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volume 1, Chapitre 20 volume 1, Chapitre 20

Avec une moue, Esheramia observa longuement le miroir posé sur une table devant elle. Ses longs doigts effleurèrent le cadre doré, légèrement oxydé par endroit. Certaines des runes de pouvoir avaient subi des dégâts, sans doute pendant le transport depuis ses appartements, ce jour fatidique où son royaume avait chuté.

Son visage se crispa et elle serra le poing. Elle n’avait jamais su qui l’avait piégée dans l’autre miroir. Sans doute les dryades avaient-elles combiné leurs pouvoirs pour la vaincre, avant qu’elle ne termine l’enchantement qui allait donner la vie éternelle à son époux. Elle avait mis du temps avant de s’éveiller complètement et de pouvoir communiquer. Puis elle avait découvert une pièce vide et en partie détruite. Pendant ces milliers d’années de solitude au sommet de cette tour, dans son laboratoire, elle avait eu le temps de ruminer sa détresse et sa vengeance, jusqu’à l’arrivée des scientifiques, jusqu’à ce que le père de Ceinwyn ne l’emporte.

Ceinwyn. Cette anima était un mystère pour elle. Elle ne comprenait pas pourquoi l’esprit de la sorcière persistait à s’accrocher ainsi à l’existence au lieu de se laisser aller à l’oubli. Était-ce à cause de sa puissance ? Puissance qu’elle l’avait aidé à développer. Quelle ironie !

Mais peu importait pour l’instant. Elle avait d’autres choses à faire, des choses plus urgentes. Et puis elle appréciait la présence de la sorcière. Pendant des dizaines d’années, depuis son jeune âge, elle l’avait observée, puis elle l’avait modelée à sa guise, lui enseignant des arcanes dont la pauvre humaine n’avait aucune idée.

Esheramia se concentra sur le miroir. Elle tendit l’un de ses doigts et son ongle devint une griffe aussi dure que de l’acier. Elle y dessina des runes et des symboles ésotériques en fredonnant joyeusement. Si tout se passait bien, une fois que le miroir serait enchanté, elle pourrait enfin avancer dans sa quête : retrouver le cœur de son roi, le cœur de l’automate qui attendait dans la crypte.

Repenser à lui fit ressurgir des souvenirs longtemps enfouis. Nordespierre était un royaume florissant et magnifique à l’époque. Au nord, les terres volcaniques noires et brûlantes étaient une source inépuisable d’acier féérique. De puissant geysers en jaillissaient à heures fixes. C’était un endroit hostile, mais fascinant. Au sud, au centre de terres fertiles et arborées trônait Illysandri, la capitale, une immense métropole de pierre et de verre.

Il n’existait plus rien de toutes ces merveilles. Esharamia avait détruit son royaume. Oh ! Elle n’éprouvait aucune culpabilité ; cela devait être fait, pour leur futur, à son mari et elle. Son seul regret était de ne pas avoir réussi à achever ses desseins. L’angoisse reflua. Elle avait une autre chance de le mener à bien ; elle n’allait pas la gâcher.

Elle travailla pendant une heure, gravant tout le contour du miroir, réparant des runes, en ajoutant d’autres, s’arrêtant de temps à autres pour vérifier son travail d’un œil critique, souffler sur la poudre dorée et lisser les aspérités des traits qu’elle traçait sans aucun mal. On aurait dit une artiste, créant un chef d’œuvre. Cette comparaison l’amusa quelques minutes.

Une fois les glyphes de pouvoir correctement tracés, elle recula d’un pas, dévora les dernières animae qui survivaient encore en elle et murmura une incantation d’une voix chuintante. C’était une langue que les humains n’avaient jamais rencontré. Elle l’avait apprise quand elle était aspirante, auprès de celui qui deviendrait son époux bien des années plus tard. La langue des faes, qui possédaient un grand pouvoir.

Elle tendit les mains et une brume noirâtre quitta son corps, s’entortilla autour de ses bras et de ses doigts, et s’infiltra dans les gravures. Le miroir scintilla d’une lumière obscure pendant quelques secondes, puis la brume disparut. Esheramia chancela et se retint à un meuble près d’elle. Elle soupira, exténuée, et se laissa tomber dans le vieux fauteuil qui trainait derrière elle. Elle ferma les yeux et étendit ses sens, souriant lorsqu’elle sentit la présence ésotérique du miroir.

— Bien, chuchota-t-elle. Je vais pouvoir passer à la suite.

Pourtant, affaiblie par le rituel, elle ne bougea pas. Son regard erra sur le décor bien poussiéreux de la chambre souterraine. Elle était encore bien seule ; elle avait perdu ses soutiens, ceux qu’elle considérait comme des amis. Elle pensa à Sanatar, à leurs nuits d’amour, au milieu des arbres décharnés de la forêt.

