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volume 1, Chapitre 11 volume 1, Chapitre 11

— Votre grâce, fit Aeneas, en s’inclinant respectueusement.

La baronne était installée derrière son bureau. Elle avait enlevé sa voilette et ses cheveux bruns étaient remontés en un chignon d’où s’échappait quelques mèches. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, il remarqua que, si ses traits étaient encore tirés et pâles, son regard était bien plus vivace. La plaie sur le côté gauche de son visage avait une bien meilleure apparence, grâce à l’onguent et aux soins de Gwenledyr. En un peu plus d’une semaine, elle s’était métamorphosée.

— Aeneas, installez-vous, fit-elle d’une voix ferme.

Il obéit, posant sur le coin du bureau les dossiers qu’il serrait contre lui.

— Vous allez l’air en meilleure forme.

— Je dors mieux. Je me sens plus alerte et moins embrumée. Pourtant, je n’ai pas encore repris mes forces habituelles.

— Il faut vous laisser le temps de la guérison.

La baronne l’observa un moment avant de reprendre la parole.

— Comme vous le savez, un conseil des ministres a été organisé demain pour entériner - ou non – mon accession au trône.

Elle avait prononcé les derniers mots avec une voix débordant d’ironie. Elle posa son menton sur ses deux mains jointes, les coudes posés sur le bureau, et riva son regard clair sur le vallois.

— Je ne m’inquiète pas, Votre Grâce, rétorqua Aeneas. Enguerrant et ses partisans ne pourront rien contre vous.

— Je voulais vous remercier pour votre travail et votre soutien.

— Je n’ai fait que mon devoir.

— Je sais que vous avez fait barrage aux seigneurs et essuyé bon nombres de leurs revendications. Et que vous avez veillé sur mon fils. Merci.

— C’est un honneur de vous servir, ma dame.

—Mon époux avait une totale confiance en vous et vous m’avez prouvé que je pouvais moi aussi. Cependant, je ne m’explique toujours pas pourquoi vous êtes aussi loyal, vous qui êtes un citoyen du Val Ardent, envoyé chez nous dans le cadre du traité entre nos deux royaumes.

La méfiance s’empara d’Aeneas et il scruta Eléanora. Celle-ci le fixait d’un regard calme, mais il y discernait les questions qu’elle se posait. Avait-elle perdu confiance en lui ?

— Il est vrai que je suis venu au service du baron dans le cadre de nos accords. Pourtant, je me suis attaché à votre famille, ma dame.

— Je vois, fit-elle, avec un petit sourire.

Le cœur d’Aeneas fit un bond. Avait-elle deviné ses sentiments pour Uwen ? L’envie de lui dire la vérité l’envahit. Ses yeux se posèrent sur les dossiers. S’il lui racontait tout, il trahirait sa mère. S’il lui mentait, il risquait de perdre une alliée de poids. Il pinça les lèvres, puis reporta le regard sur la souveraine, qui l’observait toujours.

— J’ai lu votre requête, reprit-elle, en posant sa main sur le parchemin ouvert sur son bureau.

— Je voulais attendre que vous alliez mieux, votre grâce, mais les jeux commencent bientôt et …

— Pourquoi le sort de ces garulfs vous émeut-il autant ?

Il hésita. Pouvait-il lui dire, là, maintenant ? Quelles seraient les conséquences pour lui, pour son frère, pour sa mère ? Elle est ta seule chance de le sauver, pensa-t-il. Rappelle-toi les mots de ta mère : « Tu dois tout faire pour le sauver. ». La décision s’imposa d’elle-même.

— A cause de mon frère, lança-t-il.

La baronne haussa les sourcils.

— Dans ces dossiers, expliqua le jeune homme, se trouve celui d’un garulf nommé Turold, condamné à dix ans de prison dans les arènes pour une agression, commise il y a cinq ans. Or, il s’agit de mon frère ainé.

— En quoi cela empêche-t-il qu’il ait commis ce crime ?

— Mon frère, jusqu’à il y a environ un an, était gladiateur dans les arènes de Brisepierre.

La baronne se rabattit dans son fauteuil et le considéra un long moment, d’un air troublé.

— Vous dites donc que son jugement est un faux.

— Et si le sien est un faux, alors qu’en est-il des autres ? renchérit Aeneas.

La baronne pinça les lèvres.

— J’ai les dossiers ici, tous paraphés de la main de la magistrate Sephilim.

— Êtes-vous certain qu’il s’agit de votre frère ?

— Il est le seul vallois parmi les garulfs. J’en suis absolument certain ; je l’ai reconnu.

— Enguerrant et le maitre des arènes profitent grassement de ces combats, fit la baronne. Si un seul de ces garulfs est innocent, cela remet en question le système.

— Tout à fait. Blanchehaie n’est pas le Val Ardent. Les garulfs envoyés dans les arènes paient leur dette à la société. Mais s’ils sont innocents..

Eléanora soupira.

— Enguerrant était très proche d’Amphéus, murmura-t-elle. Que mon époux ait autorisé cela ne me surprendrait pas. Encore un acte horrible à son actif…

Elle se reprit très vite, rivant un regard ferme sur le sénéchal.

— S’il existe le moindre doute, il faut mettre les choses au clair. Je vais ordonner une enquête afin de rétablir la vérité.

— Ma dame, en ce qui concerne mon frère …

— Je n’ai que votre parole, Aeneas. Il me faut des preuves à montrer au conseil des ministres pour pouvoir contrer Enguerrant.

