Esheramia contempla les immenses forges souterraines, dans une caverne dont le seul accès se trouvait dans la crypte. Pour l’instant, un seul des quatre énormes fourneaux ronflaient à nouveau. Une épaisse fumée noire montait par une faille qui s’ouvraient juste au-dessus, apportant son tribut à la brume qui enveloppait la ville.
Il avait fallu une semaine à la prêtresse pour raviver les flammes et réparer ce qui pouvait l’être. Au fond de la salle, les piles d’acier féérique englouties sous une épaisse couche de poussière cendreuse avaient été nettoyées.
Les étincelles bleutées des yeux des automates humanoïdes scintillaient dans les ténèbres cramoisies. Ils travaillaient auprès du brasier pour agrandir son armée.
Satisfaite, elle prit sa forme de corbeau et s’envola par la brèche. Elle jaillit sur la plaine aride et brulante à cinq cent mètres de la ville, plana quelques secondes, puis fila vers la tour. Elle traversa la fenêtre détruite à l’avant-dernier étage et reprit sa forme humaine au centre de la pièce.
Cet endroit avait connu tant d’expériences et de discussion animée avec son époux. Le voir dans un tel état de dégradation lui avait serré le cœur. Elle l’avait nettoyé, se débarrassant des objets abimés et l’avait réagencé. Le miroir qu’elle avait réparé trônait à la place de l’autre, sur son piédestal. Face à lui, elle avait placé un fauteuil confortable, dans un tissu rouge cramoisi.
— Je vois que tu as redécoré, fit une voix rauque dans son dos.
Elle détourna le regard vers la droite et vit Sanatar se laisser tomber dans le second fauteuil, placé près du mur. Ses cheveux trempés soulignaient qu’il venait de se laver. Il laissa son regard errer sur le miroir.
— As-tu trouvé ce que tu cherchais ?
— Je n’ai pas encore commencé.
Du coin de l’œil, elle vit apparaitre sa hantise. Elle flottait dans un coin de la pièce, son regard triste rivé sur les miroirs. Une pointe de rage apparut à cette vue, mais elle la réprima. Le garulf haussa un sourcil en la voyant, mais ne fit aucune commentaire.
— As-tu trouvé des troupes ?
— J’ai recruté dans les communautés isolées de la forêt de Sylvemestre. Des criminels et des hors la loi. Je n’ai rien pu tirer des sauvageons qui hantent les parties les plus sauvages.
Un sourire carnassier étira les lèvres de la fée.
— Ton pouvoir est encore puissant, minauda-t-elle.
Sanatar grogna. Son expression s’était assombrie.
— Certains ont refusé de me suivre…
— C’était prévisible, mon ami. Ne t’en fais pas pour ça. A mesure que mon pouvoir s’étendra sur ces contrées, ils pourront de moins en moins lutter contre ton influence.
— Ces garulfs ne sont plus aussi forts qu’à mon époque.
— Ils suffiront bien contre les humains.
Un sourire cruel dévoila les crocs de la bête. Puis il fronça les sourcils.
— Je me suis rendu à Blanchehaie.
Esheramia se retourna vivement vers lui, les yeux scintillants de colère.
— Je t’avais dit de ne pas te faire remarquer, siffla-t-elle.
Le garulf haussa les épaules.
— Les humains ne m’ont pas vu. J’étais curieux de voir les arènes.
— Et ?
— Ils ont des sortes de jeux, en ce moment. J’ai assisté à quelques combats. Ces garulfs sont de très bons combattants.
— Trop dangereux, assura Esheramia.
Les yeux de Sanatar s’étrécirent et il gronda.
— Ne me prends pas de haut, Esheramia, prévint-il. J’y ai vu quelqu’un d’intéressant. Un fils d’Aldwulf.
Esheramia écarquilla les yeux de surprise. Ceinwyn, qui ne se préoccupait pas d’eux jusqu’alors, s’intéressa à la conversation.
— C’est impossible. Ne les as-tu pas exterminés ?
— C’est ce que je croyais. Mais je l’ai très bien reconnu : il en avait l’apparence et l’aura.
— La lignée royale est éteinte.
