Trois heures plus tard, Blanche Neige se tenait aux côtés de la jeune mère, dans une chambre surchauffée. Allongée sur le lit, celle-ci rivait ses yeux mi-clos en direction de la table sur sa gauche. Son visage était trempé de sueur et de larmes. De temps en temps, un éclair de souffrance déformait légèrement ses traits. Ses cheveux bruns accentuaient encore la pâleur de son teint. Blanche Neige gardait sa main molle dans la sienne, le cœur serré devant son désespoir muet. Le silence n’était interrompu que par le crépitement des flammes et la respiration de la guérisseuse.
Elle regarda Hermeline. Elle venait d’allonger le nouveau-né sans vie sur la table en bois protégée d’un drap. Son visage exprimait la concentration. Ses yeux émeraude prirent un éclat presque surnaturel dans la clarté du brasier alors qu’elle frictionnait la poitrine du nourrisson. De l’autre côté du lit, la cuisinière, la main posée sur l’épaule de la jeune accouchée, fixait ses prunelles nimbées de larmes sur l’herboriste. Le petit ne frémissait pas ; sa peau devenait de plus en plus grisâtre.
— Princesse, apportez-moi le baume, là, fit-elle soudain, en pointant du menton dans la direction de la commode sur laquelle elles avaient mis leur attirail.
Blanche Neige posa doucement sur le matelas la main qu’elle tenait. La servante ne sembla même pas s’en rendre compte. Elle se précipita et attrapa le pot, qu’elle tendit immédiatement à la guérisseuse. Il contenait une crème épaisse, d’une couleur rouge, à l’odeur douceâtre. Elle luisait.
— Prenez en une bonne quantité et étalez-le sur la poitrine, en la massant délicatement, mais régulièrement.
La jeune fille hocha la tête, posa la fiole à côté du nourrisson, empoigna une poignée généreuse et l’étendit sur le corps si froid qu’il paraissait mort. Elle frissonna, mais fit ce qu’on lui avait demandé. Elle répandit la substance en suivant des cercles concentriques, sans cesser de regarder son visage aux traits tirés. Elle voulait voir ses yeux s’ouvrir ; elle voulait entendre sa voix. Elle s’abîma dans ces pensées et cette contemplation, continuant ses gestes inlassablement, pendant un temps indéfinissable.
Il n’existait plus que ce nouveau-né et ses mains qui dessinaient des symboles sur sa peau. Il lui semblait qu’une chaleur douce commençait à éclore sous ses doigts, à s’amplifier et à parcourir le petit corps. Puis, soudain, les yeux de l’infant s’ouvrirent, son hurlement clair et furieux retentit, ramenant la vie et la lumière dans la pièce et dans le cœur des personnes présentes.
La mère sursauta, voulut se redresser pour mieux voir. Son regard rempli d’espoir mêlé de fatalisme cherchait la source de ce fabuleux son. Hermeline sourit avec un profond soulagement, enveloppa l’enfant dans une couverture et le déposa dans les bras de la jeune femme. Celle-ci se mit à pleurer, en serrant son fils, qui criait à pleins poumons. Soudain épuisée, Blanche Neige s’appuya sur le bord de la table, de crainte de s’effondrer. Elle échangea un sourire avec Hermeline, qui revenait vers elle.
La porte s’ouvrit et un homme se précipita dans la pièce, les yeux écarquillés. Il enveloppa sa femme et son fils d’un long regard soulagé. Il prit la place de la cuisinière et embrassa son épouse avec un immense amour. Puis il s’assit à ses côtés sur le bord du lit et admira tendrement le petit qui s’était calmé et posait des yeux ronds et fascinés sur le visage de sa mère.
Blanche Neige observa pensivement le couple. Elle éprouvait un peu d’envie. Elle se demanda si elle allait un jour partager ce genre de moment avec son époux. Pas de sitôt, prononça une petite voix aigre et amère au fond d’elle. Pas s’il ne daigne pas t’accorder un instant.
Elle soupira et aida Hermeline à ranger son matériel. Elle commença à nettoyer, mais une exclamation l’interrompit. Une femme de chambre, minuscule et rondelette, aux cheveux blonds relevés en un chignon strict, se précipita vers elle avec un air effaré.
— Madame, vous n’y pensez pas. Ce n’est pas à vous de faire ça.
— Cela ne me dérange pas. J’ai l’habitude, tu sais.
— Pardonnez-moi, madame, mais je vais m’en occuper. Vous avez déjà beaucoup fait.
Blanche Neige dut se rendre à l’évidence qu’elle n’aurait pas gain de cause. De toute façon, elle était trop drainée pour insister davantage.
— Merci, Elanore.
La femme de chambre la remercia d’un sourire timide et se mit à l’ouvrage. Hermeline s’approcha d’elle. Elle avait une expression amusée, mais ne fit aucun commentaire.
— Vous pouvez m’attendre dans le couloir. Un peu d’air frais vous fera du bien. Je dois donner quelques conseils aux parents, puis je vous rejoins.
