Les arènes étaient impressionnantes quand on les regardait de si près. Les hauts murs en pierre beige culminaient à une dizaine de mètres. Des colonnes ouvragées, placées à intervalles réguliers, maintenaient les auvents qui protégeaient le public du soleil. Au rez-de-chaussée, une galerie suivait la forme ovale du bâtiment et permettait d’accéder aux différentes parties des gradins.
Gwenledyr replaça sa sacoche sur son épaule et traversa la place jusqu’à la porte d’entrée de l’annexe. Elle frappa trois coups fermes. La jeune fille entendit des bruits de pas pressés, puis la porte s’ouvrit.
Un homme chauve, aux grands yeux noirs qui louchaient légèrement, apparut. Il sourit et s’inclina.
— Dame Gwenledyr, vous êtes pile à l’heure comme d’habitude.
— Je sais que vous appréciez la ponctualité, Seamus, répondit-elle en souriant.
Il rougit légèrement et s’écarta pour la laisser passer. Elle entra dans un couloir sombre qui s’enfonçait dans le bâtiment. Des portes s’alignaient de chaque côté. L’homme les guida jusqu’à la première à gauche et les fit entrer dans un bureau, équipé simplement, mais chaleureux. Un service à thé et deux tasses étaient posés sur une petite table installée face à une minuscule cheminée.
— Je vous ai préparé du thé pour vous réchauffer avant de commencer, indiqua-t-il.
Gwenledyr défit sa cape et la posa sur le dossier d’un fauteuil avant de s’installer. Elle s’assit dans le second fauteuil. Seamus versa le thé dans les tasses. Leur fumet sucré envahit la pièce. Il tendit une tasse à la guérisseuse, qu’elle accepta en souriant.
— Dame Hermeline est déjà en bas, commenta-t-il.
— Le combat s’est-il bien déroulé ? s’enquit-elle.
— Comme d’habitude, répondit le gardien. Les blessures sont mineures et devraient guérir rapidement.
Puis une moue dépara ses traits.
— Il n’est pas utile que vous veniez aussi souvent, madame. Les garulfs guérissent naturellement.
— Dame Hermeline me l’a demandé.
Seamus grimaça, mais se contenta de s’incliner. Il émanait de dame Hermeline une autorité naturelle que Gwenledyr n’avait pas souvent eu l’occasion de remarquer. Avec elle, la guérisseuse faisait toujours preuve de douceur et de pédagogie. Pourtant, en l’accompagnant ici, elle avait été témoin de l’impact qu’elle avait sur les gens, sans élever la voix. De plus, Hermeline était l’envoyée de la baronne auprès du maitre des arènes. Cela ajoutait à sa prestance.
Depuis deux mois, elle accompagnait Dame Hermeline tous les deux jours à l’arène de Blanchehaie pour s’occuper des combattants garulfs. La jeune fille n’oubliait pas qu’ils étaient des criminels et des créatures puissantes. La violence faisait partie de leur vie, voire même de leur être. Méritaient-ils d’être bien traités ?
Gwenledyr frissonna en percevant la noirceur de cette pensée. A nouveau, l’image de Ceinwyn, serrant ses mains contre sa plaie sanglante, s’imposa à son esprit. Elle serra les poings, luttant contre la terreur, la colère et la culpabilité que cette image générait.
Gwenledyr termina sa tasse et se leva.
— Allons-y.
Seamus la précéda dans le couloir qu’ils suivirent jusqu’au fond. Une porte épaisse et noire s’y trouvait. Le gardien sortit un trousseau de clés de sa poche, en choisit une et la déverrouilla. Un escalier s’enfonçait dans les sous-sols. La lumière tremblotante des lanternes accrochées aux murs l’éclairaient suffisamment. Pourtant, elle ne se sentit pas très à l’aise en descendant.
Ils débouchèrent dans une salle rectangulaire, occupée par des tables, des chaises et des étagères. Deux gardes installés près d’un bureau sur la droite se tournèrent vers eux. Lorsqu’ils reconnurent Seamus et Gwenledyr, ils les saluèrent respectueusement et reprirent leur partie de carte. Ils semblaient détendus. Pourtant, ils étaient en tenue de combat. Leurs épées étaient posées sur la table près d’eux et ils portaient une matraque à leur ceinture. Deux autres se promenaient dans la salle.
Dix garulfs étaient enfermés dans la prison, mais Gwenledyr savait qu’elle pouvait en accueillir beaucoup plus. Quatre couloirs menant respectivement à l’infirmerie, aux cellules, à la salle d’entrainement et à la cour extérieure s’ouvraient de chaque côté. Au fond, une autre porte épaisse et renforcée de ferrures fermait l’accès au reste du sous-sol.
