Les joues rosies par sa chevauchée à travers la campagne, Blanche Neige guida Encre dans sa stalle, la délesta de sa selle et l’étrilla pendant un long moment, séchant la sueur qui perlait sur son doux pelage. Les palefreniers continuèrent à vaquer à leurs tâches, laissant la princesse s’occuper de sa jument. Elle lui donna une moitié de pomme et l’embrassa sur les naseaux avant de la quitter.
D’abord surpris qu’une dame de sa qualité se préoccupe ainsi de sa monture, ils avaient fini par prendre l’habitude de la voir prendre soin de son animal quand elle rentrait de ses promenades. L’un des palefreniers, Ulrich, lui avait enseigné les différents gestes, montré les divers outils et comment s’en servir. Elle avait été très impressionnée par la douceur et le respect dont il faisait preuve pour s’occuper des bêtes.
À toute heure de la journée, les nombreuses cours du château bruissaient d’activités. Blanche Neige avait pris l’habitude de s’y promener régulièrement et d’observer les tâches des serviteurs, les rondes et les entrainements des gardes. La plupart avaient fini par s’y familiariser, séduits par sa beauté rayonnante, sa fraicheur et sa curiosité. Elle décida de s’accorder encore une petite promenade et emprunta un chemin détourné pour retourner à l’intérieur. Traversant courettes et allées, elle déboucha sur la cour principale, face aux imposantes portes qui s’ouvraient sur la ville de Jouvenceroi.
Sa bonne humeur disparut soudain et elle se figea : à une dizaine de mètres marchait son époux, en grande conversation avec un soldat. Il ne l’avait pas vue et semblait se diriger vers le pont-levis. Il allait donc en ville, à pied, sans doute à proximité des remparts. Elle savait qu’une taverne très prisée de la garde se situait juste là. Elle faillit l’appeler, mais se ravisa. Elle les suivit de loin pour les observer attentivement. Ils étaient tous les deux armés et leurs bottes sales montraient qu’ils venaient de rentrer d’une quelconque mission.
Uwen était souriant et détendu, bien plus que lorsqu’il se retrouvait en sa présence. Elle n’avait vu un tel sourire qu’à une seule occasion : la première fois qu’il avait croisé son regard, alors qu’elle se réveillait à peine de son sommeil empoisonné. Elle le trouvait beau, avec cet air insouciant sur son visage, encadré par ses cheveux bruns, aux boucles légèrement emmêlées, et ses yeux verts brillant d’un éclat vif.
Il parlait avec animation et l’autre l’écoutait avec attention. Une très forte camaraderie semblait les lier. Ils s’arrêtèrent pour échanger un moment avec des gardes.
Quand ils continuèrent leur route, elle les fixa jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus les voir, en serrant les poings. Les découvrir ainsi la dérangeait profondément et la plongeait dans une colère irrationnelle. Après tout, Uwen avait le droit d’avoir des camarades. Elle enviait la proximité qu’elle avait sentie entre eux, proximité dont elle était privée alors qu’elle était sa femme. Elle prit une résolution : ce soir elle le confronterait.
Lorsqu’elle entra dans sa chambre, une bonne demi-heure après être arrivée au château, l’odeur suave de l’orange et de la lavande embaumait la pièce, allégeant ses soucis. Elle sourit. Pitchenette avait dû la voir rentrer ou bien une de ses amies lui avait transmis l’information. Sa servante savait toujours tout, la princesse la soupçonnait presque d’avoir des pouvoirs magiques. Elle déposa sa sacoche sur son lit. Puis elle se rendit jusqu’à son cabinet de toilette, en essaimant les vêtements sur son chemin, comme les cailloux du Petit Poucet.
Elle plongea avec délectation dans l’eau chaude et ferma les yeux pour profiter pleinement des senteurs délicieuses des huiles parfumées et des pétales de fleurs. Il faudrait qu’elle remercie Hermeline et qu’elle lui demande de lui apprendre à fabriquer ces douces fragrances. Dans ces instants-là, la pesanteur de son cœur disparaissait un peu. Elle laissa durer ce moment jusqu’à ce que l’eau devienne presque froide. Le crépuscule s’attardait encore, illuminant de ses derniers rayons les toits des tours lorsqu’elle quitta son bain.
Elle attrapa une grande serviette. En retournant dans la pièce principale, elle s’aperçut que Pitchenette était passée par là et avait rangé ses affaires. Une robe propre attendait sur le lit. Elle s’habilla prestement et donna un coup de brosse dans ses cheveux noirs comme l’ébène.
L’heure du repas était proche. Elle espérait que le prince serait présent ce soir. Elle sortit de sa chambre et prit l’escalier monumental qui menait dans le hall du château. Alors qu’elle descendait, elle entendit la rumeur des voix des habitants : ils seraient nombreux. Elle décida de passer par la salle des trophées : elle aimait admirer les tableaux représentant les aïeux de la famille royale ou quelques grands évènements historiques du royaume, ainsi que les armures et les objets anciens, cadeaux venus de pays lointains.
