Esmée était déjà levée quand Gwenledyr pénétra dans la salle commune. Attablée devant son petit déjeuner, elle dardait un regard morose dans le vide. Deux gardes étaient installés au bureau et bavardait doucement. Igrit et Raph. Bien. Ces deux-là n’étaient pas des mauvais bougres.
Nerveuse, la guérisseuse avait l’impression que tout le monde pouvait lire son stratagème sur sa figure. Pourtant, elle était déterminée. Elle s’installa près de la garulf et lui tendit un sachet de thé. Esmée posa son regard lourd sur elle, lâcha un demi sourire et prit le cadeau.
— Comment s’est passée la nuit ?
La garulf grimaça.
— Pas très bien. Je crois que Turold en a fini avec la vie.
La cœur de Gwenledyr se serra, mais elle ne se laissa pas aller. Elle hésita, jetant un coup d’œil aux soldats. Esmée la regarda avec curiosité. Puis elle se leva.
— Les gars, Gwenledyr et moi, on va aider à l’infirmerie.
Les deux hommes levèrent les yeux vers elles et firent un signe d’assentiment. Gwenledyr s’empressa de suivre la garulf. Hermeline, allongée sur l’une des couchettes, se leva à leur approche, mais Gwenledyr n’avait d’yeux que pour Turold, toujours inconscient. Il tremblait de tous ses membres et sa respiration était hachée.
La guérisseuse s’approcha de son élève. Esmée resta près de l’entrée, en surveillance. L’instinct de la garulf avait dû lui faire sentir que quelque chose se passait.
— Ma dame, fit la jeune fille en l’entrainant plus loin dans la salle. Aeneas est venu me voir hier.
Hermeline haussa un sourcil, mais ne l’interrompit pas.
— Je n’ai pas trop le temps de tout vous dire, mais il m’a révélé qu’il était le frère de Turold et qu’il voulait le sauver d’une situation inextricable et dangereuse.
La dame jeta un coup d’œil à Esmée, puis posa les deux mains sur les épaules de son élève.
— Je sais. La baronne m’a expliqué.
La jeune fille sentit tout espoir l’abandonner.
— Alors, vous …
— Quel est le plan ? l’interrompit-elle.
Gwenledyr sourit.
— Aeneas nous attend dans les souterrains ; un accès se trouve au niveau des geôles. Il est verrouillé. Les tunnels mènent à un entrepôt désaffecté. Thafu et Skas nous y attendent avec un chariot. Si nous trouvons un prétexte pour faire descendre Turold dans les géôles – si par exemple, il commençait à montrer des signes de dissociation, et que nous ouvrions la porte, Aeneas et Thafu pourraient le faire sortir d’ici. Je les rejoindrais à la sortie de la ville.
— Vous n’êtes pas obligée d’y aller aussi…
— si. Je le suis. Turold a besoin de mes talents de guérisseuse et …
Gwenledyr se mordit les lèvres, sans pouvoir continuer. Un doux sourire détendit les traits de la guérisseuse.
— Et votre fiancé ?
Gwelnedyr soupira.
— Je ne sais pas si je veux épouser Uwen. Notre relation s’est…désagrégée au fil des mois. Vous allez me trouver lâche, mais … j’ai besoin de faire quelque chose d’autre de ma vie. Je ne me sens pas vraiment à la place ici. Turold n’a pas mérité ce qui lui arrive, et je ne peux pas le laisser vivre ça sans … Je trouverai le moyen d’expliquer à Uwen.
— Vous n’êtes pas lâche, ma fille. Les circonstances ne sont pas idéales, mais vous avez raison. La situation est urgente.
Elle la lâcha et retourna près de l’entrée. Elle échangea un regard avec Esmée, qui hocha la tête. Gwenledyr avait plusieurs fois été témoin de leur complicité, mais à cet instant, elle y perçut quelque chose de plus profond. Puis la guérisseuse se précipita dans la salle commune.
— Igrit, Raph ! s’exclama-t-elle. L’état de Turold se dégrade ! Il entre en dissociation. J’ai réussi à l’apaiser, mais nous devons absolument l’enfermer en bas.
— On va chercher Siméon …, commença Igrit.
— Non ! Pas le temps ! Vous voulez qu’il se transforme et qu’il tue tout le monde. Je m’occupe d’expliquer à Siméon ! Allez, donnez-moi les clés. Esmée va m’aider.
— Mais …
— Donnez-moi ces clés !
Quelques secondes plus tard, Hermeline revint dans l’infirmerie. Elle tendit les clés à son élèves. Esmée avait déjà soulevé Turold. Hermeline soutint son autre bras et elles l’entrainèrent vers la porte. Les deux gardes se tenaient au milieu de la salle, attentif aux autres garulfs qui avaient quitté le dortoir pour observer le spectacle.
Gwenledyr prit une torche, ouvrit la porte et descendit la première pour guider Hermeline. La descente fut lente et maladroite. Turold était un poids mort difficile à contrôler. Une fois en bas, elles le déposèrent sur la chaise. Gwenledyr s’empressa de le soutenir quand il se mit à glisser. Il posa sa tête contre elle.
