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Chapitre 5

Table Rase

Ce fut le message sonore diffusé par les haut-parleurs de la Cité, annonçant le couvre feu quotidien dans ce quartier dépravé et poisseux s'apparentant à une zone de non-droit, qui brisa le long silence installé depuis la révélation de Gwenan concernant ses dernières lubies créatives. T'Lea et Vee s'étaient enfermé dans un mutisme réflexif fertile où germait doucement la graine de la paranoïa plantée par Kulo plus tôt dans la journée. C'était trop évident, trop logique pour être réfutable. Les Sages de Greyhall menaient doucement mais sûrement leur Cité vers une militarisation auto-révélatrice de leurs ambitions continentales. S'ils s'appuyaient sur des réseaux comme la mafia Buto pour, en plus, développer à l'abri des regards indiscrets des Passeurs et de la Compagnie quelques technologies nouvelles, ils auraient alors le champ libre le jour venu pour déstabiliser à leur profit l’équilibre de pouvoir ténu entre les Cités.

Gwenan se refusait à se laisser emporter par ce torrent de suspicion et d'anticipation qu'il jugeait malsain et, au final, pensait sa sœur et lui-même bien trop insignifiants dans ce jeu d’egos et de pouvoir pour avoir une quelconque influence sur le cours des choses. Pour lui, tout ce qui comptait c'était de pouvoir continuer à bricoler ses joujoux sans trop attirer l'attention, les enjeux éventuels qui se jouaient autour de ses créations ne le concernant guère. Sauf à y ajouter la volonté de la Kulo Brattax de se lancer dans cette bataille technologique, peut-être. Négocier avec des idiots comme les Buto ne s’avérait pas très compliqué pour un jeune esprit vif comme le sien, et cela lui permettait par la même de s'assurer qu'il ne servait pas de trop mauvaises intentions. Mais si sa sœur avait raison, et que cette fois les grands pontes de la Cité étaient impliqués dans cette folle course à l'armement que les Sages se décidaient à mener secrètement contre celle de Kalcia, alors les choses leurs échapperaient quoi qu'il arrive, quoi que lui et sa sœur en pensent ou ne souhaitent. Cependant, force était de constater que cela ne relevait manifestement que de la douce paranoïa qui s’emparait lentement de l'esprit de T'Lea, ce que s'était efforcé de rappeler Vee avec bienveillance.

Süuly avait claqué ses énormes mains sur ses cuisses avec l'écho du message annonçant la nécessité pour les habitants de regagner leur habitation à cette heure tardive. Humant l'air du soir, il salua chaleureusement de son sourire goguenard les deux jeunes adultes, avant de leur donner une accolade commune qui leur coûta une ou deux côtes chacun. Puis il quitta le hangar en chantonnant, chacun de ses pas lourds soulevant un petit nouage de poussière collante qui scintillait dans les rayons du soleil couchant dans le tintement des breloques suspendues à son torse. Déclarant dans un soupir qu'il était aussi temps pour eux de rentrer, T'Lea refusa à son frère de ramener le conteneur de l'exosquelette. Le jeune homme n'insista pas devant la froideur du ton de sa grande sœur et une fois Vee disparue dans la nuée bleuté habituelle, ils rejoignirent dans un silence pesant la magnégare qui leur permettrait de rentrer chez eux. Les étoiles naissaient lentement dans la lueur du bouclier magnétique, au milieu de la Danse du Temps qui était particulièrement forte ce soir-là. Les Lunes se levaient, les éclairages de la Cité montaient doucement mais sûrement en intensité dans le ballet des magnépods. Les véhicules autonomes filaient en sifflant dans l'air comme de gros insectes luisants de mille feux multicolores, remontant les artères de la Cité afin de se diriger en de longues files rectilignes vers les quatre coins de la métropole circulaire. Comme autant de pensées étincelantes filant devant les yeux de T'Lea, ils se reflétaient dans son regard vide, son esprit se débattant avec force pour rationaliser et calmer l'essaim de supputations qui cognaient contre les murs de son cerveau en une nuée scabreuse. Le grondement des Vents contre le dôme de protection s'éteignit quand ils s'installèrent dans la magnénavette à destination de leur quartier, rendant si c'était possible encore plus lourd le silence entre Gwenan et T'Lea. Lorsqu'ils franchirent enfin la porte de chez eux dans son doux chuintement pneumatique familier et rassurant, Vee était debout derrière les fenêtres de la grande pièces à vivre en bazar, au milieu des appareils et gadgets de Gwenan résolument décidés à coloniser en vrac la plus grande partie de l’espace. Le ciel était maintenant d'un noir d'encre, la lueur des étoiles vibrait plus nettement dans les volutes de la Danse des Temps, l'activité bruissante de la journée avait laissé place au doux chant de la plainte des Vents tout là-haut dans le ciel. Le poste à musique diffusait une lente variation de chœurs Dongii, si chers à Vee, qui se répandait en échos rythmiques dans la maison. Gwenan et son mutisme se jetèrent dans son fauteuil fétiche, T'Lea rejoignit son bureau et s'installa mécaniquement devant son moniteur éteint. Elle attacha ses cheveux et soupira bien plus fort qu'à son habitude en s'enfonçant dans son siège, le regard vissé sur le panneau de contrôle éteint devant elle.