Cependant ce qui la fascinait toujours beaucoup, c’était l’immense peau aux écailles bleues et vertes, enfermée dans une vitrine. On lui avait expliqué que c’était un dragon vaincu par le frère d’Uwen, son jumeau. Lorsqu’elle avait demandé à le rencontrer, impressionnée, on lui avait dit qu’il était parti s’installer dans un royaume du sud. Mais elle avait remarqué que les questions qu’elle posait à ce sujet mettaient mal à l’aise ses interlocuteurs. Cela ne fit bien sûr qu’attiser sa curiosité et son imagination. Elle aimait donc passer du temps devant ces restes d’une noble créature en essayant d’inventer sa vie et ses aventures. Cela remplaçait les histoires que son époux aurait pu lui raconter, s’il avait bien voulu.
Ce soir-là, cependant, la vue de ce vestige ne lui apporta pas le réconfort habituel. Aussi se hâta-t-elle de quitter la pièce. Quand elle entra dans la vaste salle à manger, la grande table était déjà prête et les membres de la maisonnée presque tous installés. Le roi eut un sourire rayonnant au moment où il la vit. Elle le rejoignit en évitant avec agilité des serviteurs, les convives et les chiens et lui fit une gracieuse révérence.
— Votre Majesté.
— Ma fille ! s’écria Anthéus.
Il l’attira vers lui et la serra dans ses bras. Elle sourit, lui rendit son étreinte. Quand il la relâcha, elle s’installa près de lui. En le regardant, elle se rappela soudain qu’elle voulait lui poser une question, lui parler de quelque chose d’important, mais elle ne parvenait pas à se souvenir de quoi. Aussi cessa-t-elle de s’en inquiéter.
Quand les membres de la famille du roi en séjour au château, ses amis proches et les nobles invités furent installés aux différentes tablées, le repas commença, sans Uwen. Déçue, Blanche Neige contempla le siège vide. Puis elle décida de faire honneur aux plats qu’on lui présentait, car elle avait une faim de loup. Au moment du dessert, le prince n’avait toujours pas paru. Il devait avoir préféré passer la soirée avec son ami, elle ne savait où.
Le plaisir de ces mets délicieux était terni par le sentiment de solitude et d’abandon qu’elle ressentait. Elle écoutait à peine les conversations courtoises autour de la table. Le roi Anthéus semblait extrêmement contrarié, mais il ne fit aucun commentaire.
Une fois le dîner terminé, elle s’excusa et quitta la salle, sous le regard soucieux de son beau-père. Elle évita adroitement les demoiselles qui paraissaient manifester le désir de lui parler et se précipita dans sa chambre, par les chemins détournés qu’elle connaissait bien. Elle luttait contre les larmes, sans trop savoir pourquoi. Finalement, ce n’était qu’un repas comme tous les autres. Néanmoins, ce soir particulièrement, l’absence de son époux était douloureuse.
Elle ralentit lorsqu’elle passa devant la porte de ses appartements. Elle n’y avait jamais mis les pieds, ils étaient à l’opposé des siens. Elle regarda autour d’elle, mais le couloir était désert. Elle se mordit les lèvres, hésitante : une profonde envie d’entrer et de confronter son mari l’envahissait. Elle resta quelques secondes immobile, à écouter et réfléchir. Finalement un sourire éclaira son visage. Elle partit d’un pas rapide en direction de sa chambre, se rendit directement à son établi et y prit un délicat dragon qu’elle avait terminé depuis peu.
Fière de son idée, elle y retourna et frappa à la porte. Comme personne ne répondait, elle tenta d’appuyer sur la poignée qui s’abaissa et le battant s’ouvrit silencieusement. Elle hésita, ne sachant pas si elle avait le droit d’être ici. Puis elle se rabroua : elle était sa femme ! Résolue, elle pénétra dans la chambre légèrement illuminée par le feu dans la cheminée et un chandelier posé sur un bureau encombré de documents.
Elle y jeta un coup d’œil de loin : au moins, il ne lui mentait pas quand il lui disait qu’il était occupé par les affaires de l’état. Enhardie, le dragon toujours serré dans la main, elle explora, cherchant à mieux le connaitre en observant son antre. La chambre était bien équipée, mais décorée sobrement. Sur un fauteuil étaient posés son baudrier et son épée, des pièces d’armure attendaient d’être nettoyées sur une table. De toute évidence, il venait de rentrer de sa petite promenade. Mais où était-il alors ?
