Le souffle chaud dans l'air froid du soir faisait comme deux nuages de fumée sortant de ses larges narines. Il évoluait au dessus d'un paysage ondulant sous une brise légère. Derrière ce calme apparent, son regard perçant pouvait distinguer la frénésie qui précédait l'arrivée des premières neiges. L'indolence de la saison chaude avait depuis longtemps fait place à l'inquiétude des grands froids. Toutes les créatures vivantes préparaient les réserves qui leur permettraient de traverser cette longue épreuve. Les uns entassaient des provisions dans leur abri, tandis que les autres dévoraient tout ce qu'ils pouvaient avant que la nourriture vienne à manquer.
Indifférent à cette agitation, il promenait son ombre immense sur le monde d'en bas, accompagné par un léger froissement d'ailes. Tout ce qui courait ou rampait s'égayait sur son passage. Pourtant, aucun de ces animaux ne l'intéressait. C'étaient des proies beaucoup trop petites pour lui. Il lui fallait du gros gibier.
Un puissant mouvement d'ailes l'amena dans un courant chaud qui le fit s'élever plus haut encore. Le soleil couchant vint jouer sur ses écailles un ballet de couleurs. Il se laissa alors porter par les airs et profita de l'instant, paisible, savourant l'harmonie qui régnait sur son territoire.
Il suivit le fil argenté d'une rivière qu'il savait se terminer en cascade s'écoulant dans un étang. Le soir voyait s'y rassembler les animaux les plus variés, qui semblaient oublier leurs différences autour de cette étendue d'eau. C'était un bon endroit pour se mettre en chasse, quand on était le seul animal ne faisant pas cette trêve.
Le soleil mordait l'horizon quand il survola l'étang, suffisamment haut pour ne pas effrayer des proies potentielles. Malgré la distance, il percevait les bruits et les mouvements des animaux au sol. Il surveillait tout particulièrement l'orée de la forêt, d'où il espérait voir sortir un cerf ou un daim, ou même un sanglier.
Comme la faim ne le tenaillait pas encore, il décida de faire un tour au dessus de la forêt, plongeant parfois brusquement pour aller caresser la cime des arbres un court instant et remonter aussitôt. Chaque passage faisait s'envoler des myriades d'oiseaux et de feuilles en une explosion de cris et de couleurs.
Il plongeait encore quand un bruit insolite attira son attention. Curieux, il s'approcha d'une clairière où il aperçut la petite chose qui laissait entendre sa détresse. Descendant plus près, il distingua mieux la forme recroquevillée et secouée de sanglots, couronnée de longs cheveux en bataille. C'était une petite d'homme.
Comme elle semblait seule, il décida d'aller voir de plus près. Il se laissa donc tomber et déploya ses ailes au dernier moment pour se poser délicatement sur un grand arbre un peu dénudé, juste en face d'elle.
En l'entendant arriver, la petite avait levé les yeux. Étrangement, elle avait cessé de pleurer et ses quelques derniers sanglots s'éteignirent dans l'oubli. Elle, qui avait paru si effrayée alors qu'elle était seule, le regardait maintenant sans peur. Ils se fixèrent ainsi pendant quelques instants, avant qu'elle ne demande soudain :
─ Est-ce que tu es un dragon ?
A peine eut-il acquiescé, qu'elle continua aussitôt à parler :
─ Je croyais que c'étaient des histoires, gloussa-t-elle. Mama dit que les dragons mangent les enfants pas sages... C'est vrai ce qu'elle dit ?
─ Et ça ne te fait pas peur ?
─ Heu... je sais pas.
Elle réfléchit un peu, avant d'ajouter fièrement :
─ Toi, tu m'as pas mangée, alors je crois pas que c'est vrai.
─ Mais peut-être que je n'ai pas encore faim...
Elle hésita, puis répliqua d'un air canaille :
─ Et peut-être que moi j'ai été sage !
─ Dans ce cas, que fais-tu ici et pourquoi pleurais-tu ?
Il avait gardé son sérieux, mais était amusé malgré lui par cette fillette à l'esprit vif. Amusé et intrigué. Sa question n'était pas anodine. Il se demandait vraiment comment elle avait pu se retrouver seule au beau milieu de la forêt. Où était cette mama qui croyait savoir ce que mangeait un dragon ?
Le souvenir de sa détresse ramena quelques larmes sur les joues de la petite fille. Elle renifla plusieurs fois avant d'avouer que son père l'avait amenée là, puis était reparti en lui disant de rester. Elle attendait qu'il revienne la chercher.
─ J'ai essayé de l'appeler, au cas où il retrouve plus où je suis... Ça fait trop longtemps qu'il est parti, je voulais pas rester toute seule ici, ajouta-t-elle d'un air boudeur.
Cette histoire le laissa songeur. Il savait qu'habituellement les humains n'abandonnaient pas leurs petits aux éléments, c'étaient au contraire des créatures qui les protégeaient jusqu'à un age avancé comparé à d'autres espèces. Les dragons ayant aussi un comportement protecteur envers leur propre progéniture, il avait d'autant plus de mal à comprendre un tel abandon.
Prenant brusquement sa décision, il commença à déployer ses ailes.
─ Tu t'en vas déjà ? Fit-elle, déçue.
─ Pas pour très longtemps, ne t'en fais pas.
─ Attend ! Comment tu t'appelles ?
─ Le nom d'un dragon n'appartient qu'à lui. Si tu veux m'appeler, tu devras me trouver un nom. Tu me le donneras à mon retour, ajouta-t-il alors qu'il prenait son envol.
Tout en s'élevant dans les airs, il la voyait agiter les mains dans sa direction en sautillant et en criant au revoir.
─ Moi c'est Erin ! lui cria-t-elle tandis qu'il s'éloignait de la clairière.
Il trouva rapidement, près de la forêt, une petite bâtisse qu'il survola de haut avant de se poser un peu plus loin. Il se transforma alors pour prendre l'apparence de la petite fille, puis se dirigea vers l'habitation. Il n'en était plus très loin quand quelqu'un en sortit. C'était une femelle, probablement la mère. Elle fut bientôt rejointe par son mâle, qu'elle avait appelé dès qu'elle avait aperçu ce qu'elle croyait être la fillette.
─ Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'aurais pas dû revenir ! brailla le mâle en s'avançant un peu d'un air menaçant.
Toujours sous sa forme de fillette, le dragon restait immobile, sans parler.
─ On n'a pas assez à manger pour toi ! ajouta-t-il. Fiche le camp ! ... Allez, ouste !
Le dragon en avait assez entendu. Il commença à émettre un grondement sourd qui s'amplifia alors qu'il reprenait peu à peu sa forme. Les deux créatures, d'abord figées par l'effroi, se mirent à pousser des cris d'épouvante tout en fuyant. Il n'eut aucun mal à les rattraper et à les embrocher. Et comme il commençait à avoir faim, il les dévora tous les deux sur place.
Ayant regagné la clairière, il se laissa descendre pour se poser au sol, près du vieil arbre. La fillette était restée là et souriait de le voir revenir.
─ Tu as vu mon papa ? demanda-t-elle aussitôt.
─ Il ne viendra pas. Approche, je t'emmène avec moi.
Elle semblait sans crainte quand elle vint tout près de lui. Il lui présenta une patte aux griffes encore sanglantes, dans laquelle elle se lova sans hésiter, et qu'il referma délicatement avant de se lancer vers le ciel.
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