- Quelle ambiance, chuchota Vee en se balançant doucement dans l'air au gré des douces vocalises qui baignaient la pièce.

Ce ne fut que quand les amygdales de Gwenan commencèrent à supplanter les voix éthérées et plaintives qui s'échappaient lentement du poste à musique que Vee tourna les yeux vers l'intérieur assombri de la maison pour découvrir les deux jeunes gens endormis à leur place respective. Elle pencha la tête avec un petit sourire affligé mais affectueux avant que le fauteuil de Gwenan ne prenne sa forme de lit de camp dans une série de petits bruits mécaniques qui fit grogner T'Lea, endormie les bras croisés, le menton sur la poitrine.

- De rien, soupira-t-elle avec tendresse dans un dernier sourire avant de s'éteindre dans une nuée de pixels scintillants.

Le poste à musique se tut lentement et la demeure se referma comme un écrin sur les deux jeunes âmes dans la série de cliquetis habituels. L'obscurité se fit totale, emportant l'écho du vrombissement émit par Gwenan et de la respiration lente de T'Lea dans les limbes de la nuit.

À leur arrivée le lendemain aux portes de la Kulo Brattax pour prendre leur poste respectif dans leur tenue bleue et blanche, leurs yeux cernés se posèrent sur la petite silhouette de Gelsa qui s'agitait auprès de l'imposante masse difforme et flottante du trône de Kulo, aux pieds des marches menant au Grand Hall. Le reste de leurs collègues gagnaient lentement les couloirs de l'exploitation, ajustant leur tenue sale et se bardant des différents outils et protections nécessaires à leur entrée dans l'enfer tonitruant des systèmes du Réacteur Central. Gelsa semblait en proie à une colère froide, les poings serrés, et soutenait avec force le regard de son supérieur.

- Ne t'avise pas à me donner des conseils, petite, grogna nonchalamment Kulo alors que les deux jeunes gens passaient à portée d'oreilles.

- C'est pas un conseil, cousin, c'est un fait, répliqua Gelsa en pointant un index menaçant vers le colosse qui la surplombait depuis son amas de tuyaux et de câbles. Je sais pas ce que tu manigances, et je m'en fous, au fond. Mais compte pas sur les gars pour continuer à marner comme ça, le petit doigt sur la couture, au bon vouloir de ces emplumés en col blanc. Ça va se payer, à un moment, conclut-elle en tournant les talons en direction de l'antre fumante et des longs couloirs du système de refroidissement.

Elle salua froidement T'Lea et Gwenan sans dévier de sa trajectoire et rejoignit d'un pas ferme le reste de leur équipe de maintenance qui s'engouffrait dans le dédale infernal. Kulo cracha au pied de se son fauteuil avec un air contrit et héla les deux jeunes gens de sa voix rauque. Avec sa douceur et sa bonhomie bien connues, il leur intima de le suivre au travers du hall vitré du Siège afin de gagner les quartiers des Jumeaux. T'Lea et son frère échangèrent un regard endormi et interrogatif alors que leurs esprits s'éveillaient doucement en cette matinée vaseuse, à l'image de l'élévateur magnétique qui s'élevait le long de la paroi de la grande tour d'acier et de verre. Dans les rayons du soleil qui illuminèrent soudain l'habitacle lorsqu'ils atteignirent les plus hauts étages du bâtiment, la voix rocailleuse de Kulo les sortit de leur torpeur sans ménagement.

