L'Enfant le fixait de ses yeux démesurés dans un visage diaphane, sur son lit d'hôpital, adossé à une pile de coussins immaculés, tel un pharaon glabre surplombant un royaume de draps blancs.
"Qui tu es toi ?"
L'Interne considéra son nouveau petit patient, admis au service de pédiatrie et sorti d'isolement, que Grand Ponte lui avait personnellement confié afin de rédiger l'observation et effectuer le suivi quotidien de ses paramètres.
Il lui avait dit : "il ne s'en sortira pas. Il est passionné d'Egypte ancienne en revanche, et possède des connaissances au-delà de son âge, il rêve d'un voyage en Egypte qu'il ne fera jamais. Faites-en sorte de vous intéresser à lui en priorité, de l'occuper et de le stimuler, je vous laisse le champ libre, consacrez-vous à lui uniquement et travaillez le sujet pour échanger avec lui. Être médecin jeune homme, c'est se dévouer, pas seulement soigner des corps."
L'Egypte ancienne...Comme s'il en avait le temps, l'Interne aux journées interminables, aux jambes fourbues en fin de garde. Il songeait au courage qu'il lui faudrait rassembler encore, le soir et les fins de semaine pour repasser ses cours, rédiger son mémoire, plancher sur la thèse à venir. Voilà qu'il fallait bosser l'Egypte antique maintenant, entre les membranes du péritoine et la physiologie de la cellule épithéliale. Dans une faille spatio-temporelle peut-être ? La journée avait donc 72 heures ? Oui, minimum....
La ruelle du lit était encombrée par le chevet où s'accumulaient boîtes de médicaments, cruche à eau, verre, mouchoirs, mais aussi par une pile d'ouvrages illustrés et de jouets en plastique hétéroclites qui jonchaient pêle-mêle le sol.
l'Enfant, ravi de ce nouvel arrivant brisant la routine médicale de ses journées ternes, avait déjà dégainé un grand livre dont les pages colorées, en tournant, déployaient des cartonnages en relief de pyramides, d'intérieurs de palais et de barques de pêcheurs dans un décor de rives du Nil.
Assis au bord du lit, l'Interne, la tête cotonneuse en ce soir de mars particulièrement doux, écoutait sidéré le petit malade intarissable, et voyait son espoir de soirée en terrasse une bière à la main s'évanouir au rythme du babillage ininterrompu de l'Enfant.
"Tu savais que le scarabée il pousse le soleil dans le ciel, et c'est un dieu chez les Egyptiens, tu savais ?" L'Enfant sortait de sous le lit une amulette chatoyante représentant l'insecte dont le topaze irisé étincelait dans la petite paume ivoirine. Peu à peu l'Interne captivé se laissa emporter par les récits fabuleux du petit conteur où évoluaient des reines aux cheveux de jais et à la peau réglisse, où surgissaient des palais incroyables bordés de palmiers et abritant des fontaines fraîches d'où jaillissait l'eau du Nil. Des princes parés de joyaux mirifiques, coiffés de mitres surmontées de cobras rutilants, brandissaient des sceptres incrustés de saphirs et rubis, et commandaient, hiératiques, du haut d'un char de jade, des armées d'archers et de fantassins légers. Le crépuscule de la chambre s'illuminait du soleil couchant perçant les vitres, cuivrant les façades d'une pyramide imaginaire au milieu de sables dorés dont les dunes mouvantes dansaient dans l'air chaud.
Les jours passaient ainsi, l'Interne arrivait au service de pédiatrie, passait en revue le dossier de son petit patient et les évènements de la nuit passée, puis rendait visite à l'Enfant, apportant parfois une image, parfois un article trouvé dans GéoMagazineKid relatant de nouveaux travaux de fouilles et de découvertes inédites, parfois un mini-sarcophage en plastique sur charnières dont on ouvrait le couvercle et qui recelait une momie en bandages, trouvé au shop du musée du Louvre dont il avait, bien entendu, revisité récemment le Département des Antiquités Egyptiennes... L'Enfant s'animait alors, les joues translucides se coloraient un peu, des éclats de rire fusaient et l'Interne en oubliait le temps, le métabolisme de la mitochondrie et même le cours à réviser encore ce soir sur l'électrocardiographie des arythmies.
