Air vif et glacial sur sa peau.
Senteur d’humus et craquements sinistres.
Terreur qui charrie des glaçons dans ses membres.
Silhouettes obscures et menaçantes.
Un souffle rauque la poursuit. Elle se retourne, croise un regard vide, aucune pitié, aucune chaleur. Un cri de douleur animale. Elle court sans s’arrêter, le visage humide de larmes griffé par les branches basses. Ses pieds glissent sur le sol inégal et butent sur les racines épaisses. Mais elle continue, il faut qu’elle continue. Elle doit fuir, s’enfoncer dans la forêt, toujours plus profondément, s’éloigner des pas lourds du chasseur qui la traque.
Mais plus elle se précipite, plus il se rapproche. Ses muscles épuisés crient leur douleur, enflamment ses nerfs ; ses poumons sont en feu ; une brume s’envole de sa bouche en bouffées rageuses.
Elle étouffe, sa vision se brouille, le décor autour d’elle fond en un tourbillon de brun, de noir et de blanc qui se rue sur elle pour l’engloutir. Un souffle chaud effleure sa nuque. Elle hurle tout en se précipitant dans le néant.
Soudain, la lumière, la chaleur, les rires et le bruit de paroles incompréhensibles envahissent son espace. Dans la vaste salle de bal, entourée des nobles et courtisans conviés à son mariage, elle cherche le prince, ne le trouve pas. Les invités forment un cercle, leurs regards tournés vers le centre, ils chuchotent et se gaussent. Une musique discordante, comme une flûte perçante devenue folle, s’enroule autour des gens en filaments de brume noirâtre.
Elle traverse la foule indifférente, qui disparait au fur et à mesure. Quand elle atteint sa destination, elle est seule avec l’objet de leur attention : sa belle-mère, admirablement vêtue, danse une gigue, tel un pantin désarticulé. Ses beaux traits sont déformés par la souffrance ; les souliers de métal brillent d’une lueur ardente à ses pieds. L’odeur de chair brûlée envahit la salle, alors que la Reine devient aussi noire que du charbon et se craquelle. Sans cesser ses mouvements saccadés, elle pose ses pupilles d’un vert émeraude dans ceux de la princesse qu’elle a torturée pendant des années.
Ses lèvres s’ouvrent et bougent. Mais elle ne comprend pas les mots qui en sortent. Puis ne restent plus que des cendres qui virevoltent et disparaissent. À sa place se trouve un grand miroir au cadre doré, une psyché dans laquelle elle aperçoit son reflet. La surface se fissure, une main squelettique, suivie d’un bras, puis d’une épaule et enfin une tête au visage pâle sans yeux ni bouche se fraient un chemin dans un crissement strident.
Blanche Neige se redresse, en sueur. Son cœur bat frénétiquement dans sa poitrine au rythme de la musique folle de la flûte. La gorge serrée, elle met un moment pour reprendre son souffle et pose un regard terrifié autour d’elle. Petit à petit, alors qu’elle reconnaissait les objets banals et rassurants qu’elle avait accumulés dans sa chambre, la réalité regagna ses droits.
Elle était plongée dans l’obscurité, légèrement illuminée par les rayons de la lune qui s’infiltraient par la fenêtre entrebâillée. La princesse se rallongea dans ses oreillers et inspira profondément, les yeux fixés sur le plafond de son dais, laissant la sérénité et le silence l’envahir à chaque expiration. Elle était en sécurité ; ce n’était qu’un cauchemar ; la sorcière était morte. Elle se répéta ces phrases encore et encore, jusqu’à ce que les battements erratiques de son cœur se calment et que le nœud dans sa gorge disparaisse.
Au bout de quelques minutes, elle se sentit libérée du mauvais rêve. Elle jeta un coup d’œil vers la fenêtre. À en juger par l’inclinaison de la lune, le soleil ne se lèverait pas avant deux heures, mais elle savait que le sommeil la fuirait, comme à chaque fois. Elle soupira, agacée de devoir encore subir ce cauchemar, trois mois après son mariage et le décès de sa belle-mère. Elle repoussa les couvertures et s’assit sur son lit. Son regard glissa sur le capharnaüm rassurant de son antre. Elle sourit en imaginant l’expression horrifiée de Pitchenette quand elle entrerait dans sa chambre pour lui préparer son bain.
Ses yeux se posèrent sur son établi, à l’autre bout de la pièce : une large table simple sur laquelle étaient rangés divers outils, au milieu de morceaux de différentes essences de bois, ainsi que des sculptures dans des états variés de finition. Des copeaux jonchaient le sol tout autour.
Hésitante, elle se mordilla les lèvres. Elle pourrait peut-être terminer son dernier projet. Mais la fatigue était toujours bien ancrée dans ses muscles et elle ne ferait pas du bon travail si elle essayait dans cet état. Autant attendre le lever du soleil avec un livre.
Lorsqu’elle enfonça ses pieds nus dans l’épais tapis, elle savoura un instant la sensation veloutée sous ses orteils. Puis elle se leva, ramassa la robe de chambre qu’elle avait laissée tomber et l’enfila. La nuit était encore fraiche, même si le printemps tirait sur sa fin. Elle contourna les piles d’ouvrages et les tas de vêtements, attrapa le tome volumineux posé sur sa table en passant à côté et s’installa sur la banquette collée contre la haute fenêtre.
Elle plongea son regard vers le vaste panorama sous ses pieds et respira l’air odorant. Aucun nuage ne gênait la lune et elle illuminait le château et les environs. Blanche Neige avait une bonne vue de l’arrière de la citadelle et des douces collines herbeuses, parsemées de bosquets. Plus loin encore, elle distinguait les silhouettes de quelques fermes au milieu des champs et des vignes qui s’étendaient à perte de vue. Elle s’abîma dans la beauté féérique de l’endroit et laissa son regard errer au hasard.
