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Nous sommes le rêve de nos ancêtres.

Guérisseuse des Ardennes

La maison était là. Il l’avait construite avec de la sueur, du sang, des sacrifices ; bâtie il ne savait même plus ni pourquoi ni pour qui. C’était peut-être pour se prouver quelque chose.

Son Père avait monté la sienne, et son père avant lui. Il n’aurait pas supporté leurs regards. Un regard sévère, moqueur, un regard depuis les hauteurs. Ils l’observaient tordre des clous et démolir des murs ; ils étaient là perchés sur les vieilles tôles en le mettant au défi, le voyant s’arc-bouter et pester sur ses propres limites et le froid d’hivers.

Il descendaient le rejoindre entre les vis brûlantes, les tremblements des machines, les éraflures, les poussières dans l’œil, et la laine de verre dans le cou. C’était avec eux, avec leurs fantômes qu’il érigeait cette demeure.

Parfois, il emportait seulement son fils. Ils travaillaient alors à retrouver des morts, à leurs prouver qu’ils en valaient la peine, qu’ils pourraient porter leurs nom fièrement, ou à la rigueur un peu, car ce ne serait jamais assez. Il faudrait toujours plus pour mériter cela; quitte à se blesser, quitte à s’user, à s’éteindre, à tousser et ruminer, à la fin, il y aurait une maison bien droite qui abriterait la satisfaction des aïeux, leurs bénédictions et leur reconnaissance.

Les ancêtres... Certains jours ils étaient là, tout près, on pouvait presque sentir leur odeurs, leur chaleur, entendre leurs voix qui encourageaient, montraient un truc, une astuce, saluaient une improvisation, chuchotaient une imbrication de volige, l’ enchevêtrement d’une allège, une solution inédite, une technique jamais apprise. Ils donnaient la force, l’endurance et la créativité. Là, il travaillait des heures durant, seul, jusqu’à la nuit, accompagné par le plaisir du bois, de l’assemblage des pièces et avec les mains vibrantes, alliées de la matière qui s’apprivoise, s’aimante, se laisse guider et guide à son tour. La relation aux bois, aux pierres, leurs leçons particulières… dans ces moments-là… les morts et les vivants s’effaçaient pour laisser place à quelque chose d’autre, de plus puissant, de plus prisant: c’était la joie du bâtisseur, la lignée immémoriale des charpentiers sous l’œil du christ qui communiait dans les gestes, parmi les poutres, les tenants et les boutis, nageant dans les ondes des planchers déployés. Alors, couché entre les linteaux éparpillés, il respirait la neige odorante des sciures ondoyant dans la lumière hivernale perçant d’une lucarne. Il y avait quelque chose de sacré. Il sortait alors le casse-croûte que son corps remerciait, et il contemplait ses mains gonflées, les mains introduites dans l’intimité des matières, devenues douces et éraflées, solides et carrées. Ses mains, combien étaient-ils à lui avoir passé?

Il restait encore du boulot. Encore et à perte de vue, des week-ends et des vacances à cimenter, rejointoyer, scier, buriner, pelleter à s’écorcher le corps, à se fendre, à s’énerver, à se casser la tête, les ongles, à refaire et défaire, à crier dans la nuit avec une vieille radio blanchie de décombres et ce manque au ventre, ce manque.

Pour finir par haïr cette maison en secret, haïr ce projet, cette folie, haïr son paradis et d’en crever sur place, braillant dans la poussière et l’ardeur déchue.

Il ne rejoignait personne dans ces moments-là sinon le désespoir ou l’absence...Le trou béant de l’affection, de la recherche équivoque d’un amour trompé. Et plus il creusait pour remplir ce vide, plus il suait, plus ses forces faiblissaient et quelqu’un d’autre prenait la possession de ce creux où il s’engouffrait. Un piège. Le diable n’était pas loin, celui qui aime les failles. Il lui parlait. Le forçait à s’efforcer, à tirer sur le fil… Il lui chuchotait des idées et il se remettait à l’ouvrage avec tant de tension que rien de bon ne sortirait de cette maison...elle serait sûrement peuplée d’esprits, jouant des drames d’autrefois.