- J'espère que ta sœur a eu le temps de te briefer, morveux, grogna-t-il en contemplant le cœur sphérique et rougeoyant du réacteur qui apparaissait doucement derrière les bureaux vitrés surplombés du logo étoilé de la Brattax, les Jumeaux ont préparé un cahier des charges cette nuit, maintenant y a plus qu'à.

- Justement, pas vraiment. Tu sais j'étais en congés, moi, hier. Autant te dire que ce qu'il a bien pu se passer dans ce trou à rats pendant que j'étais pas là, je m'en contrefous un peu, répondit Gwenan qui avait vite repris une contenance impertinente qui surprit l'esprit encore vaseux de sa sœur. Je me demande ce que tu as bien pu foutre pour mettre ta chère cousine dans tous ses états, c'est tout ce que j'ai en tête, là maintenant tout de suite.

Kulo eut un petit rire méprisant sans quitter des yeux l’horizon. T'Lea secoua discrètement la tête pour essayer de chasser les nuages de fatigue et de pensées de la veille de son esprit et fusilla du regard son frère qui regardait comme Kulo le réacteur gargantuesque et son centre hypnotique et mouvant de reflets magmatiques. Dans leur dos, les portes coulissantes de l'élévateur qui venait de stopper sa progression vers le ciel s'ouvrirent en glissant doucement, découvrant un immense espace circulaire vitré de tout son long. En son centre, un gigantesque espace holographique de travail représentait l'installation de la Kulo Brattax et de son exploitation d'ELUD dans son intégralité. Formé de l'amas tortueux des systèmes d'induction et de refroidissement de la chaîne de production, l'image bleutée projetée au centre de la pièce pulsait et s'animait au gré des différents relevés de températures, de pression et de champs, affichant en temps réel les informations qui permettaient aux Jumeaux de gérer l'intégralité du système d'exploitation. De part et d'autre de cette gigantesque nuée de pixels flottants, installés derrière d'immenses panneaux de contrôles et leurs écrans verdâtres, un jeune homme et une jeune femme, dont les traits du visage étaient en tous points identiques, pianotaient frénétiquement du bouts des doigts sur les interfaces devant eux. Leur regard était absolument vide, fixé droit devant eux sans jamais cligner des yeux. Les Jumeaux devaient être un peu plus âgés que Gwenan mais moins que sa sœur. Leurs traits étaient fins, poupins, leur cheveux blonds glacés tombaient avec légèreté dans leur dos en une rivière brillante, leurs yeux d'un gris cendré ne se tournèrent même pas vers T'Lea et Gwenan quand ces derniers les saluèrent timidement. Dans leur dos, en plusieurs points le long de leur colonne vertébrale, les Jumeaux étaient reliés par une série de tuyaux et de câbles qui s'échappaient de leur siège pour s'introduire en plusieurs rivières synthétiques sinueuses à l'intérieur du panel de contrôle qui faisait face à chacun. Tels des versions abouties et épurées de Kulo, les deux jeunes esprits étaient ainsi reliés et pilotaient le cœur de la production d'ELUD qui rendait si fier le colosse cybernétique. Dans sa lévitation menaçante, celui-ci traversa l'essaim de pixels au centre de la pièce et se plaça derrière Nona et Nyx. Il leur posa chacun leur tour sa main naturelle sur l'épaule comme pour les saluer et essayer de leur faire détourner le regard, en vain. Gwenan et T'Lea contournèrent l'hologramme central en le scrutant du regard, avant de faire face à leur patron qui manqua de glisser de son fauteuil sous le coup d'une soudaine quinte de toux monstrueusement grasse dont son corps décharné avait le secret.

- Bon, qu'est-ce qu'on fout là ? demanda innocemment Gwenan en trifouillant négligemment autour de lui. Non pas que j'aime pas les Jumeaux, hein, mais ils ont pas la conversation de ta cousine.

Kulo se raidit dans son siège en fusillant du regard le jeune impertinent, mais soupira en croisant celui de T'Lea qui ne le quittait pas des yeux.

- Toi et ta sœur vous allez faire en sorte que ce foutu Syndicat me lâche la grappe avec leur saloperie de quotas, voilà ce que vous allez faire, morveux. Vous allez bosser avec les Jumeaux pour développer le nouvel Anima de ta sœur. Et vous débrouiller pour, petit un, que la production augmente juste assez pour faire plaisir à ces vautours, petit deux, de bosser sur la conscientisation de l'Anima que les Sages demandent, et petit trois de pas continuer à me parler comme ça si tu veux pouvoir garder tes dents et continuer à lui faire la conversation, à ma cousine, morveux.

