l’ai vue…

— Ma fille, tu devras en parler à ton beau-père. Il ne se rappelle peut-être plus son importance. Tu devras lui expliquer avant qu’il ne soit trop tard. Tu dois le convaincre ! Nous avons failli dans notre tâche. Nous avons oublié. Tu dois le lui dire !

— Vous lui direz vous-même, fit Blanche Neige sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre rassurant.

Il secoua la tête.

— C’est trop tard pour moi, parce que j’ai failli aux devoirs de ma lignée. La nuit où la Reine est morte, cette créature maléfique a été libérée et elle m’a poussé dans la folie, elle me possède et ne cesse de me harceler de visions, de bruits et de sensations étranges. Je suis perdu, après ce que j’ai fait… J’ai été faible et j’en paye le prix, fit-il, d’une voix de plus en plus atone, en laissant ses mains retomber sur les draps.

Sa voix se brisa alors. Ses lèvres se tendirent en un rictus. Ses yeux, si fiers et si clairs deux secondes avant, se couvrirent de brume et il recommença à trembler, en regardant autour de lui, l’air égaré. Blanche Neige sentit son cœur se briser. Il se tourna à nouveau vers elle, mais ne sembla pas la reconnaitre. Elle déposa un doux baiser sur son front et l’aida à se rallonger.

Elle ne l’avait ni vue ni entendue, mais Hermeline s’était éclipsée. Elle revint quelques minutes plus tard, accompagnée de Pux et du prince. Le roi balbutiait des mots sans queue ni tête et tremblait de tous ses membres. D’un geste très doux, la guérisseuse ajusta les couvertures sur son corps maigre.

Blanche Neige posa ses yeux inondés de larmes sur Pux qui croisa son regard et hocha la tête, une expression affligée sur son visage ridé. Les sourcils froncés, le prince observait son beau-père, comme s’il essayait de résoudre une énigme. Les yeux du roi se fermaient doucement alors qu’il sombrait dans le sommeil. Blanche Neige sentit le froid envahir ses os. Le soleil était couché depuis longtemps et, sous les frondaisons des hauts arbres, l’humidité était telle que l’air qui traversait la fenêtre était presque glacé. Elle se leva en se frottant les bras.

— Venez, princesse. Vous devez manger. Pux va rester avec son roi.

Blanche Neige leva un visage interloqué vers le jeune homme, comme si elle s’apercevait à peine de sa présence. Hésitant à le quitter, elle jeta un dernier coup d’œil vers son père. Mais il était profondément endormi et le majordome était déjà près de lui, en train de raviver le feu. Hermeline, toujours installée à côté de son patient, la regarda.

— Je veille sur lui, princesse. Je vais préparer une autre dose de la potion pour le moment où il se réveillera.

Les sens embrumés par la fatigue et la tristesse, la jeune fille acquiesça puis se détourna et se laissa entrainer par Uwen.

La salle à manger, située dans l’aile ouest, au rez-de-chaussée, parut bien immense à Blanche Neige quand elle y entra. Peut-être y avait-elle vécu des moments agréables, mais elle ne s’en souvenait plus. Ou bien était-elle trop épuisée mentalement pour les convoquer.

Un feu joyeux avait été allumé dans le foyer qui ornait le mur du fond. La table centrale était mise et plusieurs plats avaient été servis. Skas, Ori et Thif discutaient avec Erwen. Lorsque les deux jeunes gens entrèrent, ils levèrent les yeux vers eux. Le silence tomba sur le groupe. Blanche Neige s’installa auprès de ses amis et leur offrit un pâle sourire.

— Je suis désolée, princesse, murmura Erwen.

Blanche Neige reporta le regard sur elle. La chasseresse paraissait abattue et triste.

— Merci, Erwen.

Devant elle, Ori plaça une assiette remplie de gibier et de champignons. Il la regardait avec de grands yeux inquiets. Blanche Neige le remercia d’un sourire. Le fumet odorant qui monta à ses narines lui aurait donné faim si elle n’était pas dans un tel état de catatonie émotionnelle.

Elle avait l’impression que le monde déjà si lointain de son enfance, avant toutes ces horreurs et tous ces maléfices, était en train de disparaitre à son tour, cette fois à cause d’une sorte de pacte millénaire dont elle n’avait pas connaissance. Elle ne toucha pas à la viande, même après les tentatives inquiètes d’Erwen.

Dans son esprit, les traits de la vieille femme qui lui avait vendu la pomme prenaient soudain la forme du beau visage de sa belle-mère dévasté par la souffrance juste avant qu’elle ne meure ; la salle de bal où elle avait fêté son mariage était brutalement engloutie dans les flammes et son père dansait en riant au milieu d’elles ; au-dessus flottait dans un nuage d’obscurité pure la fée : elle tenait entre ces mains les fils qui contrôlaient le roi. Il faisait des gestes saccadés, comme la marionnette qu’il était.

Elle pressa ses yeux de ses deux poings pour faire disparaitre les images et se força à observer les gens autour d’elle : elle croisa alors le regard clair de son époux et se raccrocha à lui comme un homme qui se noie tient désespérément la main de celui qui le sauve. Petit à petit, les voix des nains qui avaient repris leur discussion avec Erwen pénétrèrent le brouillard dans lequel elle était engloutie. Puis la chaleur infiltra ses os et ses muscles et fit fondre une partie de la glace qui enserrait son cœur et son esprit.

Un sourire erra sur ses lèvres, un petit et pâle sourire, mais cela fut suffisant pour rassurer le prince qui, tendu comme un arc, ne cessait de la couver du regard. Blanche-Neige picora quelques morceaux de sa viande. Qu’aurait-elle fait s’il n’avait pas été là ? Certes, ils ne s’aimaient pas comme un époux et sa femme, mais un lien existait entre eux, un lien qu’elle peinait à comprendre, fait à la fois de tendresse et de souffrance, un lien qu’elle espérait nourrir et faire grandir.

Le repas terminé, Erwen les accompagna à leurs appartements, dans l’aile des invités. Les nains et Hermeline avaient chacun une petite chambre. Lorsque Uwen et Blanche Neige furent seuls dans leur chambre, le prince la laissa se préparer. Lorsqu’elle rejoignit la pièce principale, il s’était installé sur une méridienne, près de la cheminée, et lisait un livre à la lueur des chandelles. La jeune fille hésita.

— Installez-vous dans le lit, princesse. Vous avez besoin de vous reposer.

— Mais, vous… ?

Il sourit.

— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je dormirai très bien ici.

Elle le considéra encore un long moment, mais l’épuisement pesait de toutes ses forces sur son esprit. Elle le remercia d’un sourire et s’installa sous les draps. Le sommeil la happa dès que sa tête toucha l’oreiller.


Texte publié par Feydra, 16 juillet 2024 à 19h29
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