Une fois qu’il eut achevé la demeure, à moins que ce ne fût l’inverse, il fallut bien y emménager.

Le jardin avait poussé tout seul. Quelques arbres plantés ça et là s’égaillaient à présent dans les broussailles.

Il restait des jeux. Les parties sur le gravier de la cours. Sans doute fallait-il un toit tenu entre des murs pour exister, mais pour vivre, vraiment, c’était dehors qu’il fallait aller. A ciel ouvert. La balle filait. Elle sifflait dans l’air avec toute l’Amérique qui la voyait swinguer tel un ovnis dans le ciel ardennais . Lorsqu’elle finissait sa course et touchait avec un frisson la coche du gant de cuir, l’Amérique toute entière était debout et applaudissait à tout rompre. Les frontières communiaient, les océans s’évaporaient et une balle lancée à toute vitesse depuis le terrain d’une petite ville anonyme du nouveau-monde atteignait l’ancien dans le gant d’un enfant. Mais une tristesse, inconnue, assez vite venait refermer cette fenêtre ouverte sur un ailleurs. Les clameurs, les accents des faubourg et les odeurs des pins s’évanouissaient pour laisser place au jardin et à la maison qui attendait. Et l’enfant de se demander en secret -Qu’ai-je bien pu faire ?- alors que l’océan se remplissait de nouveau laissant quelque part une larme dans le corps, comme un point d’interrogation, une larme et une joie. Un vol, haut, de bernaches qui migraient.

- Tu comptes la garder alors? Protéger l’œuvre d’une vie, la perpétuer?

- La garder, la revendre, une maison c’est une division de base… Un cloisonnement. J’aurai aimé vivre dans de l’argile, à recoudre les fuites du plafond avec un peu de sol humide. Vivre au corps corps avec le lieu, l’habiter, , en homéostasie avec le vent, les pluies, les brûlures des soleil. Un tipi, une yourte, que sais-je?

Garder la mémoire? Les briques sont en moi, lourdes et rouges, des pierres du pays que je n’ai jamais eu.

- On te taxera d’idéaliste.

- C’est la dîme des nomades, il faut bien les taxer sur quelques chose. Le seul droit qu’on a sur un lieu, c’est celui qu’octroie sa connaissance, que seul le temps permet, et le soin qui vient avec naturellement. A ceux qui arrivent chez moi, qu’ils viennent en paix et je leurs montrerai comment écouter les cascades, par où passe le renard et l’histoire d’amour qui unit l’arbre aux collines. Qu’ils se reposent dans ma maison, c’est la nôtre à présent, que l’âtre y réchauffe l’ un ou plusieurs, c’est égal, admirons la danse des flammes dans l’obscurité, elles nous découvrent et baptisent d’un présent commun.

Eux, c’étaient des parias sans en être. Ils portaient trop de drapeaux pour en avoir un ; ce qui les sauvait de l’esprit trivial des frontières et faisait converger leur ressentit profond en un penser différent. La rançon de cette médaille était celle des apatrides. Ils n’étaient pas assez nombreux que pour trouver du soutien extérieur. Ils restaient et resteraient drôles d’oiseaux et tout les réprouvés, les exilés d’une forme ou d’une autre seraient des leurs. Mais le temps allant, leur père ne reconnaissait pas son enfance dans la leur et maudissant le pays où il était coincé, il en vint à maudire le peuple qui l’habitait, et ce que celui-ci inscrivait dans ses enfants. Eux n’étaient ni du pays de leurs père ni vraiment de celui de leurs compagnons de jeux. On les voyait donc aller, pareils à des oiseaux fragiles, avec de grands yeux, toujours sur le qui-vive et avec au ventre ce sentiment aigu d’être d’ailleurs, un ailleurs jamais connu et ce dilemme au creux des côtes : avoir toutes les identité et n’en avoir aucune, ou en choisir une et être bannie de l’autre… Ils finissaient morcelés, fragmentés, éparpillés dans ces élans contraires, antagonistes, profondément en crise et trouvant parfois dans la simplicité des éléments un heureux bréviaire, une sortie de secours. L’essentiel comme boussole pour un temps.

