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volume 1, Chapitre 18 volume 1, Chapitre 18

Ceinwyn réapparut, au pied d’une tour, à la périphérie des ruines. Elle l’observa un long moment : on aurait dit un observatoire, à en juger par les restes de la coupole au dernier étage. Les murs noirs étaient recouverts de runes et de glyphes, qui miroitaient légèrement, dans le nouveau spectre que Ceinwyn était capable de percevoir maintenant qu’elle était un fantôme. Elle sentait la présence d’Esheramia, au sous-sol, mais elle l’ignora pour le moment, car un mouvement au sommet avait attiré son attention.

En y pensant à peine, elle se retrouva dans un laboratoire, tout en haut de la tour : des étagères et des meubles poussiéreux et abimés y subsistaient encore. Elle remarqua qu’il restait encore un étage, dont l’escalier était bouché. Le télescope s’y trouvait peut-être encore.

Un mouvement dans l’ombre attira son attention. Elle fouilla la pièce du regard, nota que l’une des fenêtres en vitrail avait explosé, que les meubles en piteux état faisait penser à un bureau, ou un laboratoire. Un bruit de métal et un frottement retentirent alors. Elle regarda dans la direction générale du bruit et aperçut une tête avec deux yeux brillants qui la fixaient. Elle aurait juré y lire de la peur.

— Eh ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu es un oiseau ?

L’animal se rapprocha et Ceinwyn distingua un entrelacs de tiges, de lamelles et de plaques métalliques, ainsi que des cordes étranges de couleur noire qui reliait différents éléments entre eux. C’était un corbeau, un grand corbeau mécanique. Il s’approcha par petits bonds et donna des coups dans les os blanchis. Ceinwyn en ressentit une profonde tristesse, sans en comprendre la raison. Elle sentait une anima dans les recoins de cette construction. Un esprit confus et solitaire.

— Qui es-tu ?

L’oiseau se figea et leva lentement la tête. Depuis combien de temps personne ne lui avait parlé ? Il se rapprocha timidement. Elle distingua mieux ses ailes et ses pattes. Ses yeux étaient deux pierres bleues qui étincelaient d’un doux éclat.

Sans réfléchir, elle tendit la main et l’oiseau allongea la tête, comme s’il voulait qu’elle le caresse. Lorsque ses doigts entrèrent en contact avec lui, elle vit ce qu’il avait vécu, comment il était devenu ainsi, ce qu’il avait ressenti.

Un endroit extraordinaire. Tant de découvertes. Ses pensées se portent vers son aimée. Son fils. Eléanora. Uwen. Puis la curiosité, l’émerveillement. L’automate a l’air si singulier. Une arète le blesse. Une goutte de sang tombe sur le métal. Les yeux de pierre s’animent. Surprise, douleur, terreur, arrachement. Il n’est plus ; il est l’oiseau ; il est l’autre et lui-même. Son corps sans vie tombe dans la poussière, alors que sa conscience en est arrachée, que ses souvenirs s’enfuient, qu’il ne devient plus que métal, rouages et un reste d’une ancienne magie qui s’éveille au contact de son anima, se mêle à lui.

Ceinwyn sentit sa conscience frémir alors que tout tournoyait, mais elle accueillit l’afflux d’images et d’émotions, car pour la première fois depuis longtemps, elle se sentit vivante.

Lorsque le décor reprit sa place, l’oiseau la regardait fixement, la tête légèrement penchée sur le côté.

— Ne t’en fais pas, murmura-t-elle. Je ne te laisserai pas. Toi et moi, on va s’entraider. Qu’en dis-tu ?

La créature hocha la tête.

— J’ai à faire. Reste par ici. Surveille ce qui se passe dans la ville. Une créature vit ici. Une créature mauvaise, qui, je pense, est responsable de ton état. Tous les deux, nous allons la combattre.

Ceinwyn ferma les yeux et chercha la présence d’Esheramia. Une fois qu’elle l’eut repérée, elle la rejoignit en un éclair. Elle ouvrit les yeux dans une salle souterraine, ovale, aux murs lisses de pierre noire et brillante. Le plafond voûté se perdait dans les ombres, mais une lueur douce et bleutée illuminait la pièce depuis les étranges luminaires fixés en hauteur. Sur toute la circonférence des mécanismes étranges décoraient les murs et plusieurs portes s’y ouvraient.

