Blanche Neige manipula le bracelet avec délicatesse et l’admira : elle distinguait des fleurs et diverses plantes gravées sur le métal torsadé ; des pierres semi-précieuses y avaient été serties et il brillait à la lumière du feu qui brûlait dans le fourneau.
— Splendide, affirma la jeune fille.
Les yeux sombres de Skas s’illuminèrent. Le nain, dont la silhouette élancée était cachée derrière un tablier de cuir, se tourna vers ses frères avec un air triomphant. Blanche Neige aperçut une minuscule améthyste dans le lobe de son oreille, dont le bout effilé pointait au-dessus de sa chevelure noire finement tressée.
Ori, installé à son établi, leva ses yeux clairs de son travail et sourit. Quand elle était arrivée, il l’avait salué d’un petit geste joyeux, puis il avait repris sa tâche minutieuse. Le plus fluet des sept nains avait une silhouette et des mains fines. Ses cheveux bruns étaient très courts, contrairement à celles de ses frères, ce qui allait bien avec son visage imberbe. Entre ses doigts agiles, le métal se décorait de mille et une gravures délicates.
— Je vois que vous avez beaucoup de commandes, continua la princesse en s’approchant du présentoir sur lequel était posée toute une collection de bijoux très raffinés.
Thif leva ses yeux bruns des outils qu’il était en train de réparer. Sa carrure robuste lui permettait de manipuler sans se fatiguer l’énorme soufflet posé au pied du fourneau et, s’il n’avait pas le talent de Skas et Ori pour l’orfèvrerie, il excellait dans celles des outils et des lames. Sous sa barbe noire bien tressée, un sourire étira ses lèvres.
— Tu me croiras si je te dis qu’ils faisaient venir leurs bijoux des baronnies, fit-il en s’essuyant délicatement ses mains aux ongles soignées sur un tissu. Ils étaient contents quand on a ouvert boutique.
Les nains, joliment récompensés par le roi pour avoir protégé Blanche Neige pendant toutes ces années, avaient dépensé cet argent en achetant une vieille forge, dont le propriétaire ne pouvait plus s’occuper. Heureux de pouvoir s’installer près de leur amie, ils avaient rénové l’endroit.
Située dans la rue principale de Jouvenceroi, pas très loin du château, elle était lovée au fond d’une petite cour fermée par un portail. La première fois qu’elle y était entrée, le jour de l’inauguration, elle avait été fascinée par le gros fourneau bien rebondi, ainsi que par le matériel qu’ils avaient installé : les pinces, l’enclume, le soufflet … La pièce subissait une chaleur torride à toute heure de la journée, mais les nains ne semblaient pas en souffrir. Blanche Neige avait écouté avec émerveillement les explications de Thafu sur le fonctionnement de la forge et elle se plaisait à en nommer les différents éléments à chaque fois qu’elle venait les voir.
En six mois, ils avaient réussi à séduire la population par leur bonne volonté et la qualité de leurs travaux. Cela faisait quelques semaines qu’ils avaient choisi d’élargir leur artisanat à la joaillerie.
À ce moment-là, Thafu revint de la pièce du fond, portant une brassée de bois. Ses cheveux argentés tressés à la manière des nains, sa courte barbe bien coupée, sa tenue toujours tirée à quatre épingles faisaient de lui un nain bien mis. Ses yeux bleus pétillants de sagesse et son visage souvent sérieux en faisaient le sage de la fratrie. Il lâcha le bois dans l’énorme panier et s’essuya les mains sur son tablier.
— Blanche Neige, s’écria-t-il, en s’approchant d’elle.
Dans son visage aux traits taillés à la serpe, le sourire qu’il offrit à la jeune fille atténua sa sévérité.
— Thafu, salua-t-elle, envahie de tendresse.
— Mes créations te plaisent ? demanda-t-il, en examinant les bijoux d’un œil critique.
Un triple raclement de gorge lui fit lever les yeux au ciel. Il jeta un regard en coin à ses trois frères.
— Pardon… nos créations.
— Ouais… Parce qu’on ne te voit pas souvent mettre les mains dans le charbon, hein, rétorqua Thif en lui donnant une bourrade.
Blanche Neige réalisa soudain quelque chose. Elle parcourut la pièce, les sourcils froncés.
— Où sont Thrad, Dren et Tryd ?
— Ils sont dans les baronnies, à Blanchehaie. On veut ouvrir une ptite succursale là-bas, répondit Skas.
Blanche Neige en resta bouche bée.
— Bravo ! Vous devenez célèbres ! s’écria-t-elle.
— Ouais. Le roi nous a un peu aidés à prendre contact avec eux. J’crois qu’il désirait aussi reprendre les relations avec la baronnie. Quelq’chose comme ça.
— On est des espions, fanfaronna Thif.
Thafu lui donna une tape sur la nuque alors qu’Ori pouffait.
— Arrête de dire des sottises.
Blanche Neige eut un sourire attendri.
— Je suis contente pour vous, mes amis.
