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tome 1, Prologue « Le prix à payer - 1ère partie » tome 1, Prologue

Sa lèvre lui faisait mal. Fendue et salement enflée, les traces de rouge à lèvres violet étalées par-dessus rendaient la plaie presque grotesque. Le sillage nacré descendait sur son menton, suivait l’angle ombré d’une ecchymose de sa large mâchoire pour finir de s’étaler sur sa gorge et sa clavicule, permettant de suivre le chemin emprunté par la bouche de son amante. Voir s'afficher sur son corps les marques de ses combats de la soirée le fit sourire, envoyant de discrets pics de souffrance dans sa face massive.

Sa chair était encore luisante de sueur, des gouttelettes de sang séché s'accrochaient à ses phalanges mais surtout il sentait le sexe à plein nez : là, penché vers le miroir de la salle de bain luxueuse de son patron, il attendait patiemment que le jet de la douche ait atteint la bonne température pour se jeter dessous et nettoyer les vestiges de ces dernières heures mouvementées. De la vapeur s'élevait enfin, et il prit la serviette déposée sur le bord de l’évier. Son portable glissa, caché sous le tissu éponge et rebondit par chance sur le tapis de bain sans se briser. Béni soit le moelleux du tapis et la richesse de ceux qui pouvaient s’offrir de pareils accessoires !

Il put ramasser le téléphone, soulagé de ne pas avoir à en acheter un autre. La coque de plastique vibra dans sa main et il manqua la lâcher, surpris, certain d’avoir éteint la machine pour ne pas être dérangé pendant sa “séance” avec la femme de son employeur. Sur l’écran un rectangle gris s’éclaira, porteur d’un message lapidaire.

Fuis.

Venant de tout autre auteur, il aurait pensé à une mauvaise blague. Seulement trois lettres majuscules précédait l’injonction.

ICE. L’anagramme désignait communément le numéro à joindre en cas d’urgence, mais pour lui et ses pairs il voulait dire bien plus. ICE était effectivement là pour les sortir de la panade, que ce soit par des infos vitales au moment critique ou une oreille attentive et des conseils avisés lorsque ça n’allait vraiment pas. Beaucoup s'imaginaient un groupe d’antiques magiciens suffisamment excentriques pour s'intéresser à la nouvelle génération et ses modes de communication, prêt à donner de leur temps pour les guider dans leurs vies chaotiques à la frontière entre le quotidien et le surnaturel. Car oui, il n’était pas facile d’être un mage dans une société qui voyait le sujet comme un thème récurrent de roman pour adolescent. Pour ceux qui naissaient avec ou recevaient ce genre de pouvoirs au cours de leur existence, cela n’avait rien des bleuettes maintes fois resucées derrière leurs jaquettes de papier glacé.

C’était la merde. L’Enfer sur Terre pour la plupart. Une bonne manière de mourir dans des circonstances horribles ou de finir à l’asile avant la vingtaine. Alors quand ICE était apparu simultanément il y a dix ans sur les réseaux de tous les jeunes - et moins jeunes- mages du monde, nombreux étaient ceux qui s’y étaient rattachés comme à leur unique planche de salut. Aujourd’hui ceux qui ne l'utilisaient pas étaient considérés carrément inconscients, voire suicidaires. ICE faisait partie de leurs vies, véritable saint numérique qui répondait aux prières, lui, contrairement aux idoles des religions traditionnelles.

Que Caleb le traite comme un ami, ami dont il ignorait pourtant complètement l’identité, était vu par certains de ses collègues tel un sacrilège, ou une formidable opportunité, dixit son patron, Bernard L’Oiseau. De son côté, le jeune homme pensait juste que personne n’avait eu le courage - ou la bêtise - de décider de s’en faire un pote. Ils préféraient rester dans leur rôle de “followers”, par déférence ou par crainte. Lui, il n’avait jamais été très respectueux de toute façon, rebelle dans l’âme, et faisait preuve d’une témérité qui frisait la folie. Par contre, quand le message clignota et fut suivi par un autre, composé des mots “escaliers de secours - toit- sexshop - cinéma - superette - ruelle” il comprit qu’on lui communiquait le trajet idéal pour sa fuite. Enfilant son pantalon sans daigner chercher son caleçon, probablement perdu quelque part dans le reste de la pile de vêtement, oublieux de la moiteur désagréable au parfum de sperme et de cyprine qui collait le tissu à sa peau, il grimpa sur le meuble sous la longue fenêtre opaque de la salle de bain. Y faire passer sa carrure de marmule serait délicat, heureusement il avait une souplesse étonnante malgré ses kilos de muscles, ce qui prenait d'ailleurs souvent ses adversaires au dépourvu, comme le pseudo ninja de ce soir à qui il avait soigneusement refait le portrait sur le ring.

