Quand Gwenledyr pénétra dans la chambre de la baronne, la pièce était plongée dans l’obscurité. Les tentures fermées devant la fenêtre bloquaient la lumière du soleil. Seules les flammes dans la cheminée apportaient une légère luminosité et coloraient de rouge les murs et les meubles. Une odeur de pin et d’épicéa brûlés flottaient dans l’air, mêlé aux senteurs florales et crémeuses que Gwenledyr associaient aux baumes qu’elle fabriquait avec Hermeline. Ce n’était pas désagréable. Pourtant, la jeune femme se sentit oppressée : elle avait l’impression d’une présence pesante tout autour d’elle.
— Ma dame ? Puis-je ouvrir les rideaux ?
Un mouvement sur le fauteuil lui indiqua que la souveraine y était installée.
— Allez-y, répondit-elle doucement.
Gwenledyr s’avança jusqu’à la fenêtre et écarta légèrement les rideaux. Un pâle rayon se posa sur un bureau en bois foncé et illumina les lourdes bibliothèques surchargées de volumes et de parchemins. La jeune femme voyait mieux : elle repéra un canapé moelleux, placé face à deux fauteuils en bois ouvragés. La baronne était installé sur l’un d’eux.
— Gwenledyr ! Je suis contente de te voir. Viens donc, ma fille, installe-toi près de moi.
Pourtant, sa voix faible démentait la joie de ses mots. La jeune fille déposa sa sacoche sur le sol près du canapé et s’installa près de sa future belle-mère. Elle lui prit les mains et fronça les sourcils quand elle sentit ses tremblements.
— Vous semblez dans une grande souffrance, votre grâce, fit la jeune fille.
La baronne se laissa aller contre le dossier du canapé et poussa un profond soupir.
— Malheureusement, ces derniers temps, je n’ai que peu de répit.
Le visage d’Eléanora était tourné vers elle ; la jeune fille sentait son regard intense posé sur elle, alors qu’elle ne pouvait qu’entrapercevoir son visage caché derrière le voile.
Elle ne put s’empêcher de remarquer la maigreur et la pâleur de ses mains. Un silence pesant s’épanouit autour d’eux. La sensation d’oppression ne la quittait pas.
— J’ai apporté le baume de ma mère, fit-elle.
— Je te remercie. Hermeline semble penser qu’il devrait m’apporter du réconfort. Pourtant, je t’avoue que j’ai peu d’espoir.
— Je comprends, ma dame. Pourtant, vous …
— Parle-moi un peu d’elle, l’interrompit la baronne.
Le cœur de la jeune fille se serra. Évoquer sa mère lui était toujours très difficile. Son absence était une blessure suintante, rendue encore plus béante par les horreurs qui lui étaient arrivées à cause de Ceinwyn. Elle avala sa salive et prit son courage à deux mains.
— Je vais essayer.
La baronne se tourna entièrement vers elle, et elle sentit l’intensité de son attention. Gwenledyr sourit d’un air gêné.
— Je l’ai perdue alors que j’avais dix ans. Je sais que ce n’est pas très jeune, mais j’ai du mal à en avoir des souvenirs clairs. J’ai l’impression que ce que ma belle-mère m’a fait subir m’a aussi privé de ma mère.
Les mots se bloquèrent dans sa gorge qui lui parut soudain trop serrée. Sa poitrine se comprima. L’épée dans la poitrine. Le visage blafard de Ceinwyn. Le sang sur mes mains, sur sa belle robe verte. Terreur et désespoir dans les yeux émeraude. La réminiscence faillit l’emporter. Elle avala sa salive et essaya de reprendre pied. Eléanora la considérait.