La sorcière fixait un regard effaré sur cet endroit étrange. Elle aperçut une dalle circulaire, gravée de symboles et de glyphes, ainsi qu’un trône, à l’une des extrémités : on aurait dit du métal sculpté, dans lequel on avait ajouté des rouages, des mécanismes et des câble. Sur ce siège était assis, dans une immobilité totale, un être humanoïde entièrement en métal. Ses bras faits d’un entrelacs de pièces métalliques derrière lesquelles elle entrevoyait des rouages dorés étaient posés sur les accoudoirs. Sa poitrine, plaques métalliques gravées de symboles, comportait en son centre un trou, un creux aux arêtes déchiquetées, comme si on en avait arraché quelque chose. Son cœur, pensa Ceinwyn, en se fiant à l’emplacement.

Son visage était un assemblage de pièces fines qui s’agençaient parfaitement, formant des traits délicats. Ses yeux bleus posaient un regard mort sur sa salle du trône. Sur ses épaules et sur son corps, des plaques donnaient l’impression que la statue portait une armure.

Elle avait du mal à en détacher ses yeux, comme si elle venait de rencontrer un roi des anciens temps. Puis, elle perçut une autre présence. Debout près de lui, une main posée sur son épaule, une créature, à l’apparence androgyne, blafarde, laissait errer son regard sur cette étrange silhouette. Ses cheveux longs et noirs virevoltaient lentement autour d’elle, comme animés d’une vie propre. Une robe de brume noire recouvrait son corps. Ceinwyn la reconnut, alors qu’elle n’avait jamais été qu’une ombre vague dans son miroir : cette femme était l’esprit qui l’avait manipulé toutes ces années. Esheramia.

L’anima s’avança, irrésistiblement attirée vers elle. La créature finit par la remarquer et son visage émacié se tordit de surprise. Elle pencha la tête sur le côté et étrécit les yeux, l’examinant avec une effrayante attention.

— Tu ne m’as pas dévorée…, commença Ceinwyn, avant même qu’elle ne puisse dire un mot.

Le regard morne, elle s’arrêta juste devant elle, flottant à peine au-dessus du sol.

— C’est ce que je vois, fit Esheramia. Il faut croire que tu étais plus forte que je ne le pensais.

— Pourquoi ? continua l’esprit, comme si elle n’avait pas entendu.

La créature fronça les sourcils.

— Je peux remédier à cela immédiatement, la nargua-t-elle.

Elle s’approcha, ses deux yeux noirs brillants d’une étincelle cruelle. Ceinwyn ne bougea pas ; mais ses yeux avaient pris vie : Esheramia y lut de la curiosité et de l’impatience. Elle se figea, prudente. Cette femme était puissante, sinon son anima aurait été entièrement assimilée. Cela expliquait aussi sans doute le fait qu’elle n’y avait pas gagné le pouvoir espéré.

Ceinwyn la regardait, sereine et confiante. Son visage avait perdu ce pli amer, près de la bouche et des yeux ; elle paraissait apaisée. Cela déstabilisa la créature ; elle aussi avait porté une telle expression, il y a longtemps. Cependant, la colère remplaça ce brusque instant d’égarement et son visage se crispa en une moue de rage.

Lorsqu’elle atteignit l’anima, ses cheveux s’agitaient autour d’elle tels des serpents enragés. Ceinwyn se sentit aspirée ; ses yeux plongèrent dans l’abîme ténébreux de l’anima d’Esheramia. Néanmoins, là où n’existaient que la résignation et le désir de s’endormir pour toujours, de disparaitre, une étincelle grésilla. Combien d’animae avaient été englouties par ce puits sans fond, sans espoir de la vie d’Après ? Un sursaut la fit tressaillir et lutter contre le lien qui se raffermissait.

— Je pourrais t’être utile, fit-elle, d’une voix ferme et claire.

Esheramia fit une pause et la fixa longuement.

— Le monde que tu connaissais a changé pendant ton millénaire d’enfermement. Je le connais bien, je pourrais te guider.

Les liens se détendirent, sans la lâcher vraiment. Esheramia la considéra pensivement. Puis un sourire étira ses lèvres fines. Elle la relâcha.