Le lieu était propre et entretenu. Une odeur de pain, de légumes et de viande grillée flottaient dans l’air. On aurait presque dit une salle d’auberge. Des lanternes aux murs l’illuminaient d’une lueur chatoyante ; les murs en pierre claire étaient propres et secs, ainsi que le sol et les tables.
Deux hommes et deux femmes étaient installés à une table, devant une tasse fumante. Hermeline, au milieu d’eux, conversaient aimablement. Elle était assise près de l’une des femmes.
Les garulfs levèrent les yeux vers les nouveaux arrivants et les fixèrent. Comme à chaque fois, un frisson remonta la colonne vertébrale de Gwenledyr. Elle sentait leur puissance animale et leurs regards respiraient une certaine hostilité. Ils ressemblaient à des bucherons ou des forestiers dans leurs tenues fort simples. Pourtant, elle ne pouvait les confondre avec des gens du communs.
Hermeline lui fit un signe de la main. Gwenledyr s’avança jusqu’à la tablée. Esmée, une garulf aux longs cheveux roux tressés, la suivit du regard. Son visage pâle était fermé. Ses yeux bleus exprimaient une émotion que la jeune fille avait du mal à interpréter, à mi-chemin entre la colère et le désespoir.
L’ accueil n’était jamais vraiment chaleureux et amical. Les garulfs se montraient prudents et méfiants. Cependant, Gwenledyr ne leur en voulait pas.
— J’ai apporté le thé que vous m’avez demandé, fit-elle à sa mentore, en sortant de sa sacoche un sachet en tissu qu’elle lui tendit.
Hermeline sourit et fit un clin d’œil à sa voisine. Celle-ci leva les yeux au ciel.
— Tiens, Esmée, tes herbe préférées.
Elle posa la bourse devant la garulf. Celle-ci retroussa le nez, comme si elle humait l’air, puis la prit et la rangea dans une de ses poches.
— Merci, fit-elle, en inclinant légèrement la tête, avec un léger sourire.
Sa voix était douce et légèrement rauque. Hermeline l’examina attentivement. La garulf s’en aperçut et détourna les yeux, gênée.
— Je t’ai dit que je n’étais pas blessée. Je n’ai pas combattu hier. Les autres n’ont eu que des blessures légères, déjà refermée. Il n’y a que Turold à l’infirmerie.
Hermeline se leva et se tourna vers son élève.
— Viens, Gwenledyr, allons-y, fit-elle.
La jeune fille la suivit immédiatement. Elle croisa le regard d’Esmée, qui la fixait avec une expression qu’elle n’arriva pas à déterminer. Détournant les yeux, elle s’empressa de rejoindre Hermeline qui s’était engouffrée sous l’arcade à gauche de l’escalier. Seamus parlait avec les gardes et ne semblait plus se préoccuper d’elles.
Elles pénétrèrent dans une pièce de taille moyenne qui sentait la sueur, mêlée à des parfums d’herbes et de fleurs que Gwenledyr connaissait bien. Plusieurs lits étaient rangés le long des murs de chaque côté. Au fond, une étagère remplie de fioles et de bocaux dominait un bureau encombré. Un garde assis sur un tabouret se leva à leur approche.
Un seul des lits était occupé par un patient, allongé, un bras en travers de ses yeux, l’autre pendant au bord du lit. Il ne portait qu’un pantalon en cuir marron. Son torse était en partie recouvert par un bandage sanglant. Sa peau cuivrée et ses cheveux gris rappelaient beaucoup Aeneas à Gwenledyr. Turold n’avait clairement pas l’apparence typique des habitants de Blanchehaie. Hermeline plissa les yeux et pinça les lèvres.
— Où est Iphraïs ?
Le garde la regarda en haussant les épaules.
— Il a dit qu’il allait chercher des bandages.
— Il doit être en train de rendre son petit déjeuner dans l’un des couloirs, fit une voix rauque.
La jeune fille sourit. Le garde jeta un regard noir au blessé ; cependant, Gwenledyr vit les coins de ses lèvres se relever légèrement. Hermeline déposa sa sacoche au pied du lit et s’assit sur le bord. L’homme allongé, souleva son bras et posa son œil argenté sur la guérisseuse.
— J’arrive à pic, on dirait, fit Hermeline.