— L’enquête prendra des semaines. Pouvons-nous annuler les jeux ?

— Non. Pas tant que nous n’avons pas de preuves.

Aeneas pâlit. Il savait que si Turold participait aux jeux, il avait peu de chance d’en réchapper. Il ne pouvait pas attendre.

— Ma dame, insista-t-il. Les jeux sont extrêmement violents et le destin des garulfs vaincus peut être à la merci des spectateurs. Mon frère …

Eléanora le regarda avec compassion, puis son visage reprit son expression ferme.

— Dans ma position actuelle, je ne peux commettre aucun impair. Je suis désolée.

Aeneas se mordit les lèvres. Il lui restait une dernière carte à jouer, une carte extrêmement dangereuse, pour lui et pour la reine du Val Ardent. Il n’avait pas le choix. Attendre la fin d’une enquête qui risquait de ne pas aboutir était inacceptable.

— Votre grâce, mon frère pourrait avoir une importance capitale politiquement parlant.

Eléanora leva un sourcil.

— La reine Ménéhilde du Val Ardent ne vous a pas envoyé un vulgaire fonctionnaire, lors des tractations entre nos deux royaumes, reprit-il, mais son fils cadet.

Stupéfaite, la baronne écarquilla les yeux.

— Je savais que le Val Ardent était très secret, mais pas à ce point-là, murmura-t-elle.

— Elle l’a fait dans une intention précise, votre grâce : je devais retrouver mon frère ainé et le délivrer. Il a été vendu à votre maitre d’arènes il y a environ un an.

— Vous voulez dire que ce garulf est le fils ainé de la reine du Val Ardent ?

Aeneas, la gorge nouée, hocha la tête. Venait-il de vendre son frère à la baronne de Blanchehaie ? Venait-il de trahir sa mère et son royaume ?

— Votre mère a fait emprisonner son propre fils dans les arènes, lâcha Eléanora, sur un ton réprobateur.

— Les coutumes de notre royaume sont ainsi. Elles sont liées à notre malédiction – ou ce qu’on croit être une malédiction. Des garulfs naissent régulièrement dans des familles humaines. Lorsqu’ils subissent leur première transformation, entre dix et quinze ans, ils sont envoyés dans les arènes pour apprendre à se battre.

— Et c’est ce qu’a fait votre mère ?

— Elle a mis mon frère en sécurité, dès qu’elle a deviné qu’il en était un. Sa première transformation a eu lieu à un âge précoce. Elle lui a caché son identité et l’a confié à des serviteurs de confiance. Mais elle a été trahie et mon frère lui a été enlevé.

— Vous vous rendez compte de ce que vous me mettez entre les mains ?

— Oui, ma dame, fit Aeneas.

— Cette connaissance me donne un pouvoir sur votre mère et son royaume.

— Oui, ma dame.

Aeneas frémit face à la froideur du visage de la baronne. Elle exsudait la méfiance.

— Je constate aussi que ma confiance en vous n’était peut-être pas aussi bien placée que je le pensais.

— Ma Dame ?

— Je vous ai confié des secrets ; je vous ai confié mon fils. Alors que vous, de votre côté, vous vous serviez de moi pour libérer votre frère !

— Ce n’est pas vrai… Certes, j’ai tout fait pour le faire sortir de là ; mais ma loyauté envers vous est sincère. Ni mon frère, ni moi, n’avons plus notre place au Val Ardent !

— Pourtant, vous êtes un prince. Et votre frère est donc l’héritier du trône ?

— Non. En temps que garulf, il perd toute prétention au trône.

Eléanora plongea dans le silence et laissa son regard errer dans le vide. Le sénéchal attendit, tétanisé. Il avait placé son destin et celui de son frère entre ses mains. Et il était en train de le regretter.

— La reine Ménéhilde est arrogante et têtue, finit-elle par dire, un éclat calculateur dans les yeux. Il est parfois difficile de traiter avec elle.

Le cœur d’Aeneas lui sembla devenir de glace. Il serra les poings.

— Je suis au courant.

— Pensez-vous qu’avoir son fils ainé entre mes mains pourrait me permettre de faire pression sur elle ? Je ne suis pas certaine qu’elle éprouve de l’affection pour lui. Quelle mère livrerait son propre fils aux arènes ? Mais, j’imagine que ses ministres et son peuple ne verraient pas cette nouvelle d’un très bon œil, n’est-ce pas ?

— Votre grâce… Je vous en supplie.

— Répondez-moi !

— Non, en effet, murmura le sénéchal, abattu.

Le visage de la baronne s’adoucit et elle soupira.

— Je sais ce que vous pensez, sénéchal. Je suis cruelle et sans pitié. Cependant, je dois utiliser tous les atouts que j’ai en ma possession pour l’avenir de mon peuple, ainsi que la sécurité de mon fils.

Aeneas, le visage fermé, son regard bleu rivé sur la baronne, resta silencieux.

— Je vous crois quand vous dites que vous étiez sincère. Cependant, je ne peux vous permettre de vous laisser continuer à mon service. Je vais réfléchir à vous trouver un remplaçant, termina la baronne. Je vous paierai une compensation financière qui vous permettra de vous organiser. Vous avez trois jours pour quitter le château. Votre frère restera dans les arènes, mais je ferai en sorte qu’il ne combatte pas.

— Bien, ma dame, murmura Aeneas, en baissant les yeux.


Texte publié par Feydra, 12 mai 2024 à 16h00
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