L’enfant avait poussé tout seul. Autour de lui, la campagne fleurissait et puis gelait. Il avait l’habitude d’aller à sa rencontre et à son université. Les arbres dont il ignorait le nom lui racontaient leurs histoires. Le printemps éclot, les sous-bois tissaient des mystères épanouis dans l’air qu’il inhalait comme un breuvage salutaire et où s’engouffraient les fêlures des fleurs dans lesquelles il lisait le livre ouvert sur son coeur. C’était la seule compagnie avec laquelle il pouvait être lui-même, tout ses sens captant les messages divers de la nature, les naissances des sons, les exhalaisons, l’information et donc l’énergie qui se dégageait des collines, des pierres et des racines. Il écoutait, les narines battantes, les mémoires des rivières, le chant des astres, la mousse boire sur le vieux barrage abandonné. Couché à même le sol, il se livrait aux oiseaux, musicologue dilettante féru des trilles et des énigmatiques pépiements. L’automne lui enseignait que les couleurs même en mourant guérissent et le froid d’hivers, alors qu’il remontait de l’école, lui disait le jeu des forces vitales et le refuge interne qu’il abritait. Si chez lui, il avait appris l’art de la disparition, dans ces errances sauvages, il s’écolait au chant secret des bruissements invisibles ; soubresauts soudain parmi les feuilles, mouvement étrange entre les branches, bruits sourds, grincements venus dont ne sait où. Avec les bleus du soir, sur ses détours de sentier, l’âme pleine des dons des pierres et des champs, il sentait un doigt pointé sur lui accompagné d’un frisson: les astres alliés aux lucioles éclairaient sa voie.

La maison apparaissait alors ointe des odeurs des vaches beuglantes tandis qu’il se concentrait car dès le pas de la porte passé, il changerait. C’était plus fort que lui.

Chaque famille à sa pièce, son système, un schéma légué réarrangé aux personnes du moment. Pour lui, ça ressemblait à une prison. D’ailleurs on disait cellule familiale.

D’où tenait-il son rôle? Sans doute dans l’affleurement imperceptible des imaginations infantiles, là où le dit n’est point, le diable surgit. Il avait dû remonter le fil invisible des malaises, du silence, des figements subits. Il fallait donner un sens à tout prix au vide, et en porter le fardeau. Cette charge est trop grande pour un enfant, il lui faut l’enfermer dans une tombe. Quelque soit le symptôme, l’atonie ou la fureur, celui-ci est garant du dysfonctionnement correcte du système. S’il se résolvait le passé serait trahi. Or la loyauté est aveugle aux besoins particuliers de l’individu. Une famille se perpétue, voilà là sa seule raison; l’épanouissement de l’être n’est pas au centre, mais plutôt le tableau dans lequel il gît. Ces entraves sont la possibilité même d’acquérir des remèdes nouveaux, comme si la vie rejouait sans cesse le même drame avec d’autres acteurs, d’autres époques, afin de trouver une solution , enfin, un nouvel enseignement, d’autres chemins neuronaux à emprunter. Que le passé se dise, et qu’il se mue enfin, en autre chose.

La maison baignait dans l’angoisse. Heureusement, il y avait de la lumière pour nettoyer tout ça, de la musique qui comme des grosses vagues emportait tout pour purifier le lieu. Avant que ça ne recommence.

Le pire, c’était la période de Noël. Le pire et le plus beau. L’absence n’avait jamais été si présente. C’était un défilé de luminaires, de boules, d’éclairages qui tapissait la maison comme soudain décorée par un fantôme artificier allié aux milles lutins du souvenir. On aurait dit un message adressé à la nuit, pour être vu depuis l’espace, une fusée éclairante, pour les prévenir qu’ils étaient là, les signifier sur la carte et qu’on vienne enfin les chercher, qu’on vienne les sauver.