— Ne t’inquiète pas, hein. Y’en aura toujours parmi nous qui resteront près de toi.
Son sourire s’élargit. Elle leur envoya un baiser de loin et s’amusa de leur mine gênée et rougissante.
— Il faut que je rentre, fit-elle soudain. À bientôt.
— À bientôt, Blanche Neige, firent-ils tous en chœur.
Elle éclata de rire. Elle quitta leur boutique et remonta la rue principale en direction du château, d’un pas joyeux. Visiter ses amis la mettait toujours de bonne humeur. Elle avait été ravie lorsqu’ils lui avaient annoncé qu’ils restaient auprès d’elle. Leur présence lui avait rendu les premières semaines beaucoup plus douces. Elle ne manquait jamais de venir les voir plusieurs fois par semaine et elle apprenait même à forger avec eux. En six mois, elle n’avait malheureusement pas beaucoup progressé, mais elle s’obstinait malgré tout.
L’odeur de la pluie fraichement tombée envahit ses narines. Un orage d’été avait éclaté juste au moment où elle était arrivée à la forge. Les nuages s’amoncelaient depuis le matin, apportant un peu de douceur dans cette période de températures assez chaudes. L’averse avait donné un réjouissant concert de clapotis accompagnés par le tambour du tonnerre, pendant une petite heure. Le soleil revenu séchait tranquillement les rues et l’odeur de pétrichor envahissait l’atmosphère. Blanche Neige aimait particulièrement cette senteur terreuse et végétale.
Elle bifurqua dans une ruelle et s’arrêta devant une jolie porte bleue. Elle fut accueillie par Blanchefleur, radieuse, qui la laissa entrer avec joie. Elle l’entraina dans la pièce principale. La maison était petite – une pièce à vivre et une chambre – mais propre et lumineuse. Une douce odeur de marguerite et de lilas enveloppait toute chose.
Pendant que la jeune mère lui préparait un thé, elle se pencha sur le berceau du petit Enguerrand, qui avait maintenant trois mois. Il était ravissant ; ses joues rondes et roses respiraient la santé et il posait sur elle de magnifiques yeux bleus. Il sourit en la voyant. Elle sortit de sa sacoche – qui ne la quittait jamais – la sculpture de chien qu’elle avait réalisé pour lui. Elle l’agita en souriant et en imitant ses aboiements.
— Vous pouvez le prendre dans vos bras, si vous voulez, fit Blanchefleur depuis l’autre pièce.
Alors Blanche Neige posa la statuette, glissa ses mains sous son dos et sa nuque et le souleva doucement. Le petit garçon gazouilla. Elle le cala confortablement contre son épaule et de sa main libre, prit le jouet. Puis elle rejoignit Blanchefleur.
Enguerrand sur les genoux, elle partagea un thé et un moment amical avec Blanchefleur. La domestique, épanouie, babillait de tout et de rien, mais surtout de son bébé et de son époux. Blanche Neige l’écoutait avec plaisir. Pourtant, plus elle observait le bonheur simple de la jeune femme, plus elle sentait l’amour qu’elle éprouvait pour les deux hommes de sa vie, plus son cœur s’emplissait de tristesse.
Au bout d’une heure, elle déposa un baiser sur la tête chaude du nourrisson, promit à son amie de revenir rapidement et quitta la petite habitation. Elle reprit le chemin du château avec mélancolie, sans faire attention à rien. Quand elle pénétra dans la cour, elle eut soudain envie de fuir. Tout le monde s’empressait toujours auprès d’elle. Non pas que cela ne lui soit pas agréable, au contraire, mais certains jours – comme celui-ci – elle avait bien du mal à le supporter.
Blanche Neige suivit la muraille en direction du domaine d’Hermeline et se glissa dans le jardin de simples. Elle regarda autour d’elle pour s’assurer qu’il n’y avait personne. Elle finit par se détendre et s’assit sur un carré d’herbe, au centre.
À cet instant, elle aspirait au calme, elle éprouvait le besoin de s’isoler pour remettre de l’ordre dans ses émotions. Elle ferma les yeux et inspira profondément, se laissant envahir par les odeurs des plantes. Autour d’elle, les végétaux aux larges feuilles vert tendre et les fleurs aux pétales fragiles et doux rivalisaient de délicatesse. C’était un véritable ballet de couleurs et de senteurs : l’effluve de la groseille à maquereau, des baies de cassis et des framboises se mêlaient avec celle du jasmin, du magnolia et du pélargonium. Un promeneur surgissant soudain au milieu de cet endroit bucolique aurait la sensation que la flore se prosternait aux pieds de la princesse.
Ce lieu était familier et revigorant pour elle. À chaque fois qu’elle y pénétrait, elle percevait une énergie vivifiante dans ses veines et dans ses muscles. Elle avait même parfois l’impression que les fleurs se penchaient vers elle pour lui murmurer leurs secrets, comme dans son enfance.
Quand elle fut apaisée, elle sortit un morceau de bois de l’une de ses poches ainsi qu’un couteau et entreprit de terminer l’animal qu’elle avait commencé à façonner.
