Dans le manoir silencieux et obscur, domaine du seigneur Alderic d’Aubespine, l’un des seigneurs de Sylvemestre, le maitre de maison et ses serviteurs étaient tous endormis. Une lueur apparut à travers les vitres d’une fenêtre du deuxième étage, celle du boudoir de la maitresse de maison, Dame Ceinwyn.
Dans la chambre déserte, la main pâle qui avait allumé les chandelles d’un claquement de doigts retomba le long du corps de sa propriétaire. Son autre main serraient sa robe émeraude souillée de sang au niveau de sa poitrine, s’efforçant de retenir le liquide vital qui s’échappait d’une plaie. Le visage aux traits altiers était déformé par la souffrance.
En gémissant, la femme s’affala sur le sol. La souffrance la parcourait par vague ; l’obscurité apparaissait à la limite de sa vision brouillée par les larmes de douleur.
Face à elle, son miroir luisait doucement. Avec un grognement, Ceinwyn se leva et s’approcha d’un pas vacillant. Elle se laissa tomber sur le fauteuil devant sa coiffeuse. La surface réfléchissante du miroir ondulait doucement. Elle posa sa main dessus, cherchant le réconfort de son plus ancien ami.
— Gwenledyr m’a blessée, souffla-t-elle. Elle m’a enfoncé … une épée … dans la poitrine. Je t’en supplie, aide-moi.
Un éclair de douleur la traversa de part en part. Elle crispa les paupières et gémit. Le froid l’enveloppait davantage de seconde en seconde ; elle sentait son corps s’affaiblir. Elle fixait le miroir d’un air désespéré.. Il resta vide et silencieux, ne répondant pas à son appel pour la première fois.
La sorcière songea qu’elle aurait dû réveiller son époux. Puis elle se rappela qu’Aldéric et elle étaient devenus des étrangers, depuis la disparition de sa fille. A cause de toi, murmura une voix haineuse au fond d’elle. Elle tendit une main tremblante vers le cordon de la sonnette pour appeler à l’aide, mais il était trop loin, et elle était trop faible.
Un rire retentit dans son esprit. Elle frissonna. Elle reconnaissait la voix, mais elle avait perdu sa douceur et sa compréhension. Sa poitrine se serra. Elle tendit une nouvelle fois les mains et les posa sur le cadre, laissant une trace de sang sur les magnifiques gravures.
— Aide-moi, murmura-t-elle.
Une image se solidifia sur la surface réfléchissante. Une chambre, aux murs beige baignées dans la lumière chaude du soleil et les senteurs douces de la forêt à l’extérieur. En son centre, un lit en bois blanc. Une petite fille y dort. Une main caresse doucement sa chevelure noire ondulée, mais Ceinwyn ne voit pas qui est l’autre personne. Pourtant celle scène lui est familière. Le champ s’élargit. Une femme aux longs cheveux blonds détachés, assise au bord du lit, chantonne une mélodie d’une voix douce. L’amour, la tendresse et la paix envahissent cette scène. Ceinwyn, dans un éclair de lucidité, se rappelle. La petite fille est Gwenledyr et la femme, c’est elle.
Alors que la glace envahissait ses membres, alors que son cœur luttait avec un dernier soubresaut, alors que sa vie était engloutie par ce maudit miroir et l’entité qui y était enfermée, la lumière de la vérité jaillit et elle la contempla avec horreur. Il était trop tard, beaucoup trop tard. Le rire prit de la force au fond d’elle.
Sa vision se brouilla, les couleurs autour d’elle se fanèrent. Son cœur ralentit. Elle crispa les paupières et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Son dernier souffle quitta ses lèvres.
Son anima s’éleva, brume parme au-dessus de son corps mort. Elle ne comprenait pas : elle se voyait, livide, les yeux éternellement figés. elle se souvenait à peine de ce qui venait de se passer, tout était confus et chaotique. Puis elle sentit une volonté maligne s’imposer à elle, l’attirer irrésistiblement vers le miroir. Elle le percuta. Des étincelles parmes se répandirent sur le cadre orné de fines gravures, dont personne n’avait jamais deviné la véritable utilité, puis furent absorbées par l’objet.
Elle pénétra dans un monde de ténèbres. Aussitôt, l’obscurité s’anima et une créature faite de noirceur l’enveloppa. Elle la reconnut, entendant cette voix qui l’avait accompagnée depuis son adolescence, visualisant une silhouette informe, vaguement humaine. La terreur la submergea, mais il était trop tard. Elle sentit que la chose la dévorait. Elle s’affaiblit jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle qu’une minuscule étincelle parme dans un océan de noirceur.
