Au-dessus de la canopée vert sombre de la forêt de Sylvemestre, volait un immense corbeau. Esheramia savourait la sensation du vent sur ses ailes et la liberté d’aller où elle voulait. Le ciel ténébreux, piqueté d’étoiles et dominés par les deux lunes jumelles, était son territoire. Cependant, son attention était tournée vers le sol. Son œil perçant était à la recherche de sa cible.
Depuis qu’elle avait quitté Illysandri, elle tournoyait au-dessus de la forêt, oiseau parmi ses congénères, ombre parmi les ombres. Les arbres au feuillage épais se serraient les uns contre les autres, ponctués ça et là de clairières aménagées par les hommes. Plusieurs camps ou petits villages s’y lovaient. Les habitants de cette région vivaient de manière spartiates et peu civilisés. Dans cette partie de Sylvemestre, les communautés humaines paraissaient dispersées et autonomes. Des proies faciles pour elle.
Elle en avait arraché la connaissance de l’anima de Ceinwyn. Elle avait aussi emmagasiné les émotions de la sorcière : celle-ci détestait la forêt autant qu’elle. La créature enrageait de voir la sylve prospérer ainsi. Là, les bûcherons effectuaient leur travail. Ils étaient méthodiques et délicats dans le choix des arbres à abattre : ils choisissaient certaines espèces, à certains âges et épargnaient les autres spécimens.
Esheramia choisit sa cible, dans la partie ouest de la forêt. Elle se posa sur l’une des plus hautes branches d’un arbre gigantesque et observa l’endroit. De minuscules cabanes en bois étaient pelotonnées autour d’un espace central où avait été construit un foyer avec des pierres. Quelques toiles tendues entre des arbres servaient de protection contre la pluie. Elle avait vu les hommes et les femmes se baigner dans une petite rivière non loin. Les bûcherons se rejoignirent autour du feu dont les hautes flammes illuminaient leur village, et partagèrent un repas à base de gibier, de champignons et de baies.
Esheramia patienta. Elle avait compté dix hommes et femmes, robustes et travailleurs. Leurs animae suffiraient à la nourrir et à éveiller ses premiers serviteurs.
Lorsque la nuit fut bien avancée et que chaque habitant de ce pauvre village eut plongé dans un profond sommeil, le corbeau se posa au centre du camp. Esheramia reprit sa forme, étendit les bras et murmura des paroles ésotériques. Les braises du feu de camp rougirent et des flammes en jaillirent ; de rouge et orange elles devinrent aussi noires que les cheveux de la sorcière.
Des flammèches se séparèrent du brasier principal et s’engouffrèrent dans chaque maisonnette et chaque tente. Le silence continua longtemps, alors que le feu finissait par mourir. Puis des hurlements aussi brefs que terrifiés retentirent. Lorsque le silence retomba, des petites nuées multicolores et brumeuses flottèrent dans l’air frais de la nuit en direction de la sorcière. Esheramia les engloutit, puis elle poussa un soupir, un sourire repu éclairant son visage blafard.
Elle repartit aussitôt, pressée de retourner auprès de son roi. Animée par l’énergie des animae qu’elle venait de dévorer, elle fila à travers le ciel étoilé, sous la lumière des lunes jumelles. Elle sentait au fond d’elle leurs plaintes, mais elle les ignorait. Très bientôt, elles disparaitraient totalement et ils ne resteraient plus que leur magie brute.
Une vingtaine de minutes plus tard, elle reprit forme humaine dans la salle du trône, puis rejoignit son laboratoire. L’esprit de Ceinwyn se matérialisa près d’elle. Cette sorcière était décidément bien résistante. L’anima posait un regard rempli de tristesse sur elle. Esheramia se renfrogna.
— Quoi ? ne put-elle s’empêcher de rugir. Qu’est-ce que tu veux ?
Ceinwyn ne dit rien, mais détourna le regard vers les miroirs, empilés ou fixés sur le mur. Esheramia contrôla son agacement. Cette anima était bien différente de toutes celles qu’elle avait dévorées. Elle se demanda une seconde pour quelles raisons elle ne lui faisait pas vivre le même sort qu’aux villageois. Elle appréciait sa compagnie, se rendit-elle compte. Ceinwyn était d’une intelligence et d’une malignité similaires aux siennes.
— Ces miroirs… les as-tu fabriqués ?
Soupçonneuse, Esheramia la fixa un long moment. Ceinwyn ne s’en rendit pas compte : elle s’était approchée des objets et paraissait fascinée. La sorcière humaine avait compris beaucoup de choses. Avait-elle lu dans ses pensées ? La créature secoua cette pensée importune : c’était impossible.
— Oui, répondit-elle.
— Comme le miroir que je possédais.
