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Chapitre 2

Ex-Machina

Les longs escaliers de verres qui menaient au bureau de Kulo parurent interminables à T'Lea. Il leur aurait pourtant suffit de prendre l'élévateur magnétique. Peut-être Kulo cherchait-il à faire pencher le rapport de force entre eux de son côté de cette manière ?

- Combien de temps pour charger ton machin dans mon terminal ?

- Je l'ai déjà installé depuis mon propre terminal ce matin, pas besoin d'attendre, répondit T'Lea en tentant de masquer son souffle court.

- C'est ce que j'aime chez toi et ton frère. Vous allez vite là-dedans.

Kulo arbora un large sourire édenté en pointant son index sur sa tempe.

- Pas tellement compliqué d'aller plus vite que certain, vu le niveau, rétorqua T'Lea en redoublant d'effort pour suivre le fauteuil flottant dans ces escaliers glissants.

- Te vexe pas, dis donc.

- Je ne disais pas ça pour toi, Kulo. Je n'aime pas les nouveaux membres du Syndicat. De ce qu'on en entend nous, l'association avec Brattax aura décidément apporté son lot de déceptions et de charognards.

Le sourire de Kulo se fit à nouveau carnassier. Ils arrivèrent sur le pallier du bureau de Kulo, quand une dame d'un certain âge, appartenant à la Haute Société de Greyhall au vu de sa tenue outrageusement blanche et bardées de fioritures dentelées, les aperçut du coin de l’œil et se mit à hurler sur le patron de T'Lea.

- Enfin je vous coince, crapule ! cria-t-elle en brandissant son magnifique chapeau blanc immaculé en direction de Kulo. Vous croyez vraiment que je vais laisser les choses se dérouler ainsi ? Pour qui vous prenez-vous à vous croire capable d'évincer mon mari du Syndicat ? Petit caïd de pacotille que vous êtes !

- Moi non plus je les aime pas, les gars du Syndicat ma chère, dit Kulo à T'Lea sans lâcher son interlocutrice hystérique des yeux. Mais encore pire que ces pourris-là, y a leur foutue bonne femme.

Suite à l'esclandre de la dame en blanc, le silence avait soudainement remplacé le brouhaha des employés qui s’affairaient encore une seconde plus tôt dans les couloirs. Kulo n'avait pas eu besoin de lever la voix sur ses derniers mots pour que tout le monde l'entende. Un déglutissement difficile retentit dans l'assemblée de badauds qui avaient stoppé tout mouvement, comme une armée de cire figée en pleine action. Alors que le fauteuil de Kulo se rapprochait doucement d'elle, la bourgeoise trop apprêtée rougit de colère et laissa exploser la rage qui bouillait en elle jusque là.

- Comment osez-vous me parler en ces termes, savez-vous au moins qui je suis ? Espèce... Espèce de vieux tas de rouille ! Vous allez entendre parler de...

Un claquement sec suivi d'un flash rouge distinctifs d'une détonation de blaster coupèrent court à la discussion. Kulo avait dégainé son arme de son étui sans que personne n'ai eu le temps de réagir. Un nouveau déglutissement difficile eut lieu dans l’assistance. La dame en blanc contempla bouche bée son beau chapeau, désormais affublé de deux jolis trous fumants, de part et d'autre de là où aurait dû se trouver son visage bien trop grossièrement poudré.

- Vous avez vu le nom au dessus de la porte avant de rentrer, ma chère ? Et bien ce putain de nom, c'est celui que ma donné mon père, vieille folle, et aujourd'hui c'est le nom de cette société que j'ai fondée alors que j'avais encore mes deux mains. Cette porte que vous avez franchi de bon gré tout à l'heure en arrivant ici, je vous invite à la reprendre assez rapidement dans l'autre sens et de toujours votre plein gré, sans quoi je vais vous la faire traverser à la force de la seule foutue main qu'il me reste !

Quand la porte du bureau de Kulo se referma derrière T'Lea et sa brute de patron, les cris d'épouvantes de la dame en blanc et les noms d'oiseaux à l'attention de Kulo leur parvenaient encore des couloirs, pourtant redevenus le champ de bataille habituel du quotidien de la Kulo Brattax. Le fauteuil magnétique du colosse s'arrêta quelques instants devant la fenêtre sous laquelle la Haute Citoyenne était évacuée manu militari par le service de sécurité tout de bleu et blanc vêtu. Dans une nouvelle quinte de toux grasse, Kulo lâcha entre ses dents :

- La prochaine fois je sais pas si c'est le chapeau que je viserai.