Et comme ça ne marchait pas, il œuvrait à d’autres stratagèmes. Il aspergeait d’eau tous les jours la cours intérieure de manière à faire une patinoire. Il fallait retrouver à tout prix quelque chose, le recréer, une ambiance, un climat, une joie, retrouver un air, une atmosphère. Comme une sorte d’invocation : peut-être finiront-ils par apparaître si le décors est le même, ils doivent finir par apparaître…. Il ferait pousser forêts et dresserait la maison de son enfance pour les recevoir. Il ne rechignerait pas, c’était juré, il mordrait sur sa chique, et à la fin, promesse inouïe, ils finiraient par apparaître. Ca ne pouvait être autrement. C’était la seule manière de retourner, régresser, revenir en arrière; rejouer le puzzle de sa vie et retrouver sa chanson.

On aurait pu dire que les notes vivaient. Elles étaient portées par de la lumière comme des bulles… Elles venaient d’ailleurs elles aussi. C’était là, clair et fort, intense, pour défier une fois pour touts le silence. Le 33 tours tournait et cette machine étrange offrait des voix et des accents, des corps et des histoires inconnus. Le rythme se gravait, entourait l’enfant, s’insufflait en lui et rejoignait sa vibration particulière. La musique réveillait le sang. Elle appelait l’enfant à renaître, à intégrer ce que le passé chantait. Les voix se mélangeaient en lui et la joie qu’il sentait était celle de son père qui était enfin chez lui. Les rythmes battus lui dressait bâtisse mouvante et chaude et on pouvait voir des flammes danser et des lointains parents s’asseoir à la table, sourire, les corps rougeauds, remplis de cette lumière, et le violon qui fendait l’air faisait une charpente à cet étranger foyer d’où naissait un lustre scintillant de mille regards amusés. On les voyait danser et rire, converser dans un patois rapide, se lever, servir des grands verres et oublier, dans un glissement de guitare, le temps qu’il faisait.

La musique offrait des meubles, des planchers, des apparus, des liens à travers les âges et les paysages distants. Elle offrait une table avant que le silence ne récupère tout le monde et ne les rende à eux-même et à l’illusion dont le tacotactacodam des cuillères en bois faisaient comme un sursaut au cœur lui permettant de repartir encore faire fondre le givre qui couvrait le toit et les fenêtres et voulait, semblait-il, se frayer un chemin vers l’intérieur.

Partir, les ancêtres l’avaient toujours fait. Pour trouver quoi, pour chercher qui? Il sentait dans ses tripes tout au fond le besoin d’explorer, de fuir vers la vie, d’être mouvement. Il sentait que le monde avait une mémoire enfouie dans la glèbe et les montagnes. Apprendre de nouveaux mots, de nouveaux sentir, éclaircir de nouvelles couleurs, s’enivrer d’ambiances inédites...Capter les messages de l’Ouest. S’en aller, ainsi que les ancêtres. Explorer. Aller un peu plus en avant encore. Aller un peu plus loin. Repousser une barrière. Déplacer une limite. Connaître un peu plus. Oublier son histoire. En inventer une autre. Il suffisait d’ouvrir la porte pour mettre à jour l’horizon qu’il avait dans le ventre. Être loin, partis, retrouver la place qui était la sienne: celle de l’absence. Nulle part. N’était-il pas déjà hors de lui. Aller à l’ailleurs se chercher, se retrouver. Il y croiserait peut-être son père qui semblait bien connaître cet état sans roi.

La cabane était là. Ils l’avaient construite avec des éclats dans les yeux et l’ingéniosité maladroite des petits bras contents de hisser des charges. Nul besoin de creuser des mines ou de raser des jungles : la forêt leur avait offerte avec ses vieilles branches mortes. Ils se contaient des histoires de dragons et de sorcières. Leur abris leur pourvoirait un rempart contres ces calamités, ils en étaient sûrs, ce pourquoi ils ne ménageaient pas leurs créativité non sans être attrapé ça et là par une idée audacieuse accrochée à un pan de forêt. Les vieilles souches d’arbres devenaient des totems étranges et les guerres de pommes de pins avec les écureuils n’ayant pas encore débutées, ils s’émerveillaient de leurs apparitions furtives et saccadées en haut des acacias. Avec eux, ils conspiraient quelques actions magiques dont nul ne savait l’usage quand une voix retentit:

- Rentrez! Il va neiger! et face au silence, encore un appel, mélodieux :

- Les enfants !…Où êtes-vous?


Texte publié par Onze, 18 juin 2024 à 20h00
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