Le blessé émit un rire amer, puis grimaça. A ses traits tirés, on voyait bien qu’il souffrait énormément. Gwenledyr se rapprocha pour mieux voir et assister sa mentore si besoin. Comme à chaque fois qu’elle voyait Turold, le cœur de Gwenledyr se serrait face au bandeau qui recouvrait son œil manquant, ou aux cicatrices sur son torse, son dos ou ses poignets. Elle ne put s’empêcher de parler :
— Que t’est-il arrivé ?
Le jeune homme posa son œil étincelant sur elle.
— Un coup de griffes.
La jeune femme leva les yeux au ciel. Hermeline eut un sourire discret.
— Mais encore ?
L’homme allait dire quelque chose, mais il tressaillit et pâlit davantage alors qu’Hermeline défaisait le bandage et l’ôtait de la blessure. Il siffla de douleur. Gwenledyr porta les mains à ses lèvres en voyant les quatre plaies profondes qui traversaient sa poitrine. La peau était déchirée, pourtant les griffures ne saignaient pas.
— Vous vous êtes fait ça en vous entrainant ? s’enquit Hermeline en laissant tomber les bandages souillés sur le sol.
Gwenledyr sentit dans cette question une intention sous-jacente. Le visage d’Hermeline s’était figé en un masque hiératique.
— J’étais avec Elwaïr, en bas. J’ai été imprudent, je me suis trop approché.
— Elwaïr ?
Hermeline paraissait perplexe.
— Il est entré en dissociation, comme vous vous plaisez à appeler cet état, expliqua le garulf, d’une voix fatiguée.
— Depuis quand ?
— Une semaine. Le lendemain de son combat contre moi, son dernier combat.
La guérisseuse riva son regard furieux sur le pauvre garde, qui se redressa et rougit. La voix de la guérisseuse claqua dans l’air lourd.
— Pourquoi me l’avez-vous caché ?
Gwenledyr elle-même tressaillit. Le garde haussa les épaules et se mordit les lèvres. De toute évidence, il ne voulait pas trahir celui qui leur avait ordonné de ne rien dire. Hermeline soupira.
— Ce n’est pas grave. Je sais pourquoi. J’en dirai deux mots au maitre d’arène.
Hermeline se tourna vers son élève.
— Gwenledyr, sors le pot de baume analgésique et fais-le réchauffer dans le foyer, là-bas.
— Inutile de perdre votre temps, fit le garulf. Je finirai bien par cicatriser.
Elle lui jeta un coup d’œil, mais ne répondit pas. Gwenledyr prit la sacoche et en sortit le pot de crème épaisse. Elle s’approcha du brasero et le plaça dans la cendre. Hermeline, quant à elle, palpait doucement la peau et nettoyait les plaies avec un tissu propre et un peu d’eau tirée de sa gourde. Le blessé grogna plusieurs fois.
Au bout de quelques minutes, la jeune fille entoura ses mains d’un tissu, reprit le pot en terre, et revint vers le lit. A cet instant, Séamus les rejoignit, les sourcils froncés. Il respirait l’agacement.
Gwenledyr, en s’efforçant d’ignorer la tension palpable dans l’air, posa doucement le pot sur le lit à côté du patient, qui se décala obligeamment. Hermeline se leva et se rendit dans une pièce attenante. Gwenledyr ôta le couvercle : une délicieuse odeur de lavande et de menthe les enveloppa. Elle attrapa une spatule en bois dans la sacoche et touilla la préparation.
— Qu’est-ce que tu as fait encore ? aboya Seamus.
La jeune fille, surprise, sursauta et faillit renverser le pot. Sa main se posa sur la jambe du garulf. Celui-ci se tendit.
— Je suis allé voir Elwaïr.
— Je vous ai pourtant interdits de descendre.
— Je n’allais pas le laisser seul dans le noir ! grogna l’homme.
— Les jeux commencent bientôt, lança l’autre. Tu dois être en pleine forme. Elwaïr est perdu. On attend cette fichue autorisation avant de …
Turold pâlit puis ses traits se déformèrent en un rictus de rage. Il se souleva sur ses avant-bras, comme s’il voulait se lever. Son visage changea subtilement, prenant des traits animaux. Seamus écarquilla les yeux de frayeur et fit un pas en arrière.
— Vous n’aurez pas l’autorisation tant que je n’aurais pas vu ce garulf, intervint Hermeline d’une voix ferme.
Elle se rassit au bord du lit et repoussa son patient d’une main douce.
— Il est irrécupérable. Je ne vois pas pourquoi vous perdez votre temps à …
La guérisseuse tendit à son élève un tissu propre par-dessus Turold, puis se tourna vers le gardien.