La voix de la dame en blanc finit par s'évanouir dans le tumulte des installations où les collègues de T'Lea s'affairaient. Cette dernière observait les bibelots entassés par son patron dans ce qui lui servait de repère. Des souvenirs des Sept Cités jonchaient littéralement la pièce du sol au plafond. Des sculptures de bois précieux Dongii aux cristaux volcaniques Muarfii enchâssés dans de superbes bijoux, en passant par les fioles d'essences de cristaux Sylphites qui luisaient même en plein jour, les souvenirs d'un passé chargé en voyages s'étalaient absolument partout. S'installant derrière son bureau de bois précieux sculpté, Kulo poussa négligemment de son bras naturel une pile de rapports en désordre afin de dégager un peu d'espace libre devant lui. Il y déposa avec une précaution insoupçonnée son blaster qu’il n'avait pas lâché depuis l'altercation dans le couloir. T'Lea restait plantée au milieu de la pièce, sous le charme des reliques de Kulo. Malgré ses multiples entrevues avec son chef dans cette pièce, il lui semblait découvrir de nouveaux objets à chaque fois que ces yeux se posaient dans un coin de l'antre de la brute diminuée.

- T'aimes bien ces vieux souvenirs, hein ? dit Kulo avec une douceur nouvelle dans sa voix. Toi et ton frère vous avez jamais quitté Greyhall, je crois.

- Non. J'ai lu beaucoup de choses sur les autres Cités. J'ai pu voir les délégations de loin, parfois.

T'Lea s'était rapprochée sans s'en rendre compte d'une étagère où s'alignaient une série de paires de dagues acérées. Leurs lames étaient d'un métal aussi sombre que les nuits d'orages magnétiques. Elles semblaient n'émettre aucun reflet, absorbant la lumière qu'il les entourait comme l'attention de T'Lea, qui se perdait dans les gravures d'un ancien langage ornant la garde d'une de ces paires. Celle-ci en particulier avait l'air d'avoir fait l'objet d'un soin exceptionnel. Les deux lames en forme d'éclair aurait fendu le bouclier de la ville lui-même entre des mains expertes. Leur équilibre parfait mis en valeur par un support magnétique qui les faisait doucement pivoter dans un champ bleuté, les deux armes dansaient doucement dans l'air avec un petit sifflement qui semblait s'échapper du fil même des deux lames, dans un ballet mortel qui fit surgir un frisson glacé dans le dos de T'Lea. Kulo la sorti définitivement de ses rêveries par une nouvelle quinte de toux grasse qui le fit se plier en deux sur son fauteuil. Il cracha bruyamment dans une jarre de terre cuite ornée de symboles Pyrii, qui devait dater d'avant les Grandes Guerres, comme s'il s'agissait d'une vieille écuelle.

- C'est clair que ça vous ferait pas de mal de sortir un peu de ce trou à rats et de leur élite à froufrous, dit-il avant de s'essuyer la bouche d’un revers de la manche. Assied-toi.

De sa seule jambe bionique, il poussa le siège qui lui faisait face, bien rangé de l'autre côté du bureau. Celui-ci recula avec élan, manqua de se renverser et termina sa course à portée de main de T'Lea, qui s'assit machinalement en resserrant son catogan.

- Alors. Anima-P je-sais-pas-quoi. J'en ai entendu du bien de la part des Mécanos. Beaucoup de bien, même. Dis-moi tout !

Kulo se blottit dans le fond de son fauteuil, les mains jointes sur sa cuisse mécanique, comme prêt à faire passer un bizutage sévère à un jeune mutin. T'Lea se leva légèrement pour atteindre l'interface du terminal de Kulo sur son bureau. Mais son regard se posa sur le blaster rutilant toujours posé là, et elle se stoppa à quelques pouces du terminal pour s'adresser à son chef.

- Je peux ?

- Fais-donc, t'es plus à l'aise que moi là-dessus. Tu disais combien déjà ? 1.0 ?

- C'est ça, acquiesça T'Lea en saisissant le moniteur de Kulo afin de le tourner vers elle et elle posa le clavier mécanique complètement suranné, que se coltinait Kulo par conservatisme, sur ses genoux.

- T'imagines, quand je suis arrivé à la tête de cette boîte, on parlait de l'Anima machin 0.2 ou quelque chose comme ça.