- La conscien-quoi ? demanda Gwenan en s'appliquant à jouer celui que cela n'intéresse pas, faisant mine d'être happé par les oscilloscopes qui l'entouraient. Je vois pas l'intérêt que les machines se mettent à penser, dit-il avec un geste désinvolte de mépris, on est assez grand pour se mettre sur la gueule entre nous sans qu'on ait besoin de ça, franchement.

- Tu veux aller dire ça aux Sages ? répondit Kulo en durcissant les traits de son visage autant que son ton.

- Franchement, entre ça et faire face aux Passeurs et à la Compagnie, mon cœur balance, je t'avoue, ironisa Gwenan.

- Et tu comptes faire quoi, morveux ? Tu devrais plutôt me remercier de vous offrir une telle chance, à toi et à ta sœur. Sans papa et maman à la maison pour s'occuper de tes miches, tu devrais surtout pas cracher dans la main qui te nourrit, asséna le colosse d'un ton sec.

T'Lea se raidit en attendant la répartie de son frère, qui ne survint pas, à son grand étonnement. Gwenan se contenta de défier du regard le géant dont la respiration rauque résonnait au milieu des bruissements électroniques des installations autour d'eux. La froideur de son frère la surprit, l'évocation de l'absence de famille suffisait généralement à Gwenan pour perdre toute notion de respect hiérarchique et se laisser aller à ses émotions.

- Crois-moi, j'aime pas non plus l'idée, reprit Kulo sur un ton glacial et grinçant. Mais que ce soit devant le tas de pognon que ça représente, ou bien devant la possibilité qu'un de ces demeurés sans vergogne ne saisisse l'opportunité à ma place, je vais pas laisser passer ma chance. Vous allez faire ce que ces messieurs demandent. Parce que je vous le demande.

- Qu'ils crament dans leur foutu réacteur, lâcha Gwenan entre ses dents.

- J'aurais pas dit mieux, continua Kulo de son ton menaçant. Si tu veux mon avis, c'est la meilleure solution, tout cramer. Tout cramer et se casser loin de ce merdier.

Il marqua une pause qui gela l'instant et le sang de T'Lea pendant que son frère tentait de se calmer intérieurement. Après un soupir plutôt rare d'abattement chez le grand patron de la Kulo Brattax, il reprit d'un ton encore plus glaçant.

- Maintenant, sauf à ce qu'il te soit poussé une paire de couilles pendant la nuit, je te suggère de la fermer et de t'y mettre sérieusement.

Le fauteuil flottant pivota doucement sur lui-même et Kulo se mit à arpenter le dédale des unités de calculs dont les diodes s'affolaient en silence, en expliquant ses attentes à une Gwenan et un T'Lea restés figé dans l'écho de sa dernière réplique cinglante. Les Jumeaux continuaient de pianoter le regard dans le vide, penchant de temps à autre la tête sur le côté de manière mécanique comme le faisait si souvent Vee et T'Lea. Plusieurs fois, l’espace d'un clignement d’œil, Gwenan cru voir leurs lèvres bouger au rythme du monologue explicatif de Kulo, mais l'instant d'après, leur expression figée dans le marbre des lueurs verdâtres de leurs moniteurs faisait à nouveau douter de leur humanité originelle. D'abord, exigeait le colosse en morceaux dans son siège cybernétique, Gwenan et T'Lea devraient s'occuper d'une ancienne unité de réparation IO-232, sorte de gros octopode de maintenance lévitant sur son propre champ magnétique, afin d'y implémenter une version améliorée de l'Anima de la jeune femme au catogan. À elle et son frère de s'atteler à donner vie et une relation avec le monde extérieur à ce vieil amas de vérins afin qu'il puisse interagir sur commande et être capable de réflexion autonome, de quelque chose assimilable à une reproduction la plus proche possible d'une conscience propre. En somme, songea T'Lea, reprendre toutes ses années passées à créer, bidouiller, améliorer et mettre toute son âme dans un système codé de manière à être capable de reproduire l'esprit humain, de lui donner la possibilité d'explorer les concepts d'émotions, de ressenti et de personnalité propres. Créer à nouveau et mettre à la disposition des esprits corrompus et belliqueux de cette Cité une deuxième Vee.

