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tome 1, Chapitre 4 « L'Alpha et l'Omega » tome 1, Chapitre 4

Les mains calées contre le volant pour les empêcher de trembler, elle fit glisser son pouce sur l’écran de son téléphone. Tandis que la sonnerie assourdie résonnait dans l'habitacle, elle inspira profondément. Expira lentement.

Une fois.

Deux fois.

L’écran s’éclaira, la traînée sanglante laissée par son doigt bien visible sur le verre.

- Ava… ? Lourde de sommeil, la voix de Jun était pâteuse, hésitante.

- Jun… je suis désolée… j’ai un gros problème…

A l’autre bout du fil, elle put presque entendre son interlocuteur rebrancher ses neurones.

- Qu’est ce qui se passe, demanda-t-il avec un calme feint, subtilement teinté d’inquiétude.

Elle lui déballa tout d’une traite.

En rentrant chez elle, elle avait trouvé Calliopé allongée à côté des poubelles dans la cour arrière de leur pension, baignant dans son sang. Le corps d’un homme qu’elle ne connaissait pas était vautré parmi les conteneurs renversés, la tête tournée selon un angle peu naturel. Sur son visage, du glaçage rouge barbouillait sa trogne haineuse figée dans la mort en un rictus de clown malade.

Au milieu des déchets, une lame enduite de sang en train de sécher donnait une idée assez précise de ce qui s’était passé : le gars avait apparemment poignardé la jeune femme, sûrement venue voir qui fouillait dans les poubelles. Elle lui avait réglé son compte à sa façon.

- Et là, j’ai réussi à l'installer dans la voiture mais je ne peux pas aller à l’hôpital.

Faisant preuve d’un tact tout professionnel, il ne demanda pas pourquoi.

- Je t’envoie une adresse par sms. Demande le père Flavio, dis lui que tu viens de ma part. Je t’y rejoins aussi vite que possible. Ava ?

Elle sursauta en l’entendant prononcer son prénom, se crispant sur son téléphone, et déglutit péniblement avant de répondre.

- Oui ?

- Respire. Tout va s’arranger.

Il raccrocha. L’écran n’eut pas le temps de passer en veille qu’un message apparut, avec une adresse et un lien vers le système de navigation qui devait la mener jusqu’à l’endroit indiqué. D’un pouce exercé elle enclencha le programme, une voix féminine aux intonations mécaniques lui enjoignant de faire demi tour pour prendre la rue principale. Extirpant ses clés de la poche de sa veste, la jeune fille mit le moteur en route et s’arrêta, le regard braqué sur les deux faisceaux jaunâtres de ses phares pour éviter de regarder ses mains.

Elle aurait beau fermer les yeux, elle ne pourrait ignorer l’odeur. Le parfum métallique et sucré du sang. Fixant ses doigts repeint en rouge elle frémit, la bouche envahie de salive, se faisant l’effet d’une junkie en manque, ou d’un putain de chien affamé face à un os à moelle.

Non, elle ne les lécherait pas. Non non non non non…

C’était le sang de sa fille.

Elle passa la marche arrière et amorça sa manœuvre de demi-tour, les mâchoires serrées à s’en faire mal.

A l’adresse envoyée, un parking miteux flanquaient ce qui ressemblait à un cinéma désaffecté. Le bâtiment, rectangle de béton armé sans aucune prétention, s’ornait de tags représentant des acteurs et actrices célèbres aux faciès tantôt déformés par leur auteur, tantôt d’un réalisme saisissant. L’ Omega avait cessé de passer des films depuis des années et était aujourd’hui reconvertie en salle d'entraînement spécialisée dans les sports de combat. Accessoirement c’était aussi le repaire d’un doc des rues qui rafistolait les mafieux de tous bords.

Ava gara sa vieille Ford sur la place pour handicapés, près de l’entrée, et courut cogner à la lourde porte en fer. Celle-ci était percée de hublots qui avaient la forme de la lettre grecque correspondant au nom de la salle, tous sommairement bouchés de rondelles de contreplaqué collées au mastic. Elle tambourina de plus belle comme personne ne venait lui ouvrir, jusqu’à ce qu’une série de grincements lui annonce que quelqu’un accédait enfin à sa demande.

