La boutique d’orfèvrerie bénéficiait d’un engouement réel pour les magnifiques créations des artisans dywengars. Lorsqu’Uwen y arriva, les derniers clients quittaient le magasin, en commentant leurs achats avec enthousiasme. Il se plaça hors de leur chemin, en se faisant le plus discret possible. Il avait été présenté officiellement à la cour depuis deux mois, mais ne s’était toujours pas habitué aux courbettes hypocrites et aux regards curieux des nobles. Personne ne semble le remarquer et il n’eut pas à tenter de maintenir une conversation vide de sens.
Lorsqu’il entra, Thafu était en train de ranger la recette de la journée dans un coffret, Ori nettoyait son établi. Skas rangeait les présentoirs.
— Bienvenue, votre grâce, lança l’ainé des frères.
— Ne m’appelez pas comme ça, grogna le jeune homme, en s’enfonçant dans la pièce.
— C’est pourtant votre titre.
Uwen leva les yeux au ciel sans répondre. Thif entra alors, un plateau sur lequel était empilé une théière, des tasses et une assiette pleine de biscuits. Il sourit à Uwen et déposa le tout sur la petite table ronde, cachée dans un renfoncement, au fond de la boutique. Gwenledyr les rejoignit.
Elle était vêtue d’une robe bleu clair ; ses cheveux étaient réunis en un chignon lâche ; son visage aux traits tirés lui donna l’impression qu’elle était fatiguée. Pourtant, elle lui offrit un sourire. Elle se pencha vers lui et déposa un léger baiser sur le coin de ses lèvres. Uwen lui rendit son sourire, mais au fond de lui il était tendu : il se détestait de ne rien sentir lorsqu’elle l’embrassait ou le touchait.
— Je ne pensais pas te voir ce soir.
— Je …, hésita-t-il. Je voulais discuter avec les dywengars de mon projet.
La jeune femme se rembrunit.
— Oh. Oui, bien-sûr.
— Mais… Je suis très content de te voir.
— Ta mère se sent mieux ? continua-t-elle, en versant le thé dans les tasses.
Uwen secoua la tête. Penser à sa mère lui serra le cœur, comme à chaque fois.
— Pas vraiment.
Gwenledyr soupira. Les quatre frères se regardaient, gênés. Ils s’installèrent autour de la table, alors que Gwenledyr apportait une tasse à Ori, toujours occupé derrière son établi. Il la remercia d’un sourire. Ils partagèrent la collation dans un silence gêné où les mots avaient du mal à s’épanouir. Le genou d’Uwen frôlait celui de Gwenledyr. Il aurait dû en éprouvait du plaisir. Pourtant, il était anxieux et tendu. Quelques minutes plus tard, Thafu rompit le silence.
— Alors ? Que vouliez-vous nous montrer ?
Uwen s’anima et sortit son parchemin de sa sacoche.
— J’essaie toujours d’animer l’automate de mon grand-père. J’ai fait quelques recherches sur l’acier féérique et j’espérais que vous pourriez y jeter un œil. Je pense que j’ai trouvé une idée qui devrait fonctionner.
— Laisse-nous voir ça.
Thif replaça les tasses et la théière sur le plateau, qu’il poussa sur le côté. Uwen étala son feuillet et tous se penchèrent pour observer ses schémas et ses notes. Même Ori les rejoignit. Gwenledyr recula pour lui laisser la place et en profita pour regarder son fiancé. Le visage animé, les yeux brillants, avec force geste, il expliquait sa théorie. Il semblait heureux et vivant. Un pli amer déforma sa bouche.
Gwenledyr s’éclipsa alors et sortit par la porte qui menait dans la forge. L’odeur de métal et de charbon flottait tout autour d’elle. Elle aperçut la garde de l’épée rangée sur le présentoir et la nausée lui serra le cœur. Des images furtives du moment où elle s’en était servie contre Ceinwyn remontèrent à la surface de sa mémoire. Elle avait l’impression que le sang cramoisi se répandait sur le sol, sur sa robe, sur ses mains.
Elle s’arracha à cette vision, serra son châle autour d’elle et se précipita sur le chemin qui menait à son jardin. Les senteurs des fleurs, de l’herbe et des arbres envahirent ses narines. Le chant ressourçant et rassurant des chênes se fraya un chemin à travers les affres de ses réminiscences.
Quand elle s’assit sur le banc niché au cœur de son jardin, elle était plus apaisée.
— J’en avais vraiment besoin, murmura-t-elle.