Cette idée lui glaça le sang à nouveau, et elle fut tirée de ses pensées en proie à la paranoïa que qui ou quoi ce soit ne découvre l'existence de sa chère Anima, par Kulo qui répétait, sur le ton toujours aussi menaçant qu'il avait pris face à l'irrévérence de son frère :

- C'est bien compris ? Une lune. Dans une lune, je veux voir ce truc se balader et répondre « Oui, monsieur. » quand je lui demanderai de me faire couler un Xeel.

- C'est ça. Et moi de lui apprendre à te botter le train si tu oublies de dire s'il-te-plaît, grogna Gwenan. C'est bon, on peut se casser maintenant ? demanda-t-il avec toujours autant de défiance et de froideur vis-à-vis de Kulo.

- Pour aller où ? demanda Kulo, retrouvant lentement son sourire carnassier. Vous bosserez ici, dorénavant. Le matin en tous cas. Après la pause déjeuner, vous retournez gérer votre portion du circuit, comme tous les autres. Et attendant, vous la fermez à propos de tout ça, entendu ?

Derrière lui, les portes de l'élévateur s'ouvrirent à nouveau, pour laisser entrer la station IO-232 qui flottait à quelques pouces du sol à l'intérieur dans une série de bips effrayés. Kulo pris place à l'intérieur de l’alcôve de verre à la place de la machine aux huit bras, et garda le dos tourné vers le centre de contrôle jusqu'à ce que les portes ne se referment.

Gelsa attendaient, les bras croisés, tapant du pied avec impatience aux pieds des escaliers du Grand Hall, l'horloge rutilante placardée au dessus de l'entrée vitrée indiquant bientôt la fin de la pause déjeuner. Quand elle vit enfin T'Lea et son frère sortir de l'élévateur magnétique menant au Centre des Jumeaux, son visage s'éclaircit un peu et elle les rejoignit avec élan au moment où ils franchissaient le seuil du bâtiment en saluant d'un sourire timide la grande Garde Soltia. Celle-ci se contenta d'un signe de tête austère et d'un sourire chaleureux discret pour toute réponse. En cette fin de repas copieux, les dignitaires et autres têtes pensantes de la Kulo Brattax défilaient dans l'autre sens en regagnant leurs bureaux insipides, obligeant Soltia à garder la sévérité de rigueur à son rang. Gelsa guida rapidement T'Lea et Gwenan vers une petite salle de repos où les attendait une collation de fortune qu'elle avait préparé pour eux.

- Tiens, dis sèchement Gelsa à T'Lea en lui tendant une ration de bouille blanche laiteuse et collante dans une écuelle de métal au milieu de laquelle tenait là bien droit plantée une cuiller tordue. C'est pas fou, mais c'est plein de nutriments. Je vous ai vu arriver les mains vide encore ce matin, gronda-t-elle à l'attention de Gwenan qui s'était rué sur sa gamelle sans demander son reste.

- Merci, dit poliment T'Lea en cédant aux commandements de son estomac grondant malgré la répugnance de la pâtée. Devine où j'ai retrouvé mon idiot de frère, hier....

Tel un petit animal pris en flagrant délit, Gwenan stoppa sa razzia sur son auge pour soutenir, un peu honteux et les commissures pleines de nourriture, le regard noir de Gelsa qui venait de mettre les poings sur ses hanches.

- T'as encore passé la journée dans ton foutu hangar, c'est ça ? demanda la jeune femme aux épis roux d'un ton maternel réprobateur. J'imagine que si ta sœur n'était pas venue te chercher, tu passais la nuit là-bas au milieu de ton bordel et Kulo m'aurait demandé d'aller te chercher par la peau du cou ce matin...

Gwenan et T'Lea échangèrent un coup d’œil rapide pour acter l’omission des détails de la journée de la veille auprès de Gelsa, qui soupira en baissant les épaules, avant d'aller s'installer sur une chaise en face du jeune homme et de se mettre à débiter ce qu'elle avait sur le cœur à tout allure, comme à son habitude.