“- On est fermé. On ouvre dans trois heures…”

Dans l’embrasure, un tas de muscles trapu d’un mètre soixante quinze environ - moins grand que Calliopé - pieds nus, en pyjama de flanelle bleu délavé et robe de chambre à capuche en maille polaire d’un bordeaux profond bloquait toute la lumière venant de l’intérieur. Capuche rabattue sur le crâne, la jeune fille ne voyait de son voisin que de longues mèches de cheveux blond qui s’échappaient sous le tissu. Il avait une voix étonnamment chaude et veloutée, comme les crooners d’antan. Elle fit un pas vers lui, le forçant à lever les yeux.

“- Je viens voir le père Flavio. Junichi Tachibana m’a dit qu’il pourrait m’aider.

- Et mer…” Il interrompit son insulte, s’étouffant sur la dernière syllabe, son unique œil visible d’un bleu myosotis. Beaucoup d’hommes réagissaient comme ça la première fois qu’il voyait Ava, et là elle était encore scintillante de paillettes dorées, savamment maquillée, ses lèvres peintes d’un bronze rutilant, n’ayant pu se doucher après le boulot. N’aurait-elle porter son grand manteau noir elle aurait sûrement eu droit à un décroché de mâchoire en prime, vu la tenue de style cabaret plus que suggestive qu’elle portait en dessous.

Elle n’avait pourtant pas le temps pour ça.

“- Je vous en prie, ma sœur a été poignardée,” lâcha-t-elle d’un ton suppliant.

“- Je vais le chercher. Elle peut encore marcher ?” Refutant cette supposition d’un signe de tête, Ava fit un geste vers la voiture. “Okééé… restez près d’elle, j’en ai pour une minute. On viendra la récupérer à deux, ce sera plus facile et sûrement moins douloureux pour elle”.

Il disparut à l’intérieur, laissant la porte ouverte, ses pieds nus martelant le sol en béton. Ava retourna au véhicule mais s’arrêta après avoir ouvert la portière.

Trop de sang. Beaucoup trop. Elle cherchait l’air comme un poisson hors de l’eau. Ils durent croire qu’elle frôlait le malaise en arrivant, la baraque en pyjama et un homme grand et costaud, lui aussi en tenue de nuit. Le deuxième était plus vieux, la bonne cinquantaine, avec un poil d’un poivre et sel convainquant ramené en arrière sur son crâne. Ses traits, carrés et durs, marqués par des rides d’expression tels des sillons tracés à la charrue sur une peau épaisse et tannée par le soleil lui donnaient un air peu commode : avec son acolyte râblé, aux avant-bras aussi épais que les mollets de la danseuse, ils formaient une paire plutôt impressionnante. Et en parlant d'impressionnant, le visage enfin révélé du plus jeune se posait là. Sous un rideau de cheveux légèrement ondulés, il essayait de cacher une face dont le côté droit était composé d’entrelacs de tissus cicatriciels d’un rose pâle qui grimpaient dans son cou et se répandaient sur sa joue en suivant la ligne de sa mâchoire, pour atteindre son oeil droit, couvert du voile blanc de la cécité. Sans cela il aurait pu être séduisant, dans le genre massif. Là, le regarder entraînait cette sensation de malaise qu’on ressent parfois face à un grand brûlé, mélange de pitié et d’un dégoût inavouable.

Présentement il ne tentait plus de se dissimuler, chargé des jambes de Calliopé, et il la porta dans une pièce qui faisait penser à un cabinet de kinésithérapie, avec une table capitonnée et du matériel de rééducation. Il posèrent la blessée sur la surface tendue d’un papier à usage unique, et ils enfilèrent des gants après s’être passé les mains au gel hydroalcoolique. Dans une commode à tiroirs, celui qu’elle soupçonnait être le père Flavio sortit un kit de chirurgie stérile et commença à œuvrer tandis que son vis à vis dégageait les plaies en coupant le t-shirt de la victime.

“- Sortez s’il vous plaît.”

Avare en amabilité, Flavio lui désigna la porte du coude.

“- Non. Je ne vais pas tourner de l'œil.”