Atterrissant sur les marches de l’escalier de secours dans un grincement de métal torturé, il attira l’attention des gars postés en dessous, sur l’asphalte craquelé de l’impasse desservant l’arrière du bar. Avec leurs tenues sombres passe-partout, ils auraient pu être des badauds si ce n’était l’heure tardive - l’horloge de son téléphone marquait quatre heures neuf précisément - et le fait qu’ils pointèrent sans hésitation la gueule de leurs flingues dans sa direction. Caleb entama son ascension sous une pluie de balles, dont la plupart ricochaient sur la structure supportant l’escalier. Il avait peut-être trop énervé les yaks en démolissant leur protégé, finalement…

Une balle vint lui égratigner l’épaule, faisant apparaître une ligne humide sur la peau sombre du jeune homme. La douleur ressemblait à celle d’une brûlure, vive mais supportable, bien différente de celle qui lui arracha un cri bestial lorsqu’un autre pruneau lui forra le mollet. Ca , ça faisait un mal de chien, au point qu’il s’effondra sur le dernier pallier, sa course folle interrompue dans un roulé boulé peu élégant. Les mecs en profitèrent pour entreprendre l’escalade du premier niveau de l’escalier, saboté à dessein pour empêcher quiconque de l’utiliser en temps normal. Bernard pensait qu’en cas d’incendie, les gens prendraient le risque de se péter une cheville en sautant les derniers mètres et que sinon les visiteurs inopportuns ne pourraient grimper à son insu le long de la façade de son noble établissement. Présentement cela ralentissait ses poursuivants, ce qui arrangeait bien le fuyard mal en point. Devant lui, le toit plat s’étendait dans l’obscurité, en partie aménagé en un joli patio en attente des beaux jours. Son objectif était plus loin, le toit suivant, qui chapeautait un immeuble abritant un sexshop bien connu de la ville, puis celui du cinéma pour adultes et de la supérette du quartier, tenue par un vieux bonhomme d’origine européenne et son fils, sept jours sur sept et vingt quatre heure sur vingt quatre. Tous n'étaient pas au même niveau, celui du cinéma un étage plus haut que les autres et surtout il était séparé par une ruelle typique de cette zone du tissu urbain, trois mètres de large qui semblait une distance impossible à franchir avec une jambe en vrac.

Le bas de son pantalon poisseux de sang, la ceinture assombrie par les filets de sueur faisant du canyoning en ruisselant sur son torse à la musculature saillante, Caleb peinait ne serait-ce qu'à courir. Dans sa main, son téléphone devenait glissant et il le serra plus fort, persuadé en son for intérieur que s’il le perdait, c’en était fini de lui. Pour lui donner raison, celui-ci vibra.

SAUTE!

L’ordre s’afficha en lettre rouge épaissie et il obéit, fouetté par un poussée d’adrénaline bienvenue. Malheureusement, sans pouvoir prendre un appui digne de ce nom, il lui manqua quelques centimètres pour atteindre le bord voisin.

Il se sentit tomber en arrière, son regard planté sur le béton sale et rongé de lichen noirci.

Un claquement sinistre maltraita ses tympans et il se sentit éjecté vers le haut, deux lignes douloureuses imprimées en travers de son dos et de ses reins. Il n’avait rien vu de ce qui s’était passé toutefois ce qui était sûr c’était qu’on venait de le catapulter vers son objectif. A la fin de sa parabole maladroite il s’écrasa parmi les fientes de pigeon et la poussière grasse nimbant la ville, s’écorchant joyeusement les mains et les avants bras. En se redressant péniblement il fut tenté de regarder où en étaient ses poursuivants. Ils sprintaient dans le patio, l’un d’eux renversant au passage une bouée flamant rose à moitié dégonflée.

Ils étaient sur ses talons.

La panique enfla dans la poitrine du fuyard. Sa destination était une impasse, il le savait. Le vieux avait fermé son arrière-cour par un mur de tôles surmonté de barbelés et de l’autre côté c’était le mur d’un bâtiment qui bloquait tout espoir de fuite. Il pouvait prendre la cage d’escalier. Cela laisserait tout le temps nécessaire aux assassins pour l’aligner d’ici qu’il atteigne le rez-de-chaussée.

Passe la porte en murmurant un authentique secret. VITE !

La poignée était dans sa main avant qu’il eut réfléchi à un véritable secret le concernant. Les choses auxquelles il pensait étaient insignifiantes, le genre ragot tout juste bon à faire marrer les potes. ICE ne s’en contenterait pas. Le vide abyssal et affamé qui attendait derrière le battant non plus. Les marches étaient englouties dans une obscurité impénétrable, comme si un mur d’un noir mat avait été érigé pour condamner le chambranle.

Un portail. ICE lui ouvrait une voie vers l’inconnu et son secret était le prix du passage. S'il ne voulait pas finir errant entre les mondes, il avait intérêt à en trouver un qui vaille le coup. En une seconde. Que n’avait-il jamais osé dévoiler ? Ses réflexions furent interrompues par le crépitement de balles plombant le sol bien trop près de lui, poudrant son pantalon et ses chaussures d’éclats de ciment. Les gars visaient ses jambes. Leur mission était probablement de le capturer vivant, ce qui était plus inquiétant qu’un arrêt de mort. Hors de question de finir cuisiner façon sashimi.

CALEB !

Son prénom frémit dans sa main. Le téléphone reposait en travers de sa paume, appuyant pile sur une cicatrice récente suivant la courbe de son mont de Vénus. La marque pâle brisait sa ligne de vie ainsi que celle de sa chance, créant ce que son frère avait appelé sa ligne de sorcellerie, gravée dans sa chair lors d’un sombre rituel auquel il avait participé deux mois plus tôt, quand ses pouvoirs s’étaient enfin manifestés. Tout avait commencé ce jour-là…

Mais quel con. Il l’avait, son secret.

Les ténèbres le lui arrachèrent à l’instant où il sauta dans leur gueule. Elles le machouillèrent jusqu’à ce qu’il perde conscience, réduit en bouillie entre leurs crocs.


Texte publié par Asphodèle, 4 juin 2024 à 17h55
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