Elle fut alors attirée par un éclat, un léger scintillement au nord-est. Là-bas se trouvaient les ruines intrigantes du vieux château, abandonné plusieurs centaines d’années auparavant. La lumière de l’astre nocturne caressa tout un entrelacs de bâtiments anciens et recouverts de mousse, derrière une haute colline pierreuse, couronnée d’un petit bosquet. Une douce brise écarta un peu le feuillage des arbres et elle put apercevoir la silhouette d’un donjon au toit rouge. Elle plissa les yeux, surprise : elle était allée de nombreuses fois se promener à cet endroit et jamais elle n’y avait vu ce bâtiment particulier. Puis les feuilles reprirent leur place. L’instant passa.
Blanche Neige abandonna le splendide paysage sans plus penser à la tour, qui disparut de son esprit. Elle ouvrit le livre à la page où elle avait laissé un signet et continua à lire le traité d’herboristerie qu’elle avait trouvé dans la vaste bibliothèque de son beau-père. Elle admira les illustrations et consulta attentivement les notices décrivant les propriétés des végétaux. Elle s’était prise de passion pour la compréhension du pouvoir des plantes et la fabrication de potions et d’élixirs médicinaux.
Durant son enfance solitaire, au Royaume Sylvestre, elle aimait s’échapper dans les jardins du château et à l’orée de la forêt. Elle parlait aux fleurs, aux buissons et aux arbres. Elle racontait à qui voulait l’entendre que ceux-ci lui murmuraient des secrets.
Elle s’était toujours sentie en sécurité dans la sylve ancestrale qui formait le cœur de son royaume… jusqu’à ce jour où le chasseur l’y avait entrainée et ces heures qu’elle y avait passées terrifiée et seule. Refusant de laisser l’épouvante l’envahir à nouveau, elle se réfugia dans les pages de son volume. La nuit s’éclaircit doucement, alors que le soleil prenait la place de sa sœur.
Délaissant alors son livre, elle le regarda dévoiler les détails exquis de son nouveau foyer et savoura les souvenirs qu’ils faisaient naitre. Jouvenceroi. La première fois où Blanche Neige avait entendu ce mot, elle en avait répété les sonorités maintes et maintes fois. Le prince Uwen venait de la réveiller de son long sommeil et elle était à la fois émerveillée, soulagée, amoureuse – du moins le pensait-elle. Ce nom doux, lumineux et joyeux, qui respirait la féérie, contenait toutes ces émotions.
C’était il y a trois mois, un éclair par rapport aux années où elle était restée endormie. Lors du voyage vers le royaume de son futur époux, elle avait ouvert des yeux fascinés sur tout ce qu’elle voyait. Serestria était si différent du Royaume Sylvestre, où elle avait vécu. Celui-ci était sauvage. La seule ville importante, dominée par le château où elle avait grandi, aux hautes tours faites de la roche sombre tirée des Sept Pics, était le cœur des échanges du pays. Bien que petite comparée à Jouvenceroi, elle était le début et la fin de l’unique route commerciale qui reliait son peuple à celui de Serestria, son plus proche voisin. Elle avait été construite dans une immense clairière traversée de plusieurs ruisseaux qui couraient au milieu de minuscules vallons verdoyants.
Le royaume de ses ancêtres était une forêt gigantesque, une infime portion d’une sylve ancienne qui continuait bien au-delà de ses frontières vers le nord. En son sein s’épanouissaient des arbres majestueux, dont on disait qu’ils étaient millénaires. Certains pensaient que des créatures féériques vivaient dans ses parties les plus profondes et les plus sombres, mais Blanche Neige n’en avait jamais vu. Son peuple était un peuple de bûcherons et de chasseurs, rudes et sauvages, qui vouaient respect et vénération aux arbres qui les protégeaient et les nourrissaient.
Quand la princesse avait posé pour la première fois ses yeux sur les blanches tours de Jouvenceroi, le Royaume Sylvestre n’était plus pour elle l’endroit merveilleux qu’elle avait connu pendant sa courte enfance. La haine et la jalousie de sa belle-mère avaient détruit le peu de bonheur qu’elle y avait vécu. Aussi la citadelle majestueuse lui était-elle apparue comme un havre de paix, de sécurité et de prodiges.
Blanche Neige, les sept nains, le prince et sa suite avaient suivi de larges chemins de terre, encadrés de collines et de champs, ponctués de petits bois, au milieu desquels se cachaient des fermes. Ce paysage verdoyant s’étendait jusqu’à l’horizon, sous la lumière chaude du soleil printanier. Après son sommeil enchanté de plusieurs années, tout cela avait une saveur exacerbée, nouvelle, comme si elle venait de naitre et de découvrir le monde.
Un bruit derrière elle la tira de ses réminiscences. Elle tourna la tête et sourit en apercevant Pitchenette, qui poussait doucement la porte. La domestique, quand elle la vit, debout et entièrement réveillée, eut une expression soucieuse.
— Vous avez encore fait un cauchemar.
Ce n’était pas une question. La jeune fille savait bien que chaque nuit l’horrible passé de sa maitresse ressuscitait dans son esprit.
— Je vais préparer votre bain. Hermeline m’a demandé de vous avertir que Blanchefleur allait sans doute mettre au monde son bébé aujourd’hui.
La princesse jaillit de sa liseuse, une expression enchantée sur le visage.
— Vite, aide-moi. Il faut que je me dépêche.
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