Le miroir explosa ; une main squelettique aux doigts fins et aux ongles aussi acérés que des griffes s’agrippa au cadre, suivie de sa jumelle de l’autre côté. Puis la créature se hissa hors du miroir. Elle se laissa tomber sur le tapis moelleux et épais qui recouvraient les dalles glacées et se redressa lentement. Entièrement nue, os tranchants sous une peau si pâle qu’elle paraissait transparente, elle observa la pièce de ses yeux aux pupilles aussi noires que la nuit, plissant ses lèvres fines et pâles. Sa silhouette androgyne était rendue horrible par la longueur et la maigreur de ses bras et de ses jambes. Ses cheveux, longs et noirs, s’agitaient autour d’elle comme s’ils étaient animés de leur vie propre.
La créature s’étira avec un feulement de plaisir ; sa langue effleura ses lèvres avec un soupir gourmand. L’anima de Ceinwyn était délicieuse. Toutes ces années d’hypocrisie et de manipulation avaient enfin porté leurs fruits.
Elle s’approcha du miroir qui avait été sa prison et l’effleura de ses doigts. Il était sa création, retournée contre elle par les Dryades, ses ennemis, des milliers d’années auparavant. Son visage se déforma dans un rictus de rage. Maintenant, le miroir était dépourvu de magie. Elle en conçut une joie intense.
Elle se dirigea vers la fenêtre et en poussa les battants. Elle laissa son regard dériver un moment sur l’épaisse forêt qui s’étendait derrière le château. Le dégoût lui serra le cœur : la forêt de Sylvemestre était toujours aussi exubérante et puissante. Elle ferma les yeux et ses cheveux enveloppèrent sa silhouette. Quelques secondes plus tard, un énorme corbeau aux larges ailes apparut à sa place et fendit l’ether.
Elle savoura sa liberté retrouvée et l’air frais qui caressait ses plumes. Avec exaltation, elle parcourut une centaine de kilomètres vers le nord sans se fatiguer ; la canopée verte de la sylve défilait sous elle.
Environ deux heures plus tard, le son de l’océan furieux emplit ses oreilles, lui annonçant qu’elle arrivait bientôt. Les arbres avaient changé : nus et décharnés, ils dévoilaient des troncs tordus et couverts de mousse roussâtre, et de champignons suintants. Des crevasses déchirèrent le sol, puis elle atteignit le plateau désertique qui s’étendait au pied de la Barrière et les silhouettes des tours et des palais d’Ilysandri apparurent.
Elle reprit forme humaine sur la place centrale de la capitale du royaume de Nordespierre, l’endroit qui avait été son foyer des milliers d’années auparavant. Elle vacilla soudain et posa la main sur un pan de mur, avec un grognement de douleur. Elle se sentait faible et son énergie s’amenuisait dangereusement : l’anima de la sorcière lui avait permis d’arriver jusque là, mais semblait s’être déjà dissipée. C’était étonnant : l’énergie d’une sorcière d’une telle puissance aurait dû lui apporter davantage de magie.
Elle prit le temps de reprendre son souffle et observa l’endroit. Des bâtiments imposants ne restaient plus que des pans de murs, des tours en partie écroulées, qui laissaient voir leurs entrailles de métal. La créature avança lentement, ses traits déformés par la colère et le chagrin. La Cité d’Obsidienne n’était plus que ruines. Elle effleura les pierres craquelées. C’était une sensation à la fois agréable et remplie de souffrance. Elle avait du mal à se souvenir de la capitale de son royaume.
Puis son regard se posa sur le portail défoncé de son palais. Derrière, la cour était envahie de lichen et de champignons, les dalles gravées de runes déchiquetées. Le bâtiment principal était ouvert aux quatre vents, le plafond éventré et les deux étages supérieurs disparus. La tour de l’observatoire, cependant, était encore en partie debout. Cette vision lui remplit le cœur d’une joie amère.
Elle traversa la cour, sans un regard pour son manoir, le contourna et s’arrêta devant la porte de la tour. L’intérieur était plongé dans l’obscurité, mais elle discerna l’escalier qui menait dans la salle du télescope. Esheramia imagina la machinerie complexe et fragile qui trônait au dernier étage, en morceau dans les débris de roche, et son cœur se serra.
Elle entra et observa le sol avec attention : la dalle circulaire qui ornait le hall était recouverte de débris et de terre, mais elle était intacte : les runes gravées scintillaient légèrement. Esheramia sourit, s’agenouilla et effleura les gravures.
L’énergie cachée dans la roche enchantée s’éveilla à son contact ; la pierre trembla légèrement ; un grondement mêlé de sons métalliques retentit. La dalle se sépara en deux puis libéra un passage, dans un déchirement de rouages qui n’avaient pas servi depuis très longtemps.
La créature se faufila dans l’interstice et suivit un escalier de pierre qui s’enfonçait dans les ténèbres, remonta un couloir jusqu’à une immense salle circulaire au plafond voûté. Au fond de cette salle, cachée dans une obscurité millénaire, un statue imposante gardait l’endroit. La créature avança jusqu’à elle et s’agenouilla en une position de déférence.
— Mon amour, je suis enfin de retour.
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