— Il ne tient qu’à moi d’en décider, gardien. Ces gens purgent une peine que le tribunal a décidé pour leur crime. Une fois leur peine terminée, s’ils survivent, ils auront payé leur dette à la société et pourront reprendre leur vie. Ma mission consiste à vérifier qu’ils sont traités convenablement.
— Ce sont des bêtes, ma dame, siffla le gardien.
Gwenledyr étalait le baume sur le tissu en s’efforçant de ne pas entendre les paroles rudes. Elles réveillaient un écho sombre en elle qu’elle s’efforçait de ne pas écouter. Il avait raison, n’est-ce pas ? Pourtant, depuis deux mois qu’elle les côtoyait, elle n’avait vu que des gens sensibles et malheureux, un peu renfermés, certes, mais jamais ils ne s’étaient emportés, ni n’avaient essayé de l’attaquer. Turold, en particulier, était parfois sarcastique, mais très agréable. Elle le sentit se tendre. Instinctivement, elle posa une main sur son poing qui s’était serré. Le blessé la fixa et se relâcha un peu.
— Nous en reparlerons plus tard, conclut la guérisseuse d’un ton sans appel. Pour l’instant, je dois m’occuper de mon patient. Puis j’irai voir Elwaïr.
Le jeune femme, impressionnée par l’autorité de sa mentore, termina de préparer le cataplasme. Puis elle le lui tendit.
— Vous allez devoir vous asseoir, fit-elle au blessé.
Celui-ci hocha la tête. Gwenledyr se leva, prit le bras et l’épaule du jeune homme et l’assista. Avec un grognement, il se redressa. Il lui parut bien pâle ; une fine couche de transpiration recouvrait la peau de son visage et celle de son dos. Gwenledyr resta près de son épaule, au cas où il s’affaisse. Elle s’efforça de ne pas regarder les cicatrices qui déparaient son dos.
Hermeline plaça le pansement sur la plaie et entoura son torse d’une large bande pour le maintenir. Hormis un léger grognement de douleur, Turold ne réagit pas. Puis Gwenledyr l’aida à se rallonger. Il ferma les yeux et prit plusieurs profondes inspirations. La jeune femme s’aperçut alors que le désagréable gardien avait disparu.
— Merci, souffla Turold.
Le silence s’étendit entre eux pendant quelques secondes.
— Vous ne devriez pas aller voir Elwaïr, reprit Turold. Il est dangereux. Il s’est égaré trop loin pour qu’on puisse l’aider.
Hermeline interrompit le rangement de son matériel pour fixer son patient. Turold lui rendait un regard ferme, bien que rempli de tristesse. Sa main gauche triturait un collier de métal torsadé qu’il portait autour du cou. Gwenledyr percevait un souci réel pour sa mentore. Où était donc les créature dangereuses dont Seamus parlait ? Pour l’instant, elle n’avait croisé que des gens calmes et civilisés.
— Je préfère m’en rendre compte par moi-même, rétorqua Hermeline. C’est la première fois qu’un garulf sombre dans la dissociation depuis que je m’occupe de vous. Je tiens à le voir de mes propres yeux.
— Pour votre intérêt scientifique ? fit Turold d’un ton amer.
— Si je veux trouver un remède pour cet état, je me dois de l’observer, et de le comprendre, n’est-ce pas ?
— Il n’y a rien à comprendre : nous sommes des bêtes. Elwaïr est dans sa forme naturelle maintenant.
Hermeline le considéra un moment.
— Je ne crois pas que vous pensiez cela. Sinon, pourquoi seriez-vous descendu pour lui tenir compagnie ?
Turold se mordit les lèvres et détourna le visage. Il était moins pâle et son visage plus détendu. Le baume allié à ses capacités régénératives semblait faire des miracles.
— Tu parais déjà aller mieux, fit Gwenledyr, sans même y penser.
Turold la regarda. Son aigreur n’avait pas disparu, mais son regard se fit plus doux. Elle rougit sous l’intensité de sa pupille argentée. Un petit sourire éclaira le visage du blessé.
— Oui. Ça va mieux. Le miracle des traitements de Dame Hermeline : une fois la douleur apaisée, la régénération devient plus efficace.
Il s’interrompit et observa Hermeline qui se préparait à partir.
— Si vous attendez quelques minutes, je vous accompagnerai. Les apparences ne le prouvent peut-être pas, mais il est plus calme en ma présence.
La guérisseuse l’observa un moment, puis hocha la tête.
— Gwenledyr, reste avec notre patient. Je vais organiser cela avec Seamus, histoire que l’on fasse ça dans les règles.
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