Soudain, les symboles s’illuminèrent quelques secondes ; la surface réfléchissante se brouilla et ondula pendant de longues minutes, puis une image se précisa : un vallon, entre des arbres épais, au cœur d’une forêt. Le sol était noir et déformé, des champignons et une mousse pourrissante étaient la seule végétation sur le sol. Elle écarquilla les yeux. Se pourrait-il que … ?

— Serais-tu encore là ?

Elle se concentra davantage et le miroir lui montra un chemin jusqu’à une clairière. C’était au nord-ouest de Sylvemestre, non loin de la côte. Elle pinça les lèvres, luttant contre l’espoir. Même si elle retrouvait sa tombe, Sanatar était parti depuis bien longtemps.

Tout à coup une étrange sensation l’envahit. Elle se détourna du miroir et avança jusqu’à l’entrée de la salle, grimpa au rez-de-chaussée de la tour, comme attirée. Une profonde mélancolie la secoua, sans qu’elle ne parvienne à en deviner la cause. C’était un sentiment qu’elle avait éradiqué et l’éprouver, ne serait-ce qu’une seconde, la mit dans une rage folle.

Puis elle sortit dans le parc dévasté et aperçut Ceinwyn, le regard perdu sur l’arrière du manoir en ruines. Que faisait donc cette parasite là-bas ? Elle allait et venait à sa guise : jusqu’où était-elle allée ? Une peur diffuse l’envahit et elle la refoula. Un autre sentiment qu’elle ne voulait plus éprouver ! Elle força l’esprit à revenir auprès d’elle. La sorcière apparut immédiatement, éthérée, pâle et luminescente. Sur son beau visage, encadré par des cheveux dorés, plus aucune fureur, plus aucune aigreur, plus aucun désir de vengeance, mais seulement de la tristesse et autre chose, quelque chose qu’Esheramia n’arrivait pas à définir.

— Où étais-tu ? cracha-t-elle.

Les yeux émeraude de Ceinwyn se posèrent sur elle. Elle pencha la tête sur le côté.

— Dois-je te répondre ?

Sa voix était douce, aussi évanescente que son corps spectral.

— Évidemment. Tu fais ce que je dis, comme toujours.

Une moue fugace apparut sur son visage.

— Je me promenais. Je voulais voir cette ville.

— Et alors ? Qu’en penses-tu ? se rengorgea la créature.

Ceinwyn se contenta de la regarder en silence. Son expression était devenue illisible.

— Elle est à ton image, finit-elle par répondre d’une voix douce.

Esheramia la regarda fixement. Quel était ce tremblement au fond d’elle ? Elle ne craignait pas cet ersatz d’humaine. Non, cela devait être de la colère.

— Pourquoi as-tu peur ? fit le spectre.

La créature écarquilla les yeux ; des flammèches ténébreuses en sortirent, puis tout son corps fut enveloppé dans une épaisse brume, ses cheveux claquèrent autour de la silhouette de Ceinwyn, alors qu’elle était envahie par la rage.

— Je n’ai pas peur, fit-elle, les dents serrées.

— Tu ne comprends pas ce que je suis ; et moi non plus. Pourquoi n’ai je pas droit au néant et à l’oubli comme les autres ?

Esheramia se trouva interdite pendant quelques secondes. Puis un rictus cruel étira ses lèvres rouge sang. Les ombres autour d’elle se calmèrent.

— Peut-être parce que tu ne le mérites pas. Tu as tellement fait de mal que tu es condamnée à errer tel un fantôme sur cette terre.

L’étrange sérénité de l’anima se rompit et l’angoisse dépara ses traits. Elle disparut brutalement. Elle devait sans aucun doute à nouveau se terrer au fond de son esprit. Esheramia ressentit une grande satisfaction.

Elle décida de ne pas attendre le coucher du soleil pour partir. Après tout, personne ne s’inquiéterait de voir un corbeau au milieu de la forêt. Elle pourrait observer ses futures proies à loisir. Elle avait assez de pouvoir pour tenir au moins deux jours sous cette forme.

Ses cheveux l’enveloppèrent et la brume obscure jaillirent des moindres fibres de son corps. Elle puisa dans son propre pouvoir pour redimensionner son corps et lui donner la forme d’un grand corbeau aux larges ailes et s’envola par-dessus les arbres moribonds.

Elle ne vit pas apparaitre Ceinwyn sur le perron de la tour.


Texte publié par Feydra, 15 mai 2024 à 17h18
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