— Tu as tout compris. J’ai eu de la chance qu’il tombe entre les mains de ton père, n’est-ce pas ?
Ceinwyn frémit et leva les yeux sur la créature. Celle-ci y lut son désespoir avec un grand plaisir. Puis elle reprit son expression pensive et triste.
— Cette ville est en piteux état, remarqua-t-elle, d’une voix lointaine.
— Rien ne dure, se moqua Esheramia. Le vrai pouvoir est bien différent.
Ceinwyn reporta son regard sur la sorcière. Celle-ci eut du mal à supporter le profondeur verdoyante de ses yeux ; c’était comme si la forêt s’y exprimait. Elle allait la tancer vertement, mais l’anima disparut.
Repoussant son sentiment de malaise, Esheramia s’avança vers l’établi et se mit au travail. Elle sélectionna sept sphères, qu’elle aligna au centre de son espace de travail. Elle prit la première, la manipula un instant afin de s’assurer qu’elle était encore en bon état. Puis elle l’approcha de ses lèvres et souffla doucement. Un filet de lumière sortit de sa bouche et s’infiltra entre les rivets et les plaques de métal de la sphère, l’illuminant de l’intérieur. Une fois terminée, Esheramia reprit son examen. Puis, satisfaite, elle réitéra le rituel six autres fois, insufflant dans le métal l’énergie qu’elle avait volé aux bûcherons.
Quelques minutes plus tard, les sphères scintillantes reposaient sur son établi. Esheramia s’approcha des automates silencieux et les observa l’un après l’autre, les lèvres pincées. Certains paraissaient endommagés ; la rouille s’apercevait aux jointures de leurs bras ou de leurs pattes. Cependant, ils étaient globalement bien conservés.
Elle sourit. Elle effleura le côté du crâne d’un gros oiseau ressemblant à un hibou : des plaques se décalèrent, révélant un emplacement circulaire. L’une des sphères s’éleva et rejoignit l’automate. Elle glissa sans difficultés dans le creux, qui se referma.
Esheramia recula et se leva, contemplant le réveil de la créature : la lumière bleutée se répandit dans ses membres et son corps, filaments bleutées sous sa peau de métal. Les yeux verts étincelèrent et l’animal bougea la tête, dans un froissement métallique. Ses ailes se soulevèrent légèrement ; il se redressa sur ses pattes terminées par des serres et avança de deux pas maladroits.
— Bien, souffla-t-elle.
Satisfaite, elle plaça les six autres boules dans les automates qu’elle avait sélectionnés : un autre oiseau, deux loups et trois humanoïdes. Chacun d’eux prit vie devant ses yeux. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres, leurs regards rivés sur elle, dans l’attente d’instructions. Elle distinguait l’énergie des anima qu’elle leur avait sacrifiées au creux de leurs yeux minéraux ainsi que dans les engrenages que l’on distinguait sous le revêtement de la peau.
Au milieu de ses créations, elle se sentit soudain moins seule. La tendresse qu’elle éprouvait pour elles l’enveloppa. Ces êtres lui étaient dévoués et ne l’avaient jamais déçue.
— Mes enfants, vous m’avez manqué.
Les sept automates ne réagirent pas à ces mots, mais leurs yeux suivirent les mouvements de leur créatrice alors qu’elle s’approchait d’eux. Elle s’intéressa aux deux loups. Elle se souvenait avec quelle minutie elle avait créé le premier d’entre eux, sur le modèle de la forme lupine de son ami Sanatar. Son cœur se serra. Le garulf devait être mort, son anima disparu dans l’Après depuis des milliers d’années. Il avait refusé sa proposition d’un corps métallique qui le rendrait immortel.
Elle s’agenouilla devant la créature et posa sa main sur le métal tiède. Elle percevait les faibles vibrations créées par l’énergie magique qui l’animait. Les pupilles vertes et sans expression la fixaient.
— Ton frère et toi, allez parcourir la cité. Soyez vigilants et débarrassez-vous de toute présence importune. Les hiboux vous accompagneront.
Son pouvoir appuya ses instructions à travers ses mots. Elle sentait leur présence au creux de son esprit. La bête de métal baissa la tête, montrant ainsi sa compréhension. Puis elle se redressa et bondit vers la sortie, suivie de ses frères. Esheramia se tourna vers les trois humanoïdes. Ils étaient en moins bon état. Elle allait devoir procéder à quelques réparations avant de les envoyer à la surface.
Elle retourna dans la salle principale. Ses yeux noirs se tournèrent vers l’automate figé sur son trône. Il était tellement magnifique. Elle le rejoignit et caressa son bras droit.
— Je suis désolée, mon amour, de ne pouvoir te réparer comme les autres, murmura-t-elle. Bientôt, je te le promets. Bientôt tu retrouveras ton royaume et tu régneras pour l’éternité.
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