La jeune fille hocha la tête, empoigna la sacoche à composants et traversa la pièce.
— Merci, entendit-elle alors qu’elle atteignait la porte.
Elle se retourna et croisa le regard rempli de gratitude des deux époux. Elle s’inclina en souriant et sortit dans le couloir. L’air y était effectivement plus frais. Elle s’appuya contre le mur, épuisée par l’intensité de ce moment. Elles avaient évité de peu une tragédie et elle était fière d’avoir réussi à assister la guérisseuse. Elle s’apercevait de plus en plus que, parmi tous les arts, tous les métiers que, dans sa quête d’elle-même, elle apprenait, soigner les gens était ce qui lui apportait le plus de plénitude.
Hermeline finit par la rejoindre et s’adossa au mur à ses côtés. Sa professeure poussa un profond soupir.
— C’était intense, murmura Blanche Neige. Tu as sauvé ce bébé.
— Avec votre aide, princesse. Sans vous, je n’aurai pas réussi.
— Je n’ai fait qu’étaler une crème...
En évoquant le baume, elle revit en pensée la douce lueur qui en émanait. Elle posa ses yeux sombres sur la guérisseuse.
— Cet onguent... Il avait l’air de briller légèrement. Comment cela se peut-il ?
Son interlocutrice sourit et rencontra son regard interrogateur.
— L’une des plantes que j’ai utilisées a des propriétés particulières.
Hermeline s’éloigna alors du mur et réarrangea ses longs cheveux bruns en une queue de cheval un peu plus présentable.
— Allons-y, princesse. Vous ne voulez pas rater votre leçon d’escrime.
— Tu me montreras comment le fabriquer ?
La guérisseuse ne répondit pas immédiatement, se contentant de la regarder pensivement. Dans ces moments-là, elle respirait une sagesse et un âge bien plus ancien que son apparence le laissait supposer. Blanche Neige se sentit comme aspirée par ces grands yeux de la couleur des feuillages en été.
— Peut-être un jour. Allons-y.
En suivant l’herboriste, la jeune fille se dit qu’elle aurait pu lui ordonner de le lui montrer. Cependant, elle n’avait jamais eu besoin d’utiliser l’autorité de son rang sur elle. Et elle n’allait pas commencer maintenant : son amitié lui était bien trop précieuse.
Elles sortirent dans la cour du château. À cette heure de la matinée, le soleil était haut dans le ciel et elle était animée : les serviteurs et les gardes allaient et venaient en vaquant à leurs occupations ; des marchands et des artisans entraient et sortaient par la porte principale. Elle pensa soudain à ses amis nains qui devaient déjà être au travail depuis longtemps dans leur forge, en ville. Elle eut une forte envie de les rejoindre pour les regarder et échanger avec eux, mais elle n’en avait pas le temps. Son maitre d’armes l’attendait et elle veillait à ne rater aucune de ses activités. Et puis elle croiserait peut-être le prince au château.
Penser à celui-ci ne lui apportait pas de joie, mais plutôt de la tristesse et de la frustration. Dès la fin de la cérémonie, elle avait senti la distance qu’Uwen maintenait avec elle. L’amour et la passion qu’elle avait lus sur son visage lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois avaient disparu et elle ne savait pas pourquoi. Il était très respectueux envers elle, mais il n’avait plus jamais manifesté aucune tendresse. Autant dire que le mariage n’avait pas été consommé.
Les premiers jours, elle s’était retrouvée seule et perdue dans une ville inconnue, dans une famille d’inconnus. Mais le roi s’était pris d’affection pour elle et lui avait procuré tout ce dont elle avait besoin. Alors, après quelques semaines, elle avait finalement ouvert les yeux sur la beauté et la richesse de l’endroit où elle vivait. Elle avait aussi constaté son ignorance : elle avait perdu une bonne partie de son enfance ; la terreur et l’horreur ne sont pas des terrains fertiles pour le développement d’une personnalité. Les nains avaient été bons et généreux avec elle, mais ils travaillaient dur et la protéger des tentatives de meurtre de la Reine était déjà un travail à plein temps.
Sa nouvelle demeure offrait tellement d’opportunités ; elle avait décidé de s’en servir, pour se découvrir elle-même, pour découvrir son potentiel, ses goûts, ce qui la faisait vibrer. Peut-être alors serait-elle digne du prince Uwen. Elle apprenait à coudre, à sculpter, à se battre à l’épée ; elle explorait Serestria à cheval ; elle dévorait les livres de la bibliothèque de son beau-père ; elle apprenait les secrets des plantes, mais aussi à forger. Quand une petite voix au fond d’elle lui murmurait que tout cela était une manière d’éviter la confrontation nécessaire avec son époux et avec son passé, elle la faisait taire.
Perdue dans ses réflexions et ses souvenirs, elle s’aperçut qu’elles avaient atteint le grand hall du château, sans même qu’elle ne s’en rende compte. Les deux femmes se séparèrent alors. Hermeline rejoignit le jardin de simples et son atelier, après avoir promis à Blanche Neige qu’elle lui parlerait un peu plus des propriétés spéciales de certaines plantes à leur prochaine session.