— Après ces milliers d’années, elle a pu renaitre. Cela ne m’étonnerait pas d’Aldwulf.
— Il a juré de ne plus intervenir.
— Et puis tu l’as trahi, lui rappela Sanatar. Je vais aller m’occuper de ce garulf.
— Non.
— Esheramia …
— Il était prisonnier des arènes, tu dis. Alors, si nous pouvons le convaincre de se joindre à nous, il sera un allié de poids.
Une ombre traversa le visage buriné du garulf. Il croisa les bras. Esheramia eut un sourire en voyant son expression.
— Tu crains pour ta place auprès de moi ?
L’autre leva les yeux au ciel.
— Et les dryades ? reprit-il.
Un rire dédaigneux jaillit de la gorge d’Esheramia.
— Je ne m’inquiète pas. Le peuple fée n’est plus ce qu’il était. J’imagine qu’elles se terrent dans les ruines de leur royaume, au sud de la forêt. Je me demande même si elles existent encore.
— Un jour ou l’autre, les humains s’apercevront de ce que tu trames.
— Il sera trop tard pour eux quand cela arrivera. Il n’existe plus personne pour me vaincre, mon ami.
Esheramia haussa les épaules, son attention tournée vers les miroirs.
— Je dois reconstruire mon armée. Et il faut que je retrouve son coeur, murmura-t-elle, détournant son regard pensif vers le miroir. Trouve-moi des animae pour mes serviteurs, Sanatar.
La créature s’installa confortablement dans son fauteuil – son trône – et ferma les yeux. Le garulf la fixa un long moment, puis se leva et quitta la pièce. Ses mains décharnées se soulevèrent et dansèrent, alors que les sonorités chuintantes de l’incantation quittaient ses lèvres. Les runes qu’elle avait patiemment gravées s’activèrent les unes après les autres. La surface réfléchissante du miroir se brouilla et devint opaque.
Une fois terminé, elle poussa un profond soupir et se leva lentement. Elle allait devoir se nourrir bientôt ; les enchantements et le rituel lui avaient coûté beaucoup d’énergie. Puis elle recula d’un pas et visualisa ce qu’elle désirait le plus : le cœur de son époux, qu’elle avait elle-même forgé avant d’y stocker l’anima de son bien-aimé. Les images devinrent floues comme si le point de vue se déplaçait à grande vitesse. Elle fronça les sourcils devant le temps que cela prenait ; son impatience grandissait. Elle se força à se calmer et à se rasseoir. Elle finirait bien par la retrouver.
Le spectre de Ceinwyn observait les images d’un regard plus alerte et curieux.
— Profite du spectacle tant que tu le peux, railla Esheramia. Très bientôt tous ces lieux ne seront que poussière.
La sorcière ne réagit pas, fascinée par les runes qui brillaient d’une lueur ténébreuse.
Au bout de quelques minutes, l’image se figea. L’anima s’approcha et un éclair de terreur traversa son visage. Mais la créature ne le vit pas : elle avança plus près et un sourire de joie mauvaise apparut sur son visage blafard.
— Tiens donc, si je m’y attendais. Gwenledyr.
Elle observa la jeune femme qui se tenait au bord d’un ruisseau et remplissait une gourde.
La sorcière ne pouvait quitter la jeune fille des yeux. Son anima était en train d’être envahie par tant de sentiments qu’elle menaçait d’exploser. Esheramia eut un petit rire en le remarquant.
— Bientôt la vengeance sera tienne. Je dévorerai son anima et tu seras aux premières loges pour la voir souffrir.
L’anima l’effleura de son regard spectral et se garda bien de réagir. Car ce qu’elle ressentait n’était pas de la haine. Non, ce noir élixir avait quitté son âme depuis longtemps. Elle ressentait de la culpabilité, certes, un désir de rédemption, de la crainte aussi, mais le tout était recouvert d’une lumière qu’Esheramia avait occulté pendant toutes ces années : l’affection et l’ardent désir de la protéger. Elle aurait pu être ma fille, fut la pensée à la fois amère et pleine d’espoir qui traversa son esprit. Elle posa son regard brûlant sur la créature maléfique. Cette dernière ne la regardait plus. Elle fronçait les sourcils.