— Je ne me souviens plus du visage de ma mère, reprit-elle. Mais je revois des scènes avec elle. Elle avait une affinité très profonde avec les arbres, les plantes de la forêt, même les animaux. Elle ne se sentait bien que dans la sylve. Elle y avait grandi dans sa région la plus obscure et la plus isolée, bien au sud. Elle m’a montré les racines et les fleurs qui permettaient de fabriquer des parfums, des baumes et des remèdes. Ce baume, elle me l’a montré, quelques jours avant de mourir. Elle était atteinte d’une maladie grave et elle savait qu’elle n’allait pas survivre. Nous avons fait une promenade dans la forêt, ce jour-là. Nous avons ramassé des fleurs. Puis nous avons passé le reste de la journée dans son atelier. Elle m’en a enseigné la fabrication, qui n’est pas très différent des autres, si ce n’est pour un ingrédient, rare, qui est lié à la mort : l’iris des tombeaux.
Gwenledyr fit une pause pour reprendre son souffle. Elle sentait qu’elle avait capturé l’attention de la baronne.
— Qu’est-il arrivé ensuite ? murmura celle-ci.
— Le lendemain, sa maladie s’est aggravée et elle ne pouvait plus sortir de son lit. Trois jours plus tard, son anima a rejoint l’Après, raconta Gwenledyr, d’un voix pensive et lointaine. Je me souviens que, ce jour-là, même la forêt paraissait endeuillée.
— La perdre a dû être très douloureux, compatit la baronne. J’ai moi aussi perdu un être cher, il y a très longtemps. Je crois que mon cœur ne s’en est jamais remis. Uwen lui ressemble tellement que ça en est parfois terrible. Pourtant, je rends grâce aux fées d’avoir mon fils.
Gwenledyr hocha la tête. Son esprit s’apaisait, alors que sa tristesse rencontrait celle de la baronne, se mêlait à elle et y trouvait une sœur. Eléanora s’était tue, sa main entrelacée dans la sienne. Elle tremblait moins.
— Vous connaissez le reste de mon histoire, ma dame. Je vous serais toujours reconnaissante, à votre fils et vous, de m’avoir sauvée et de m’avoir ouvert la porte de votre famille.
— Tu ne me dois rien, ma fille. Ta présence à nos côtés est une bénédiction pour tous les deux. Tu es en sécurité ici. Ta belle-mère ne pourra rien contre toi.
Gwenledyr fut soudain prise d’une irrépressible envie de lui avouer sa rencontre tragique avec la sorcière, dans la forge de ses amis dywengars, sept nuits auparavant. Pourtant, elle n’y céda pas. Ceinwyn avait disparu dans un nuage de brume noire. Elle devait être morte. Il ne servait à rien de l’évoquer.
— Ah ! reprit la baronne, d’une voix plus ferme. Si elle avait été une citoyenne de la baronnie, elle aurait subi les affres de la justice. Mais Sylvemestre est un royaume à part entière.
— Je vous remercie, ma dame. Cela me fait chaud au cœur. Mais je ne cherche pas la justice ; je veux juste profiter de ma vie. Et je veux vous aider.
Eléanora se tendit alors. Elle retira sa main et Gwenledyr sentit une aura de nervosité l’entourer.
— Vous pensez que ce baume peut m’aider ?
Gwenledyr fut frappée par l’angoisse et la vulnérabilité qui émanaient de la voix de la souveraine. Elle avait en face d’elle une femme qui souffrait depuis trop longtemps et qui arrivait aux imites de ce qu’elle pouvait supporter.
— Je le crois, en effet.
Le silence s’étendit entre elles, mais il était serein. Le crépitement des buches dans l’âtre accompagnait leurs pensées. La tension qui menaçait d’étouffer Gwenledyr avait disparu. Au bout de quelques minutes, la baronne défit sa voilette et la laissa tomber sur le fauteuil.
Gwenledyr retint sa réaction de surprise et de peine à la vue du visage d’Eléanora. C’était la première fois qu’elle le voyait. Il était magnifique. Néanmoins, une estafilade boursoufflée et rougeâtre déparait tout le côté gauche. La chair autour semblait enflammée. Quelques rides ornaient le coin de ses yeux et son front ; elle avait des traits réguliers, ternis par son teint blafard et ses cernes. Ses paupières fatiguées tombaient sur ses yeux.
La jeune fille sourit, se pencha et sortit un gros pot en terre de son sac. Elle l’ouvrit et l’approcha de la baronne. La senteur de la lavande miroitante et du basilic-des-plaines envahit la pièce, allégeant encore le cœur de la jeune fille.