Il lâcha un rire un peu fier et fixa T'Lea qui était déjà perdue dans le code qui défilait devant elle sur le moniteur.

- Je n'ai connu que la 0.9, dit-elle sur un ton mécanique, visiblement complètement déconnectée de ce qui l'entourait maintenant. J'ai implémenté une version test de la 1.0 il y a deux lunes sur la section de refroidissement B-58, continua-t-elle avec un rythme beaucoup plus soutenu mais toujours aussi monotone, afin d'anticiper les fuites liées à l'augmentation de la pression quand la puissance de production demandée au réacteur dépasse les 85 portions d'ELUD par seconde inter-galactique. Cela a réduit d'à peu près les deux tiers les incidents liés à ces fuites de pression, sur les deux dernière lunes. Le gain de production pour la portion ouest du réacteur a été d'environ 2,73 portions d'ELUD par seconde. Intergalactique, toujours. Et à énergie initiale consommée égale en entrée du système.

Kulo se râcla la gorge un peu théâtralement. La jeune femme continua comme si de rien était.

- Toutefois, si l’impact de la 1.0 en matière de prévision, de prévention et d'intervention est démontré, j'ai des difficultés à intégrer le nouveau cœur de l'Anima dans le Complexe de Gestion Directe. L'ancien cœur provoque des incompatibilités que je ne vois pas comment résoudre sauf à complètement l'éradiquer du système.

Kulo tapota du bout de sa prothèse de bras gauche sur le bureau. Devant la nouvelle absence de réaction de T'Lea il s'affala sur son fauteuil, le coude enfoncé dans l'assise, et posa sa tête sur sa main naturelle avant de continuer à écouter avec un air défait sa subordonnée, qui ne prenait même plus la peine de cligner des yeux en fixant les pixels qui défilaient toujours devant elle.

- Si on part du principe que le Bureau de Gestion Directe mette ces meilleurs éléments sur le coup, ils peuvent supprimer l'ancien cœur Anima et implémenter celui-ci en moins de trois jours intergalactiques. Le gain de production est estimé, toujours à consommation d'énergie égale en entrée du système et exprimée en portions d'ELUD produites par seconde intergalactique, à environ 256,98 points d'augmentation. Soit un rendement lunaire multiplié par... 6,3647. Environ. Cependant, en ce qui concerne la nouvelle version de l'Anima testée, je rencontre encore quelques erreurs d’interaction avec le système de contrôle du débit des particules avant séparation magnétique. J'aurais besoin que les Jumeaux du Complexe jettent un œil dessus pour voir s'ils ne trouvent pas l'origine de ces erreurs.

T'Lea fut soulagée, mais elle ne devait pas le montrer. Elle avait réussi à sortir son beau discours comme elle l’espérait, un peu mécaniquement mais de manière exhaustive et croisa les doigts intérieurement sur l'effet de sa litanie dans l'esprit de cette grosse brute de Kulo. Elle tourna enfin son regard vers lui. Sa tête n'avait pas quitté sa main, affalé, le coude plongé dans son fauteuil comme pour soutenir un esprit bien trop lourd. Mais son air défait avait disparu, ses yeux étaient légèrement écarquillés et sa mâchoire s'était décrochée malgré lui.

- Trois jours ? Tu te fous de moi j'espère ?

Intérieurement, T'Lea sentit ses émotions se figer. Elle avait imaginé Kulo frustré, en colère devant les défauts de son système, lui intimant de résoudre les problèmes et de produire un nouveau cœur parfait. Mais elle n'aurait pas parié sur la cupidité du bonhomme devant une perte sèche de production de trois jours intergalactiques. C'était une idée de Vee, donc une bonne idée à priori, mais un pari risqué parce qu'il serait facile à démonter pour les Bureaux de la Gestion Directe et leurs têtes pensantes pleines de neurones. À T'Lea de suffisamment bien truffer son nouveau cœur Anima de bugs et d’erreurs volontaires qui barreraient le plus discrètement possible la route aux grands esprits du Bureau de Gestion. Ceinture et bretelles, comme disait Vee.

- Un peu moins, répondit T'Lea d'une voix qui se fit plus petite.

- Attends, attends. Tu te rends compte de ce que ça fait, trois jours d'arrêt complet ? Tu te rends compte du trou dans la production ?

- Oui, ça donne un manque à gagner, si on parle toujours de portions d'ELUD, d'environ …

- On s'en fout de combien de méga-quintaux ça fait ! Ce que je sais c'est que ça nous met hors quota pour la Compagnie ! s'emporta Kulo.