- En plus, quand ta sœur est partie comme une furie hier, je me suis douté que mon abruti de cousin avait encore décidé de vous faire des misères. Il m'a parlé vite fait de votre histoire d'Anima, là. Double journée pour vous, et tout. Tu penses si j'ai compris la réaction de ta sœur. Autant te dire que je me suis empressée d'aller raconter tout ça aux collègues, et que ça leur a moyen plu. Vous demander d'en faire encore plus alors que vous vous décarcassez pour nous faciliter la vie toute la journée, franchement, personne a apprécié. Sköly a pas arrêté de répéter à qui voulait l'entendre qu'il allait enfoncer sa prothèse dans l'arrière train de mon cousin.

Devant l’évocation de ses collègues et de la diffusion des ragots et potins la concernant, T'Lea rougit légèrement et s'empressa de relativiser.

- C'est pas grave, t’inquiète pas pour nous, commença-t-elle un peu faussement en souriant. Après tout, on va pas se plaindre, ça peut pas faire de mal qu'on fasse quelques heures en plus, ajoute-t-elle en mimant l'argent du bout de ses doigts.

- Mon cousin n'est pas connu pour être un philanthrope, intervint Gelsa un peu sèchement, et il a pas fait mention de vous augmenter, ce qu'il se serait empressé de faire si c'était le cas, le connaissant. Ta bouche a beau parler, tes yeux trompe pas, ma grande, vous avez vraiment le même regard quand vous pipeautez tous les deux, dit-elle en plissant des yeux et fronçant des sourcils en direction de Gwenan qui rentra la tête dans les épaules par réflexe. Pose tes fesses et raconte-moi tout.

T'Lea avait toujours trouvé en Gelsa l'oreille attentive que son frère ne savait pas lui accorder. Bien loin du côté fusionnel de la relation qu'elle entretenait avec Vee, les liens entre Gelsa et la jeune femme au catogan étaient tout de même forts, de par l'affect partagé envers Gwenan d'une part et de par la communion de leur esprit revêche et vif de l'autre. T'Lea savait pouvoir faire confiance à Gelsa pour faire la part des choses à garder entre elles. Elle lui raconta ses craintes quant à l'utilisation de l'Anima par la brute cybernétique et l'armée de vautour en col blanc prête à le dépecer quand le moment serait venu. Sous le regard un peu effrayé de Gwenan, elle omis volontairement les quartiers Buto et leurs raisons de renforcer ses inquiétudes en paranoïa grandissante. Garder le secret pour Vee avait été un succès jusqu'à maintenant, mais T'Lea détestait devoir vivre avec la chape de plomb du mensonge, aussi petit soit-il. Rajouter à ce poids mental afin de protéger son frère des foudres de Gelsa ne l'aida pas à calmer son sentiment de perdition face à ses propres doutes et peurs. La jeune mécanicienne avait ignoré volontairement la sonnerie annonçant la fin de la pause durant les explications de T'Lea. Elle grattait son menton noirci de cambouis en assimilant les informations, laissant Gwenan terminer son repas dans un rot bruyant suivi d'excuses penaudes.

- Je vois mal comment la Brattax pourrait produire des Cybers tueurs, leur service de développement Méca est à chier, sincèrement. Et même en matière d'Anima, pardon, mais tu as beau être un vrai génie, ma sœur, de là à créer un truc de ce genre qui penserait et qui pourrait ressentir... On en est loin, quand même... C'est pas pour rien que les deux Jumeaux sont toujours en service, conclut Gelsa d'un ton un peu morne.

Elle finit par se lever, posa une main sur l'épaule de T'Lea qui finissait elle aussi sa portion gluante, et serra légèrement sa prise comme pour la rassurer.

- Te laisse pas aller, va. De toute façon, moi, je vais pas te laisser seule à gérer ce grand dadet, avec Kulo sur le dos comme ça. Maintenant, j'ai peur qu'il finisse par faire une grosse bêtise. Et sors-toi tout le reste de la tête. Fais comme tous les autres. Dis-toi qu'au fond, t'y peux rien.

Elle quitta avec un petit signe de tête enjoué la petite pièce éclairée par une lumière froide, afin de plonger dans le clair obscur des couloirs de son secteur d'exploitation, rejoignant Sköhl qui hurlait de nouveau au loin sur le jeune Bryll et ses errances d'esprit au milieu des panaches de vapeurs créés par une nouvelle fuite sur le système de refroidissement.


Texte publié par Alex Destier, 9 mai 2024 à 02h46
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