La jeune fille se rendit à ses appartements pour se changer avant sa séance. Jouvenceroi était un dédale de tours, de couloirs et d’escaliers, parsemé de cours de tailles variées. L’intérieur en était chaleureux, car les murs de pierre étaient recouverts de tentures et des torchères brillaient à intervalles réguliers. Alors qu’elle passait devant le bureau du roi, elle entendit sa voix à travers la porte, qui s’ouvrit. Elle s’arrêta net, évitant de peu de heurter celui qui sortait.
— Excusez-moi, fit-elle en rougissant.
Sébastian, l’intendant, sourit.
— Votre Grâce, la salua-t-il.
La princesse répondit en s’inclinant à son tour. Le souverain apparut alors. Une expression de profonde tendresse anima ses traits bourrus quand il la vit. Depuis qu’il l’avait rencontrée et qu’il avait appris ce qui lui était arrivé, il la chérissait. Il éprouvait une immense tristesse à propos du comportement de son fils. Même s’il en connaissait la raison, il ne pouvait pas vraiment intervenir, alors il essayait de compenser la froideur du prince.
— Ma fille, fit-il avec un grand sourire. Venez !
Blanche Neige lui sourit à son tour et entra. Elle s’installa dans son siège habituel, de l’autre côté du bureau massif. Plusieurs fauteuils et une large cheminée meublaient la pièce et de lourdes bibliothèques remplies de tomes et de parchemins s’alignaient contre chacun des murs. On pouvait aussi admirer quelques tableaux représentant la femme décédée du roi et ses fils.
Plusieurs objets d’art étaient posés un peu partout. Les parois de pierre claire étaient protégées par d’épaisses tapisseries, sur lesquelles étaient reproduites les armoiries de Serestria. Une fenêtre ouverte donnait sur l’une des petites cours du château. Une seconde porte, dissimulée partiellement, ouvrait sur un escalier étroit qui menait directement à la salle du trône, deux étages plus bas, au rez-de-chaussée.
Le roi Anthéus s’installa face à Blanche Neige. Ses cheveux gris étaient retenus en queue de cheval par un catogan ; son visage imberbe aux traits puissants et au teint buriné respirait le calme et l’autorité. Il avait la silhouette robuste d’un guerrier. Il était vêtu simplement d’une chemise blanche sur un pantalon en cuir marron, enfoncé dans des bottes noires et souples. Une veste était posée sur l’un des fauteuils.
— J’ai appris que Blanchefleur avait mis au monde son enfant.
— Oui. Nous avons failli le perdre, mais Hermeline a fait des miracles, comme d’habitude.
— C’est bien.
L’homme parut soudain gêné et hésitant. Blanche Neige haussa les sourcils, mais attendit. De toute évidence, il avait quelque chose de difficile à lui dire.
— Je souhaitais te parler de ton père. Nous n’avons toujours pas eu de réponse au message que nous lui avons envoyé par corbeau. Je suis désolé.
La princesse resta impassible. Cela ne la surprenait pas. Son père n’avait jamais été très présent depuis la mort de sa mère. Elle avait toujours pensé qu’il lui en voulait de l’avoir privé de son amour. C’était sans doute pour cela qu’il l’avait laissée entre les mains cruelles de sa seconde femme. Il ne s’était pas présenté au mariage. Il n’avait pas réagi au décès de sa seconde épouse. Même cela ne l’avait pas étonné : cela faisait des années que le roi du Royaume Sylvestre était déjà mort.
— Ma proposition tient toujours, tu sais : tu peux aller voir ton père, si tu le souhaites.
Blanche Neige sourit à son beau-père, qui paraissait très triste et inquiet pour elle. Elle posa sa main sur la sienne.
— Ne vous en faites pas. Ce manque de réponse ne me surprend pas. J’ai depuis longtemps fait le deuil de mon père et je ne me sens pas encore prête à retourner là-bas. Ils semblent tous bien vivre mon absence.
Si le roi avait perçu l’aigreur qui transparaissait dans ces derniers mots, il n’en dit rien.
— Très bien. Si tu changes d’avis, tu n’as qu’à m’en faire part.
Blanche Neige hocha la tête. Elle se leva et sortit du bureau. Elle n’avait plus pensé à son père depuis très longtemps. Ce n’était qu’une pâle silhouette indistincte dans sa mémoire. Elle se rappelait surtout le regard froid et hostile qu’il posait sur elle quand elle était en sa présence. Elle ne l’avait jamais compris, mais elle l’avait aimé, malgré tout. Enfant, elle quêtait la moindre parcelle de son attention, en vain bien souvent. Elle soupçonnait que l’influence de sa belle-mère n’y était pas pour rien. À l’époque, elle était impuissante et naïve, subissant la rage et la malignité de la Reine sans comprendre pourquoi. Mais cette époque était révolue, car naïveté et impuissance ne faisaient plus partie de son vocabulaire.
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