Sans fanfaronner, elle avait déjà vu bien pire. Elle avait même eu le plaisir rare de voir sa propre cage thoracique écartelée et son cœur arraché, encore battant, de son sein. Après ça, les cérémonies et sacrifices rituels avaient achevé de la blaser sur tout ce que l’on pouvait trouver à l’intérieur d’un corps, humain ou animal. Voir était tolérable, sentir était un autre problème. Au fond d’elle quelque chose regimbait à l’idée de tout ce bon sang perdu. Heureusement qu’elle s’était généreusement nourri sur son patron quelques heures plus tôt, sinon elle aurait peut-être été obligée de fuir.

“- Nous allons arrêter les hémorragies et suturer les plaies. Les deux premières n’ont fait que des dégâts mineurs et la dernière a ripé sur une côte : elle est plus moche mais moins grave. Rien de compliqué. Par contre ce qui m’inquiète c’est la perte de sang. Il lui faut une transfusion. Vous pensez faire l’affaire ?”

Ava se tourna vers le doc, les sourcils froncés comme si elle avait mal entendu ou ne comprenait pas.

“- Vous êtes de sa famille, non ? Vous savez si vous êtes du même groupe sanguin ?

- Oui… oui, nous sommes compatibles,” balbutia la jeune fille, prise au dépourvue. Elle envisageait de prendre du sang, pas d’en donner.

“- On va vous installer dans un fauteuil confortable et vous brancher en direct, mademoiselle, sauf si ça vous pose un problème.”

Secouant la tête négativement avec énergie, elle tomba la veste et s’avança vers la zone ou le plus jeune des deux traînait le fameux fauteuil. Le geste eut l’effet escompté : le père Flavio eut un temps d’arrêt en la voyant se faufiler à côté de lui, en body à sequins et franges de perles. L’autre la gratifia de l’inimitable et indétrôné décrochage de mâchoire.

Point besoin de lui remonter la manche, elle était déjà plus qu'à demi-nue, son bustier ajouré et la coupe très échancrée du body ne laissant que peu de place à l’imagination. Un véritable défi se présentait maintenant à l’espèce d’ours défiguré qui allait la planter de son aiguille : il fallait qu’il reprenne suffisamment ses esprits pour ne pas rater la veine. Elle le vit vaciller, hésitant à s’approcher, puis faire un pas en avant, raide et aussi troublé qu’un puceau face à sa première chatte. Il parvint à désinfecter le creux de son coude, fasciné par la souplesse de sa peau sous le coton imbibé d’alcool, et il arrêta de respirer pendant cinq secondes le temps de la piquer, apparemment intoxiqué par son parfum. Il ne pouvait le cacher, elle voyait ses narines frémir, sa pupille se dilater au centre de son œil bleu tendre, sa langue venir inconsciemment humidifier ses lèvres, tous les signes d’un désir impérieux et imprévu. Admirant le contrôle qu’il avait sur lui même, son oeil fixé sur sa tâche et ses gestes précis, elle l’observa suivre une routine qu’il semblait maîtriser - vérifier la position, que le sang s’écoule librement dans le tube, mettre un bout de sparadrap pour caler le cathéter, etc… - tout en restant penché sur elle. Elle, elle ne se priva pas d’humer discrètement son odeur. Derrière l’adoucissant à la lavande, un fumet masculin assez puissant, alliance d’une touche de saine sueur et d’un musc animal, adouci par une vague note végétale qui ne devait rien à une fragrance de synthèse présente dans un savon ou un shampoing. La jeune fille se laissa envahir par l’odeur, qui se glissa progressivement dans son nez et ses poumons pour faire naître sur sa peau une chair de poule très agréable, et une pression caractéristique dans son ventre qui vint migrer et exploser entre ses cuisses serrées.

Quand il recula, passablement échauffé, afin de mettre en place le dispositif sur le bras de Calliopé, Ava eut envie de gémir, de l’attraper par sa robe de chambre pour qu’il reste près d’elle. Son corps, pourtant bien refroidi par l’incident dramatique dont elle avait été témoin après sa partie de jambe en l’air avec Jun, se rappelait à elle avec une cruauté primale. Elle pensait connaître ses pulsions, à force de les subir encore et encore, et ses appétits, aussi inhumains et révoltants soient-ils, faisaient partie d’elle. Là, elle découvrait une nouvelle facette de sa faim, un besoin terrible de le toucher, pas seulement à cause du désir sexuel qu’il faisait naître en elle, mais parce que quelque chose, dans sa nature même, lui criait qu’elle devait le faire. À tout prix. Maintenant.