— J’ai aspiré de toi toutes les informations dont j’avais besoin, ma chère amie. Mais tu as raison. Tu pourras m’être utile. Après tout, nous avons toujours été alliée, toutes les deux.

Ceinwyn frémit à ce souvenir, mais conserva une expression inébranlable. La créature n’y vit que du feu ; étrangement, elle ne semblait pas capable d’investir l’anima pour lire en elle. Déjà, elle reportait son regard sur la créature de métal. La reine lut de la tristesse dans ses yeux noirs.

— Mon foyer a été détruit, murmura Esheramia. Ce n’est guère une surprise, évidemment, après tout ce temps. Toutefois, j’avais espéré que quelqu’un l’ait protégé et entretenu…

Ceinwyn en fut stupéfaite ; Esheramia se confiait à elle comme à une amie. L’avait-elle considérée ainsi pendant toutes ces années de manipulation, dans sa vision déformée des choses ?

— Je dois me nourrir. Et je dois réanimer mes serviteurs, continua-t-elle, d’une voix plus ferme.

La créature traversa la pièce ovale jusqu’à une porte de métal, légèrement enfoncée dans le mur. Elle posa sa main sur l’un des symboles légèrement effacés : le battant glissa dans le mur dans un grincement étouffé. Esheramia disparut dans l’ouverture. Ceinwyn, curieuse, la suivit. La pièce dans laquelle elle pénétra était plus étrange encore que la salle du trône. Bien plus petite, elle était encombrée par des étagères, un établi et un bureau. Des sculptures de métal étaient alignées contre le mur du fond. Ceinwyn aperçut des oiseaux, des quadrupèdes ressemblant à des loups et des êtres humanoïdes.

— Qu’est-ce que c’est ?

Lorsqu’Esheramia se retourna pour la regarder, son visage avait repris son expression dure et cruelle. Elle sourit.

— Ce sont mes créations, mes enfants. J’ai besoin d’énergie pour leur donner vie.

Ces révélations stupéfièrent Ceinwyn. Quelle était donc cette étrange magie ? Elle n’en avait jamais entendu parler. Rien d’étonnant. C’est elle qui t’a appris à contrôler ta magie. Jamais elle ne t’aurait parlé de ça.

— Pourquoi ?

La créature la considéra un moment en silence. Dans ses yeux noirs, Ceinwyn crut lire de l’hésitation, mêlée à de l’espoir. Elle eut une nouvelle fois la forte impression qu’Esheramia désirait son amitié. La créature s’avança jusqu’à son établi, recouvert d’objets métalliques et d’outils. Elle fit un peu de place et aligna des petites sphères bleutées, faites d’un assemblage de fines torsades métalliques. Malgré leur grande beauté, Ceinwyn ne pouvait s’empêcher de sentir une profonde inquiétude en les voyant.

La créature les aligna d’un air distrait.

— J’ai besoin d’eux, articula-t-elle enfin.

Ceinwyn n’était même pas sûre qu’elle s’adresse à elle, mais elle écouta attentivement.

— Ils m’aideront à retrouver le cœur qui animera mon roi. Ainsi, il pourra renaitre dans son corps éternel et reprendre ce qui lui revient de droit.

Elle en apprenait en quelques minutes bien plus que durant toutes ces années. Son roi était-il cette chose de métal ? Malgré sa répugnance, elle devait rester auprès d’elle pour trouver un moyen de contrecarrer ses plans. C’était le seul moyen pour obtenir la paix et retrouver l’enfant qu’elle avait été.

L’image de Gwenledyr, bébé, qu’elle berçait dans ses bras pour la faire s’endormir, se matérialisa devant elle. Elle se vit aussi et elle fut prise d’une profonde affection pour cette femme qu’elle avait été. Elle enferma la scène au plus profond de son anima, de peur que la fée ne la devine et ne s’en empare. Elle redeviendrait cette femme, même pour une seule seconde.

— La sylve féérique. Sylvemestre. Des bûcherons y vivent dans des villages isolés, fit Esheramia. J’ai besoin d’animae pour réanimer mes serviteurs. Ils feront très bien l’affaire, pour commencer.

Un frisson glacial se répandit dans l’anima quand elle sentit la joie mauvaise de la créature.

Esheramia effleura l’une des billes de métal.

— Bientôt, mon amour. Bientôt, tu renaitras.


Texte publié par Feydra, 15 mai 2024 à 17h15
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