Lorsque le soleil se leva le lendemain matin, Blanche Neige était déjà prête et, par la grande fenêtre de sa chambre, elle put contempler les chauds rayons de l’astre éveiller les terres paisibles de Serestria. Elle laissa aller son regard encore plus loin, sur la silhouette des Sept Pics, l’immense chaîne de montagnes qui coupait son pays natal en deux. Le spectacle était admirable, mais sa joie était ternie par l’angoisse qu’elle ressentait en pensant à son père et à son royaume de naissance. Elle grignota rapidement le petit-déjeuner que lui avait apporté Pitchenette et descendit en courant jusque dans la cour principale du château.
Le convoi était prêt à partir quand, montée sur Encre, elle le rejoignit. Son époux, à cheval, faisait une dernière inspection. Elle l’observa un moment. Son époux ne l’avait pas vue, tout entier focalisé sur le convoi qu’il observait d’un œil sévère. Le souvenir de leur dispute était encore bien vivace dans son esprit. Pourtant, à ce moment-là, elle ne put s’empêcher d’admirer à quel point il était impliqué dans son rôle de meneur.
Skas, Ori et Thif étaient installés à l'avant du chariot de matériel. Ils s'étaient appropriés le rôle d'intendant de cette petite expédition : Thafu, qui restait en arrière pour garder la boutique et accueillir leurs trois frères à leur retour de Blanchehaie, leur donnait quelques dernières recommandations. Quand Skas la vit, il l’appela de sa voix forte, attirant l’attention du prince. Elle s’avança jusqu’à lui.
Il la salua respectueusement, mais il ne put s’empêcher de la détailler. Elle avait réuni ses cheveux d’ébène en un chignon retenu par une résille et elle était habillée de la tenue qu’elle avait fabriquée : des sortes de chausses taillées dans un tissu bleu fin, bouffantes, recouvertes par une chemise blanche assez longue, avec une ceinture. Une cape brune tombait jusqu’à ses pieds, enfermés dans des bottes en cuir. Jamais il n’avait vu une femme vêtue ainsi.
D’un autre côté, il n’était pas spécialiste des vêtements féminins et il trouvait que celle-ci lui seyait parfaitement. Les nains la complimentèrent en riant et elle leur répondit gracieusement. Le prince se plaça à l’avant du convoi. Uwen fit un geste de la main : la file de chariots et de cavaliers s’ébranla et s’engagea sur le pont-levis. La princesse se rapprocha de la charrette conduite par Hermeline, qui, à sa demande, les accompagnait pour s’occuper des blessés. Son amie lui sourit.
Ils traversèrent au petit trot la ville qui se blottissait au pied du château : elle se réveillait à peine, mais quelques badauds les regardèrent passer. Puis ils atteignirent la plaine herbeuse qui s’étendait plus loin et commencèrent leur première journée de voyage.
Blanche Neige ruminait encore la froideur de son époux. La veille, il avait eu l’air de vouloir lui parler, puis il s’était investi dans la préparation du convoi. Elle ne pouvait certes pas le lui reprocher. Pourtant, l’agacement de la princesse ne cessait d’augmenter. L’image du petit autel dans le boudoir apparut dans son esprit.
À la fin de la journée, ils firent halte à la lisière de la vaste sylve, à la frontière de son pays natal. La princesse s’avança un peu sous les premiers arbres et respira les senteurs d’humus et d’écorce. Cela lui rappela son enfance : les moments où elle se promenait à l’orée de la forêt près du château et où elle avait l’impression qu’ils lui racontaient des histoires. Elle caressa doucement de sa main droite le tronc d’un hêtre tout proche et ferma les yeux : elle avait la sensation de percevoir le battement de la sève qui circulait depuis les racines jusqu’aux branches les plus hautes.
Les lueurs mordorées du soleil couchant inondaient les troncs et les feuilles d’une teinte sanglante. Derrière elle, ses compagnons s’activaient pour monter le camp.
Blanche Neige se laissa envahir par la rumeur des feuillages qui s’agitaient dans la brise. Des senteurs d’humus, de terre et de bois remontaient des profondeurs de plus en plus obscures de la sylve. Elle apercevait encore, étincelles colorées et joyeuses, les petites fleurs qui se lovaient sous la protection des arbres. En elle renaissait la tendresse qu’elle éprouvait pour cet endroit quand elle était toute jeune, avant la cruauté, avant l’horreur.
Soudain elle frissonna. Comme dans son cauchemar, les images de ce moment où le chasseur l’avait trainée dans les bois menaçaient d’envahir son esprit. Elle les repoussa de toutes ses forces. Hors de question de se laisser contrôler par ses mauvais souvenirs. Elle caressa l’écorce rugueuse et la sensation l’ancra dans le présent. Elle s’abandonna au chant doux du feuillage au-dessus d’elle ; elle avait l’impression d’entendre un murmure de voix incompréhensible juste à la lisière de son ouïe.
Elle fronça les sourcils et ouvrit les yeux : que tentaient de lui dire ces voix déformées ? Elle sentait des accents de peur, de souffrance et de danger. Soudain, les craquements du bois et le sifflement dans les branches ne lui parurent plus si harmonieux. Elle retira sa main et recula d’un pas.
Les ombres entre les troncs lui semblèrent vivantes : elles convulsaient d’une vie malsaine ; des tentacules brumeux et noirâtres palpitaient et transformaient en cendres tout ce qu’elles touchaient ; des petites lumières y clignotaient, comme autant d’yeux qui la fixaient. Elle recula encore en direction du feu de camp qu’elle sentait derrière elle.
Au moment où elle allait appeler à l’aide, l’illusion disparut. La forêt reprit son apparence naturelle. Blanche Neige resserra sa cape autour d’elle, trouvant l’air froid soudain. Que s’était-il passé ? Avait-elle halluciné ? Était-ce un cauchemar éveillé ? Ou bien la forêt avait-elle essayé de la mettre en garde ? Quoi que ce soit, l’avertissement avait été compris. Un mal inconnu sévissait dans son royaume natal. Elle espérait qu’il n’avait pas emporté son père et toutes les personnes qu’elle chérissait.
Elle resta silencieuse et pensive. Les nains tentèrent bien de lui changer les idées, mais elle ne répondait que par des monosyllabes.
— Tout va bien, princesse ? lui demanda le prince, en s’installant à côté d’elle.
Il lui tendit une assiette pleine de viande grillée. Blanche Neige la prit et leva les yeux vers lui.
— Très bien, mon prince. Je suis juste fatiguée.
Uwen n’eut pas l’air convaincu, mais il n’insista pas. Il resta près d’elle à déguster son repas, mais ne tenta plus d’engager la conversation , préférant échanger avec Skas et ses frères.
Blanche Neige les écoutait d’une oreille distraite. Elle avait du mal à se débarrasser du mauvais pressentiment, né des murmures qu’elle avait entendus. Elle avait l’intuition qu’ils allaient découvrir quelque chose d’horrible. Pendant une seconde, elle fut tentée de demander au prince de faire demi-tour, de retourner à Jouvenceroi. Puis elle se morigéna : la petite fille terrifiée et naïve était morte depuis longtemps. Elle devait rentrer chez elle, quelles que soient les épreuves et les souffrances que cela engendrerait pour elle.
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