Elle ferma les yeux, profita du calme et de la fraicheur du début de la nuit, écoutant les murmures des plantes et des arbres. Chaque soir, avant d’aller se coucher, elle passait un moment dans cet endroit, qu’elle avait aménagé et choyé. Il était son havre de paix. Elle était heureuse à Blanchehaie et en sécurité. Maintenant qu’elle avait mis un terme à l’existence de Ceinwyn. Elle était fiancée, elle s’épanouissait dans son rôle de guérisseuse, elle avait une famille. Elle était heureuse, n’est-ce pas ? Pourtant, elle était un assassin. Oui, elle avait tué Ceinwyn. Pour te défendre, murmurèrent les petites voix dans son esprit. Uwen ne l’aimait pas, malgré tous ses serments du contraire. Et, si elle devait être franche avec elle, elle ne l’aimait pas non plus. Elle était en sécurité, entourée, aimée, mais elle était prise au piège d’une illusion. Il lui avait fallu six mois pour s’en rendre compte, six mois pour enfin voir qu’Uwen s’épanouissait plus avec ses expériences qu’avec elle, six mois pour réaliser qu’elle se sentait mieux dans son jardin, ou aux arènes auprès des garulfs qu’elle soignait qu’auprès de lui.
— Je ne te déranges pas ?
Gwenledyr sursauta en entendant la voix d’Uwen. Il se tenait dans l’allée, à quelques mètres et la fixait d’un air hésitant. Elle força un sourire.
— Non. Bien sûr que non. Vous avez terminé ?
Un sourire détendit le visage du jeune homme et le cœur de sa fiancée se serra.
— Oui. C’était très intéressant. J’ai hâte d’essayer ma nouvelle idée.
— Je te souhaite de réussir.
Uwen s’assit près d’elle et effleura sa main de ses doigts. Elle ne réagit pas, perdue dans ses pensées.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il.
— Oui…, balbutia la jeune femme. Oui. Pourquoi ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression que tu es tendue, mal à l’aise.
Elle se tourna vers lui et eut un sourire triste. Elle retira sa main et la posa sur sa cuisse, à son grand soulagement. Il s’en voulut immédiatement. Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui ? Pourquoi n’arrivait-il pas à se laisser aller ?
— Tout va bien. Je suis fatiguée. J’ai passé la journée avec Dame Hermeline aux arènes.
— Oh ! Tout s’est bien passé ?
Gwenledyr soupira.
— L’ambiance là-bas est pesante, mais je n’abandonnerais pour rien au monde cette tâche.
Elle s’anima soudain et un sourire sincère éclaira son visage.
— Les garulfs sont fascinants.
— Es-tu certaine que c’est sans danger ? ne put s’empêcher de demander le jeune homme. Ce sont des …
— Des monstres ? l’interrompit la guérisseuse, d’un ton sec.
Uwen eut un mouvement de recul et cligna les yeux, stupéfait par sa véhémence.
— Je voulais dire… des criminels. Gwenledyr, qu’est-ce qui te prend ?
Une expression penaude effaça immédiatement toute la colère qu’il sentait briller dans ses yeux. Puis, il réalisa que c’était le seul sentiment qu’elle avait manifesté envers lui depuis des semaines.
— Je suis désolée. C’est que … ces gens sont désespérés et ont été maltraités une bonne partie de leur vie, considérés comme des monstres … Pardon.
Uwen sentit soudain le serpent de la jalousie le mordre cruellement.
— Tu sembles beaucoup plus investie dans cette mission que dans la préparation de notre mariage, commenta-t-il, d’un ton amer.
Elle soupira.
— Tu n’es jamais disponible pour en parler, Uwen. Tu comptes me laisser m’en préoccuper seule ?
— Je suis très occupé. Je pensais que peut-être …
L’expression d’agacement de la jeune fille l’interrompit net. Elle croisa les bras et il sentit que le gouffre qu’il y avait entre eux s’était encore élargi. Soudain, l’air sembla s’alourdir et les troncs des arbres craquèrent. Il eut l’impression que les frondaisons se penchaient vers lui. Il frissonna.
— C’est un engagement à deux, Uwen, et ce, dès la cérémonie.
Elle se leva d’un bond.
— Je dois rentrer me reposer, lâcha-t-elle, sans le regarder. Nous nous verrons peut-être demain, quand je viendrai pour les soins de ta mère.
Puis elle quitta le jardin à grands pas. Uwen ne tenta même pas de la retenir, partagé entre un étrange soulagement et la tristesse.
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