Grand Ponte paraissait satisfait et ne l'interrogeait pas trop lors des visites magistrales, ce qui lui valait quelques regards obliques de ses co-internes moins ménagés.
Les vacances de printemps se profilaient, et l'Interne eut une idée. Il irait en Egypte, une compagnie low-cost, Pyramidair, proposait des périples courts incluant quatre nuitées et un circuit en bus à travers Le Caire, Gizeh et Louxor. Il ferait ce que l'Enfant ne pouvait, il lui promis des photos, des tonnes de photos, des montagnes de photos, oui ! Il ramènerait des trésors du souk du Caire, des fleurs de lotus, du raphia, des étoffes brodées, du jasmin, des bracelets d'or, des coffrets en marqueterie de nacre pour ranger ses petits trésors. L'Enfant était enthousiaste. "Tu me rapportes plein de choses, des images, et des livres, et tu me racontes tout quand tu rentres ! Et des papyrus avec des dessins dessus !"
Ils se quittèrent, riant, l'un d'une parenthèse enchantée loin de l'univers confiné du service de pédiatrie, l'autre à la perspective de nouvelles évasions et de récits d'aventures par procuration, de nouveaux jouets aussi.
Le séjour passa vite. De retour d'al Qâhira, la "Victorieuse", le coeur et la tête encore emplis de l'assaut des couleurs, du bruissement de la grande capitale, des soirées chaudes éclaboussant sur les façades des tons saturés, des terres de Sienne, des orange, des ocres aux nuances infinies, à l'épaule un sac de voyage chargé de mille et un trésors pour son petit pharaon, la première destination de l'Interne fut d'aller au service de pédiatrie en ce dimanche soir où il savait les visites familiales achevées. Il courait dans le couloir désert, se réjouissant déjà de la bonne surprise qu'il avait préparée, et il ouvrit à la volée la porte de la chambre si familière maintenant, en ces longues semaines de stage.
Il y avait bien un être chétif, là, mais ce n'était pas l'Enfant. Un autre petit malade trônait dans le même grand lit d'hôpital, le dévorait de ses immenses yeux étonnés, perdus dans un semblable visage à la peau translucide, petite momie drapée presqu'engloutie dans d'immenses oreillers.
"Qui tu es toi ? Et pourquoi tu pleures ?"
Alors l'Interne, dans le calme du soir s'approche du lit, s'assied, et se met à lui conter l'histoire d'un petit pharaon, comme lui, qu'il avait connu, et qu'un grand sphinx ailé avait enlevé pour un unique voyage solitaire vers des royaumes célestes où nul ne l'atteindrait, peuplés de reines aux cheveux de jais et à la peau couleur réglisse, de princes hiératiques aux sceptres de rubis commandant des armées sur un char de jade. Il lui dépeint dans l'air du soir les pyramides éternelles cuivrées par les rayons du disque d'or que le dieu-scarabée roule dès l'aube naissante sur un horizon de sables infinis. Le sac de voyage déverse sur le lit les miniatures de pyramides et de sarcophages peints, le masque en papier mâché de Toutânkhamon, le coffre en marqueterie de nacre pour contenir les trésors d'enfants, il répand les senteurs de jasmin et les fleurs de lotus séchées qui jonchent maintenant les draps en une prairie de topazes.
Toute une vie pousse la fenêtre entrouverte, force les murs, emplit la pièce, s'étend, enfle, impériale, chantante et victorieuse dans la narration apaisante de l'Interne dont les larmes ont séché. Le petit malade écoute dans le soir maintenant échu, ses mains s'animent, il se redresse et touche les fleurs, ses joues rosissent. Le sphinx est loin.
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