— Est-ce un cheval ou une licorne ? entendit-elle demander dans son dos.
Reconnaissant la voix, elle sourit.
— Je ne sais pas encore.
Hermeline apparut alors à ses côtés, jeta un œil critique sur la sculpture et déclara d’un ton sans appel.
— C’est un pégase.
Blanche Neige eut un petit rire et, sans bouger, elle regarda la guérisseuse passer près d’elle. Puis elle continua son travail, pendant qu’Hermeline, vêtue de son tablier et de ses gants, armée d’un petit couteau, s’agenouillait à côté d’un buisson orné de milliers de petites billes brillantes d’un violet foncé.
— Dame Peluche a encore une crise d’arthrose ?
— Je soupçonne plutôt qu’elle adore le thé au cassis, fit Hermeline. Et vous, princesse, que cherchez-vous ici ?
Blanche Neige soupira.
— Un endroit pour réfléchir.
Hermeline se tourna vers elle et lui jeta un regard perçant.
— C’est le prince ?
La princesse hocha la tête en silence. Elle était concentrée sur la petite statue, mais le couteau à bois était immobile. L’herboriste, hésitante, la contempla pendant quelques secondes. Néanmoins, elle décida de la laisser et termina sa cueillette. Quand elle quitta le jardin, la princesse, perdue dans ses pensées, ne lui adressa pas la parole.
Le prince Uwen était un mystère pour la jeune fille. Quand elle l’avait rencontré, dans ses yeux, elle avait lu tant d’amour. Quelques jours de voyage plus tard, cet amour s’était transformé en distance et en froideur. Ce mariage n’était un mariage que de nom. Depuis la cérémonie et la fête, ils s’étaient à peine croisés et pas une fois il ne l’avait embrassée. Sa nuit de noces avait été solitaire. Il l’évitait, purement et simplement.
Et là était l’autre problème dans cette relation. Quand il l’avait accompagnée à sa chambre, cette première nuit, il avait prétexté le choc de la mort de sa belle-mère et la fatigue pour la laisser dormir seule. Le soulagement qu’elle avait ressenti était si fort qu’elle s’était demandé ce qui n’allait pas chez elle.
Elle soupira. Avaient-ils subi un enchantement tous les deux, comme dans les contes de fées ? Peut-être les nains avaient-ils ensorcelé le cercueil de verre ?
Six mois s’étaient passés depuis son mariage. Six mois remplies de découverte et de joies. Elle avait tout ce qu’elle désirait dans ce château, des occupations pour enrichir ses journées, des servantes loyales et efficaces, des jeunes femmes pour parler et jouer, des gens à chérir, un endroit immense à explorer.
Malgré tout, elle ne cessait de faire des cauchemars et parfois croyait voir sa belle-mère flotter au-dessus de son lit. Ce moment où la sorcière s’était effondrée était resté gravé dans sa mémoire. La punition que le roi et le prince avaient décidée était sans doute juste, mais cruelle. Certes la Reine avait tant de fois essayé de la tuer ; elle lui avait fait vivre tant d’horreurs. Cependant, quelque chose l’empêchait de la haïr. La voir souffrir ainsi dans cette danse grotesque l’avait peinée. Mais elle n’avait rien fait. Et c’était une culpabilité qu’elle aurait à porter toute sa vie.
Lorsque le corps était parti en poussière, sous les yeux médusés de toute l’assistance, Blanche Neige avait senti soudain son cœur s’alourdir sous un mauvais pressentiment qui ne l’avait jamais vraiment quitté. Mais elle ne pouvait en parler à personne, surtout pas à son époux, en qui elle aurait aimé avoir au moins un confident.
Une brise fraiche effleura ses bras, la tirant de sa rêverie amère. Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil commençait à se coucher. Ses rayons rouge et orange embrasaient les murs, comme s’ils étaient en flammes. Elle frissonna devant ce spectacle pourtant si beau. Dans ses mains, le pégase attendait d’être achevé. Elle poussa un soupir, peu satisfaite de n’avoir pas terminé ce qu’elle avait prévu. Elle se leva, secoua sa robe pour en enlever les brins d’herbe et quitta le jardin.
Elle traversa les larges couloirs du rez-de-chaussée pour atteindre les cuisines. Elle jeta un coup d’œil par la porte pour voir si elle pouvait s’y glisser pour subtiliser un morceau de pain, mais elles étaient dans une grande animation, à l’approche du repas du soir. Des seigneurs et des membres de la famille royale séjournaient au château, ce qui mettait tous les serviteurs en effervescence. Ce n’était pas le moment de les déranger. Elle prit donc son mal en patience.
Il restait encore au moins deux heures et elle ne voulait pas les passer à ruminer entre ces hauts murs. Aussi décida-t-elle d’aller se promener à cheval. Aussitôt l’image de la colline au pied de laquelle se trouvaient les ruines de l’ancienne forteresse apparut à la surface de son esprit. Elle sourit : c’était son endroit préféré et elle eut soudain une forte envie d’y retourner.
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