Sans prévenir, Ava tendit sa main vers lui, malgré le tube dans son bras qui gênait ses mouvements, et frôla la peau de son poignet dans la minuscule bande entre son gant en latex et l’ourlet de sa manche. Il se hérissa littéralement à son contact, poussant une courte plainte de bête blessée, et sortit en courant de la pièce.

“- Ruben !”

Le cri du père Flavio claqua comme un coup de fouet, inquiet et rageur à la fois, et le colosse grisonnant termina la mise en place de la perfusion en hâte.

“- Ne bougez pas. Je reviens.”

Il disparut à la poursuite de son compagnon. De toute manière la jeune fille était figée dans son fauteuil, incapable de bouger. La pulpe de son doigt palpitait d’une énergie si intense qu’elle s’étonnait de ne pas voir des éclairs d’électricité statique crépiter sur sa peau. Un coup de foudre, voilà ce qu’elle avait ressenti. Littéralement. Sans la poésie et le romantisme, juste la brûlure d’un échange d’énergies brutes.

Ce gars n’était pas humain, elle en aurait mit sa main à couper. Aucun mortel ne pouvait posséder une telle vitalité. Elle devait absolument en apprendre plus sur lui, leur rencontre ne pouvait être dûe au hasard. Calliopé aurait sûrement de bons conseils à lui donner, une fois les avertissements habituels débités, et Ava se tourna pour regarder sa fille qui reprenait déjà des couleurs. Son sang se diffusait dans son organisme et ses étranges propriétés de soin étaient rapides et efficaces : le souffle de sa voisine ralentit, ses paupières papillonnant avant de s’ouvrir sur le plafond terne d’un gris craquelé.

“- Putain de taré… !” croassa la grande amazone avant de tousser et de gémir de douleur, les spasmes de la toux tirant sur ses blessures toutes fraîches.” Bordel, ça fait mal !”

Ah, ça c’était bien sa fille, avec son langage fleuri et percutant.

Ava sourit, ses inquiétudes balayées par le soulagement de l’entendre jurer, et aussi par les vagues brutales de chaleur et de plaisir qui continuaient à se répandre dans son être depuis le bout de son doigt. Elle le porta à ses lèvres, nullement dégoûtée par le sang séché incrusté sous son ongle et le long de la cuticule, et sursauta, sa langue recevant une petite décharge de puissance pareille à une châtaigne constituée d’euphorie au lieu d’électricité. Le gardant dans sa bouche, elle le suçota, se laissant couler davantage dans le fauteuil, pareille à une gamine avec un sucre d’orge. Le goût du sang acheva de lui faire perdre contenance. Elle ferma les yeux et se mit à ronronner d’aise, oublieuse de ce qui l'entourait. La sonnerie de son téléphone, dans la poche de sa veste, la ramena brutalement à la réalité. Elle bondit pour l’attraper, se débattant avec le tube dans son bras et le vêtement qui faisait exprès de se plier dans tous les sens, histoire de rendre la poche inaccessible - un classique - et parvint à glisser son pouce sur l’écran avant que la sonnerie ne s’arrête.

“- Ava ? Tu es bien chez Flavio ? J’y serai dans une vingtaine de minutes.” Jun marmonna quelque chose d’autre qu’elle n’entendit pas, parlant visiblement à quelqu’un près de lui en ayant posé la main sur le micro.” Ava ?

- Oui, nous y sommes. Calliopé est hors de danger.”

Une courte phrase en japonais, chargée de soulagement, suivie d’un “j’arrive” déterminé, et il raccrocha. La belle se retourna pour poser le téléphone sur l’accoudoir du fauteuil, rencontrant le regard ambré de sa fille fixé sur elle.

“- Où sommes-nous ?”


Texte publié par Asphodèle, 29 juillet 2024 à 19h05
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