Cet autre moi
J’étais là, entouré de ces gens. Certains ne faisaient rien et se contentaient d’attendre tandis que d’autres étaient affairés. Leur point commun ? Ils épiaient le moindre de mes faits et gestes. Toutes les parties de mon corps passaient sous leur radar. Pensaient-ils être discrets ? Ils l’étaient oui, mais je percevais, au travers de mes lunettes, chaque mouvement oculaire et chaque parole silencieuse qu’ils se transmettaient entre eux, en une fraction de seconde. Dans les moments de crainte, la communication devient vive et instinctive. La tension est palpable. Pendant un instant, j’aurais voulu me mettre à leur place, remplacer mes yeux par les leurs. Que voyaient-ils ? Moi, un homme, tout ce qui a de plus classique et elle… Ils la regardaient elle aussi. Et revenaient sur moi. Leurs globes oculaires se déplaçaient à la même cadence que l’aiguille des secondes sur un cadran d’horloge. Tous attendaient, presque impatiemment, qu’un évènement dramatique survienne et confirme leur étrange sensation.
Il y avait une femme en face de moi, plutôt âgée, dans la soixantaine je dirai, petite et d’une faible constitution. Les cheveux très court, semblables à un jeune garçon, d’un gris assez sombre. Visiblement, elle accompagnait son petit-fils, qu’elle tenait bien fermement contre son corps menu. Je pouvais lire dans les yeux de cette femme, d’apparence fragile, de la révulsion. On peut apprécier le degré « d’amour » qu’éprouve une personne à l’égard de n’importe quel « objet » terrestre : être vivant, objet quelconque. Plus la pupille est dilatée, plus le plaisir est grand. Or là, je ne distinguais que très peu celle-ci. C’était un point minuscule qui traduisait bien la peur et la haine que cette femme ressentait à ce moment précis, en me regardant et en la regardant elle aussi.
Mais pourquoi me haïssaient-ils, nous haïssaient-ils ? Encore que personnellement ça m’est égale de ne pas être aimé, je suis un solitaire. Mais elle, pourquoi lui faire cet affront ? Elle est si belle, si douce, si voluptueuse, qu’elle ne ferait pas de mal à une mouche. Elle est comparable à une rose dénuée d’épines. Je donnerais tout pour elle et pourrais sacrifier ma vie pour garantir son existence.
Ce qui est amusant c’est qu’elle, elle ne disait rien et ne faisait aucunement attention aux œillades que lui jetaient les autres. Elle restait là, silencieuse et patiente et se contentait de me faire profiter de sa douceur en se collant tendrement à mon visage. J’admire beaucoup cette qualité ; parvenir à se défaire du regarde d’autrui est la dernière étape pour une vie pleine.
Me regarder moi c’est la regarder elle. La regarder elle c’est me regarder moi. Nous sommes indissociables. Elle fait partie de moi de la même manière que je la complète. Elle est la partie manquante du puzzle de mon esprit, une extension de ma vertu. Nous sommes comme le yin et le yang. Elle est mon bouclier face à la malveillance et à la bêtise de l’être humain.
Un homme fit son apparition et entra dans la pièce. La trentaine, essayant honteusement de masquer une calvitie bien entamée en rabattant quelques cheveux sur le dessus ; une stature frêle et sèche. Il n’échappa guère à la règle et celui-ci, dès qu’il posa son regard sur moi et, presque instantanément après, sur elle, fut pris de stupeur. Il resta bloqué pendant une dizaine de secondes, celles-ci durent une éternité. On aurait dit que notre vue le ramenait à quelques images qu’il avait associées à la destruction et à la mort. Sorti de sa paralysie momentanée, il dirigea immédiatement, et avec une rare avidité, son attention vers les autres occupants de la pièce. Il trouva écho à son état de choc auprès d’une jeune femme et alla s’installer à ses côtés.
Certains essayaient tant bien que mal de ne pas faire attention à nous et discutaient de la pluie et du beau temps, tandis que d’autres débattaient de moi et d’elle. J’entendis quelques échanges.
- Mon Dieu… regardez comme il est hideux…
- Et elle alors…
- Qu’est-ce qu’il pue aussi, il ne doit pas de laver
- Et elle alors… on dirait qu’elle n’a pas vu de savon depuis 1 mois
- J’ai l’impression qu’il va m’assassiner
- Et elle alors… Elle doit sûrement cacher une arme quelque part…
- Une chose est sûre, ils ne nous apporteront rien de bon
Un homme se trouvant tout près de moi prend son courage à deux mains et me dit :
- Pouvez-vous la faire partir s’il vous plait ?
- Je vous demande pardon ?
- S’il vous plait, elle me gêne beaucoup…
- Elle vous gêne ? Je peux savoir ce qu’elle vous a fait ?
- Je ne sais pas mais j’ai cette impression constante qu’elle m’observe, que vous deux, vous m’observez… Alors si l’un de vous deux pouvez partir, cela me soulagerait beaucoup… essayez de comprendre, elle me fait peur !
- Elle vous fait peur mais c’est elle qui doit partir ? Partez donc vous-même !
L’homme baissa les yeux et ne dit plus un mot.
C’était à mon tour de passer ; elle aussi m’accompagnait… unis jusqu’à la fin. Tous nous regardaient prendre place. Je pouvais lire sur leurs lèvres l’ardent désir de prendre la parole et ainsi se soustraire à notre volonté.
- Bonjour Monsieur, qu’est-ce qu’on fait ?
- Court sur les côtés et on raccourcit un peu au-dessus
- Très bien, est-ce qu’on fait la barbe aussi ?
A cette question il fixa toutes les personnes présentes dans la pièce et prit quelques secondes de réflexion avant de répondre. Il connaissait déjà son choix mais il voulait voir le dernier espoir dans les yeux des autres et enfin la déception et le désespoir infini à l’annonce de sa décision. Il les regarda tous, tour à tour, d’une bienveillance malicieuse et répondit au coiffeur.
- Non, elle, vous n’y touchez pas.
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