Esmée ouvrit bruyamment l’une des grilles, alors qu’Hermeline s’emparait des clés et se dirigeait vers la porte. Elle fouilla le trousseau et trouva la bonne au bout de quelques secondes. Elle déverrouilla la porte et l’ouvrit. Aeneas et Thafu se tenaient juste derrière. Le vallois observa Hermeline et Esmée avec un air plein de méfiance, mais lorsque son regard se posa sur son frère, il sembla se détendre.
— Il faut qu’on remonte, fit Hermeline. Les gardes ne devraient pas descendre ici, mais quand Siméon viendra pour l’inspection, je ne pourrais pas l’en empêcher. Faites en sorte que la porte ait été forcé de votre côté !
— Ne vous inquiétez pas, dame Hermeline, fit Thafu. Je suis forgeron.
La guérisseuse sourit. Aeneas lui attrapa la main et la serra doucement.
— Merci, ma dame.
— Prenez soin de lui. Enfoncez-vous dans la forêt de Sylvemestre. Si vous allez assez loin, il y sera en sécurité.
— Mais, et vous ?
— Ne vous inquiétez pas pour moi.
Hermeline fit demi-tour et d‘un geste ordonna à Gwenledyr et Esmée de partir. Esmée s’approcha de Turold et murmura :
— Ne nous oubliez pas, votre altesse.
Gwenledyr caressa les cheveux de Turold et suivit les deux autres. Lorsqu’elles fermèrent la lourde porte qui menait au sous-sol, elle sursauta : elle avait l’impression que les gardes pouvaient lire ce qu’elle avait fait sur sa figure. Cependant, un brouhaha de voix inquiète s’élevait dans la salle. Tous les garulfs interrogeaient nerveusement les gardes. Hermeline s’avança dans le groupe, et ils se tournèrent vers elle. Esmée poussa doucement Gwenledyr vers l’escalier. Celle-ci la remercia d’un hochement de tête et s’éclipsa.
Elle eut beaucoup de mal à ne pas courir jusqu’au point de rendez-vous, à la porte nord. Elle avait l’impression que tous les gardes qu’elle croisait allaient lui sauter dessus et la trainer en prison. Jamais de sa vie elle n’avait accompli un tel acte de rébellion et cela la terrifiait et l’enchantait.
Lorsqu’elle passa la muraille, en même temps que les citoyens et les marchands dont la journée commençait, les gardes la saluèrent poliment. Le cœur battant, elle avança sur la route et prit un chemin de terre qui menait à un prè, derrière une barrière d’arbres. Là, elle vit Ori et Thif qui attendaient. Sa jument, Encre, broutait tranquillement un peu plus loin. Les voir lui procura un soulagement sans bornes. Elle se laissa tomber près d’eux dans l’herbe.
— Comment ça s’est passé ? fit Ori.
— De notre côté très bien. J’espère que Thafu et Aeneas auront réussi à le sortir des tunnels.
Elle ne cessait de darder des regards nerveux vers la route. Les deux frères se rapprochèrent d’elle. Un silence pesant tomba sur le petit groupe. Puis, une demi-heure plus tard, ils entendirent le bruit d’un chariot. Elle se leva d’un bond et fut soulagé en apercevant Thafu et Skas sur le siège. Cependant, pas de trace d’Aeneas.
— Où est … ?
— Il a préféré prendre un autre chemin. Il est connu des gardes, expliqua Thafu. Ils nous a dit de l’attendre à l’orée de la forêt.
Gwenledyr se précipita vers la charrette et grimpa à l’arrière. Elle souleva la toile et fut soulagé de voir Turold, recroquevillé sous une couverture. Il tremblait de fièvre.
— ça a été compliqué de le transporter dans la charrette, fit Skas. C’est qu’il est lourd et il ne nous a pas beaucoup aidé.
Gwenledyr lui offrit un pâle sourire. Elle s’installa auprès de lui. Ori et Thif les rejoignirent et attachèrent la jument au chariot. Gwenledyr posa la main sur le bord du chariot et ses deux amis la recouvrirent de leurs mains.
— Nous nous reverrons ; je vous le promets, fit-elle.
Les deux dywengars lui sourirent avec fierté.
— Eh ! C’est juste un petit voyage ! lâcha Ori, en rougissant.
— Mais faites gaffe quand même, les gars, compléta Thif. Et ne la laissez pas tant que vous n’êtes pas certain qu’elle est en sécurité !
— On la laissera pas tout court, lâcha Skas.
Gwenledyr sentit son cœur se soulever d’un mélange de joie, de tristesse et d’appréhension. Thafu fit claquer les rênes et le chariot s’engagea sur la route. Elle fit un signe de main à ses deux amis, jusqu’à ce qu’ils disparaissent au détour d’un virage. Puis, elle s’installa confortablement, une main posée sur l’épaule du garulf.
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