— Je vais masser votre blessure avec l’onguent. Je serai aussi douce que possible, mais cela risque d’être un peu douloureux. Dites-moi si vous avez mal.
La baronne hocha la tête. Gwenledyr se leva, prit un peu du baume avec ses doigts et l’appliqua sur la plaie, en commençant par le haut. Quand ses doigts touchèrent la peau, la baronne se tendit, mais elle ne bougea pas. Son souffle court soulignait son angoisse. Elle massait délicatement la peau tout autour de la plaie.
Une fois sa tache achevée, la jeune fille recula d’un pas. Eléanora avait fermé les yeux et son visage paraissait bien plus détendu. La peau était déjà moins à vif. Pourtant, il faudrait plusieurs traitements avant qu’elle ne se referme vraiment. Il resterait une cicatrice, mais elle devrait être plus légère et surtout plus du tout douloureuse.
— Comment vous sentez-vous, votre grâce ?
La baronne ouvrit les yeux et posa son regard aux iris d’un bleu sombre sur la jeune fille. Un sourire étira ses lèvres.
— Je ne sens presque plus de douleur. Ma peau tire moins. C’est miraculeux.
Gwenledyr eut une légère grimace.
— Il faudra encore appliquer de nombreuses fois le remède pour que la plaie guérisse vraiment.
Eléanora rajusta sa voilette. Gwenledyr se rassit.
— Je vous remercie de tout mon cœur, ma fille, continua-t-elle. Le baume a eu un effet miraculeux. Beaucoup plus efficace que les traitements offerts par les médecins de la cour.
— Il faudra l’appliquer une fois par jour, jusqu’à ce que la plaie soit entièrement cicatrisée, votre grâce.
— A quelle heure pouvez-vous venir ? Je sais que vous êtes très prise.
— Pardon ?
— Pour le remède.
— Il n’est pas nécessaire que ce soit moi, Votre Grâce. L’une de vos dames de compagnie ...
— Je tiens à ce que ce soit toi, l’interrompit la baronne, avec un rien d’agacement.
— Très bien, bredouilla la jeune fille. Je peux venir avant de commencer ma journée auprès de dame Hermeline.
Le silence s’étendit entre les deux femmes. La baronne paraissait à nouveau plongée dans ses souvenirs, mais elle était plus apaisée.
— Je suis tellement heureuse pour mon fils et vous. Vous méritez tous les deux le bonheur. J’ai vraiment hâte que vous puissiez fonder une famille.
Gênée, Gwenledyr s’efforça de garder une contenance. La baronne ne se rendait pas compte de la distance qui se creusait entre son fils et Gwenledyr. Ils étaient toujours fiancés, mais elle se voyait de moins en moins l’épouser. Penser à ce mariage lui donnait l’impression d’étouffer, de se jeter dans un piège, une cage dorée.
— J’ai hâte, moi aussi, votre grâce.
Son mensonge lui brulait les lèvres, mais que pouvait-elle dire d’autre ? Entre Uwen et elle n’existaient que des faux semblants, des illusions. Elle sentait qu’il ne l’aimait pas, et elle ne pouvait pas lui en vouloir : elle était maudite, une assassin, une victime. Que ressentait-elle pour lui ? Quand elle était avec lui, elle n’était que gêne et maladresse. Les rares fois où elle se sentait bien en sa présence, c’était quand ils ne cherchaient pas à se plaire, mais quand ils parlaient de leur vie quotidienne, quand il évoquait ses recherches et ses idées, quand elle parlait de son apprentissage. Était-cela des époux ?
La main de la baronne se posa sur la sienne et la serra. Elle perçut son sourire sous sa voilette.
— Tenez, reprit-elle d’un ton joyeux. Je vous propose d’organiser la cérémonie après les jeux, dans deux semaines. D’ici là, j’irai mieux. Aeneas s’occupera de tout préparer, sous ma supervision. Ce sera une magnifique cérémonie !
Gwenledyr espéra que sa future belle-mère n’avait pas vu pas à quel point son sourire était crispé.
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