Elle aperçut une porte entrouverte. Elle la poussa et découvrit un boudoir. Les murs de pierre étaient nus. Cependant sur une jolie coiffeuse, le seul meuble, étaient disposés de nombreux objets féminins : une brosse, une boite à bijoux, quelques mèches de cheveux attachés par un ruban, une boite à musique, un violon entouraient un portrait au centre. Blanche Neige fixa la peinture : une femme souriante y était représentée. Son teint pâle, ses yeux d’un noir profond, ses lèvres rouges et fines respiraient la douceur. Ses pupilles s’agrandirent d’effarement : elle lui ressemblait tant qu’elles auraient pu être sœurs. Qui était donc cette femme ? Cet endroit préservé révélait tant d’amour. Le petit meuble était un autel dédié à une divinité adorée.
Avec horreur, Blanche Neige porta une main à sa bouche : c’était un mémorial. Elle se sentait soudain coupable d’être entrée dans la chambre et d’avoir découvert le secret du prince sans son autorisation. Elle se sentait aussi trahie, car elle comprenait maintenant la raison de sa demande en mariage. Je lui ressemble tant ! C’est pour cela que... Cette pensée la peinait tant qu’elle ne pouvait l’achever.
Luttant contre les larmes, elle recula et fit demi-tour, désireuse de quitter cet endroit au plus vite. Dès qu’elle eut repassé la porte, elle se figea : Uwen était là, debout face à elle, le visage fermé, les poings serrés. Dans ses yeux verts, la colère semblait se disputer avec autre chose, une émotion qu’elle n’arrivait pas à identifier. Le temps parut soudain s’immobiliser. Les deux époux se fixaient. En elle la culpabilité se mêlait à l’indignation et à la honte. Pour quelles raisons ? Elle n’en avait plus aucune idée. Mais comme le silence s’éternisait, elle se risqua à parler.
— Je voulais vous accueillir, mon Prince. Je vous cherchais et j’ai vu cette porte ouverte, alors…
— Alors la curiosité a été plus forte que vous, c’est ça ? De quel droit entrez-vous dans mes appartements et dans son cabinet de toilette ? Vous n’avez rien à faire ici !
Elle tressaillit. Il avait craché ces mots avec tant de courroux et de mépris. Jamais elle n’avait vu une telle expression sur son visage. La colère commença à monter en elle. De quel droit ? Elle était sa femme, même s’il semblait l’avoir occulté de son esprit. Elle n’aurait pas eu à faire cela, s’il daignait lui parler. Mais elle se contint : à voir son état de fureur, l’aggraver était une mauvaise idée. Elle n’avait qu’une envie : se pelotonner dans son lit pour essayer d’alléger l’étau qui lui comprimait le cœur. Une douleur sourde commençait à envahir la main qui serrait encore le dragon.
Alors elle releva le menton, retint ses larmes et le fixa droit dans les yeux.
— Je n’aurais pas dû entrer. Je vous présente mes excuses, fit-elle d’un ton froid et protocolaire.
Le jeune homme écarquilla les yeux, soudain décontenancé par son attitude. Il s’attendait – il espérait ? – à un éclat, des cris, des regards enflammés. Elle le salua d’un hochement de tête poli et le contourna pour sortir de la pièce. En passant, elle posa la statuette sur un guéridon et disparut dans le couloir. Il s’était retourné pour la suivre du regard. Il s’était même avancé d’un pas, avant d’interrompre son mouvement. Pourquoi ? Pour la retenir ? Pour s’excuser ?
Il aperçut la sculpture. Il la prit : c’était un charmant dragon aux ailes déployées, délicatement façonné dans un bois de couleur ocre. Son cœur se glaça quand il reconnut la créature. Les souvenirs de son enfance refirent surface brutalement. Comment avait-elle su ? Cet objet était clairement un cadeau : était-ce un soufflet ? Pour se venger ? Le faire souffrir ? Il faillit la rejoindre dans sa chambre pour la confronter.
Puis l’image de son joli visage triste flotta dans son esprit. Réalisant la sauvagerie de sa réaction, il se laissa tomber sur son lit et ferma les yeux pour se calmer. Blanche-Neige ne ferait jamais cela. Elle avait toujours été parfaite. C’était lui qui ne la méritait pas, lui qui la délaissait. Il frappa du poing sur son matelas : il ne se reconnaissait plus. Depuis qu’il l’avait rencontrée, il n’était que l’ombre de lui-même, un être lâche, injuste et sauvage. Comme le dragon. Mais pas celui qu’il tenait dans ses mains : celui-ci avait un air noble et puissant, son regard semblait serein et sage. Il le contempla longuement, s’émerveillant du talent de la princesse.
Certes il ne pourrait jamais l’aimer comme il avait aimé sa femme. Mais il pouvait tout de même la chérir et la protéger. Il lui expliquerait, dès demain. Il clarifierait tout. Il posa la sculpture sur la table près de son lit. Puis il se leva et entra dans le cabinet de toilette pour rendre hommage à son épouse disparue.
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