— Pourquoi me montres-tu cette fille quand je te demande de retrouver mon cœur ? murmura-t-elle, pensive.
Puis le miroir se brouilla à nouveau ; des taches de couleur apparurent et disparurent sans qu’il ne puisse se fixer sur quoi que ce soit. Esheramia poussa un cri de fureur et de frustration. Elle se passa une main tremblante sur les paupières et se força à se calmer. Gwenledyr. Tu m’as montré Gwenledyr. Cette petite peste peut-elle me mener au Cœur ? Mais comment ? Elle rouvrit les yeux et quitta son fauteuil. Soit ! Elle ferait confiance au miroir.
Elle se dirigea vers la fenêtre détruite et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, des bruits métalliques signalèrent l’arrivée de ses bêtes : elle recula jusqu’au centre de la pièce, alors que les oiseaux y pénétraient et se posaient sur le sol et les meubles. Ils la fixèrent de leurs yeux de pierre étincelants.
Elle leur montra le miroir de sa main squelettique.
— Mes chéris, j’ai une mission pour vous.
D’un mouvement des doigts, elle fit apparaitre un éclat scintillant et l’image de la jeune fille, telle qu’elle l’avait aperçue, y apparut.
— Cherchez cette fille et suivez-la. Surveillez-la. Je veux savoir où elle va. Ne vous faites pas repérer.
Les oiseaux poussèrent un criaillement strident. Puis ils s’envolèrent. Esheramia posa ses yeux ténébreux sur Ceinwyn qui la fixait, le visage inexpressif,
— Nous approchons du but. Bientôt, j’obtiendrai le cœur et notre souverain s’éveillera de son sommeil millénaire.
Puis elle disparut dans une brume ténébreuse, laissant l’anima errante seule. Ceinwyn observa le fauteuil qu’elle venait d’abandonner avec haine et mépris. Dans son arrogance, Esheramia n’avait aucune idée qu’elle gardait près d’elle une ennemie acharnée.
Un cliquètement dans la pièce au-dessus attira son attention. Son allié s’était réfugié dans la salle du télescope. Elle sourit et disparut. Elle reparut sous la coupole défoncée de l’observatoire, au dernier étage de la tour. Une poussière épaisse et noire recouvrait les débris du télescope et de la machinerie qui l’avait un jour animé. Agrippé à l’une des poutres métalliques du toit, l’oiseau automate fixait ses yeux bleus sur elle.
— Comment vas-tu, mon ami ?
L’oiseau pencha la tête sans répondre. Elle avait réussi à converser avec lui, sans doute parce qu’elle était une anima et que c’était une anima qui donnait vie à cet entrelacs de métal et de câbles. Cependant, il ne se rappelait pas son identité ou son passé. Juste qu’il avait trouvé la mort, vingt-cinq ans auparavant, dans cette tour, et que son anima s’était retrouvé emprisonnée dans cette carcasse. Il n’était pas au service d’Esheramia, tout comme elle, ce qui en faisait deux alliés.
— Peux-tu m’aider ?
Les yeux parurent briller plus intensément, mais il ne répondit pas.
— Gwenledyr. Ma belle-fille. Esheramia a envoyé ses sbires après elle et … J’aimerais, si c’est possible, que tu veilles sur elle… à distance. Pourrais-tu le faire ?
— Oui.
Ceinwyn tressaillit. C’était la première fois qu’elle entendait sa voix dans son esprit, une voix lointaine, à la fois humaine et autre chose. Elle sourit avec reconnaissance.
— Je la vois, dans ton esprit. Gwenledyr.
— Bien. Retrouve-la. Reste caché. S’il se passe quelque chose et que tu peux intervenir sans risque, fais-le.
— Je ferai ce que je peux.
Ceinwyn inclina la tête en réponse. Le corbeau automate s’envola de son perchoir et disparut à travers le toit.
L’anima errante le regarda s’éloigner dans l’air lourd et gris, puis elle pensa au miroir d’Esheramia. Une idée germait dans son esprit. Après tout, elle était une sorcière et elle avait eu une excellente professeure. Peut-être pourrait-elle l’utiliser pour aider Gwenledyr.
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