- Mais si le Bureau accepte d'implémenter le nouveau cœur uniquement portion du réacteur après portion, on peut espérer atteindre les quotas avec seulement une demi-journée intergalactique de retard. On peut peut-être  …

- Il est hors de question de prendre le risque de se foutre la Compagnie à dos ! J'ai beau être dans les petits papiers des Sages, c'est trop risqué ! C'est mon foutu nom qui est en jeu !

T'Lea soupira de soulagement en son fort intérieur. Qu'il finisse par refuser. Qu'il finisse par abandonner cette idée d'Anima. Elle décida de jouer le tout pour le tout, se rappelant les arguments de son frère quant à faire valoir ses talents à leur juste valeur devant Kulo. Son attitude et son ton se raidirent instantanément. Un peu trop, peut-être, pour être naturels chez elle.

- Dans ces cas j'irai voir chez Mundo s'ils n'ont pas une place de libre. Ils ont un Département Anima qui a reçu les dernières unités de calculs Köls. Combinées avec mon nouveau cœur, ça pourrait donner un truc cool.

Kulo fut prit d'un fou rire progressif, mais qui l'emmena jusqu'à une nouvelle quinte de toux et de râles gras. À nouveau la jarre Pyriin dut recevoir les expectorations du colosse.

- T'es une tête, petite, reprit-il avec son air carnassier habituel, mais t'es vraiment pas douée en affaires. Ne fais jamais de politique, c'est un conseil, ricana-t-il. Faut admettre que toi et ton frère avez grandement participé aux bons chiffres des dernières lunes. Toi, la tête, lui, les bras. Je vous ai bien aimé dès le premier jour, tous les deux. Mais des comme vous, je cogne dans se fichu bouclier et il en tombe des quintaux.

- Tu sais très bien que ce n'est pas vrai, se raidit T'Lea encore plus, comme s'il était possible pour elle de se tenir encore plus droite. Demande à Sköhl. Demande aux Jumeaux. À nous deux, on a remis sur pieds la quasi intégralité de la ligne de séparation magnétique de secours. Et tu sais très bien quelle ruine c'était quand on est arrivé.

Kulo contempla alors sa prothèse de bras gauche et un rictus de frustration fit frémir sa bouche en coin. T'Lea se mordait les doigts d'avoir mis son frère dans la balance. Mais l'envie de Kulo pour la prothèse de Sköhl le rongeait depuis bien longtemps, il était trop bête de ne pas s'en servir. Et il n'était pas non plus question que quelqu'un d'autre qu'elle ne travaille sur ce projet d'Anima.

- C'est un deal, que tu veux ? dit le colosse en reprenant son sourire carnassier, en voilà un.

Son fauteuil quitta lentement sa place derrière le bureau pour aller se placer face à la vitrine de bijoux Muarfii qui dessinaient des reflets ondulants sur le bois ancien du meuble. T'Lea ne distinguait plus que l'amas de tuyaux et de câbles accroché au dos de l'engin en lévitation. Elle pouvait voir les fluides traverser les flexibles transparents dans un chuintement organique continu, le poumon artificiel battre au rythme de la respiration de Kulo en émettant des bruits de succion désagréables ou encore le panneau de contrôle verdâtre affichant les signes vitaux du colosse cybernétique. À cet instant, il avait plus l'air d'une machine que d'un homme.

- J'en ai rien à foutre d'augmenter la production d'ELUD. Ces fichus bidules subcellulaires ont rendu folle la moitié de l'univers connu.

Le ton du colosse diminué était soudain teinté de gravité, c'était quasi imperceptible, mais la jeune femme à l'affût ne laissait rien échapper à ses sens. T'Lea le vit lever son bras naturel et effleurer les pierres précieuses irisées du bout de ses doigts calleux.

- On est tous les putains d'esclaves de cette foutue Compagnie. Les quotas, les quotas, y a que ça qui compte. C'est le seul moyen de quitter ce satané caillou, mais il n'y a que la Compagnie et les Passeurs qui ont le droit d'en profiter. Nous on continue de cramer sous les vents maudits de ce putain de soleil.

Le fauteuil glissa lentement sur le côté, permettant à Kulo de contempler le reste de sa collection dans un long mouvement circulaire autour de la pièce. T'Lea ne pouvait toujours pas voir son visage, mais son ton repris l'ironie prédatrice qu'on lui connaissait.

- Les Sages ont toujours la même lubie. Toujours plus d'éléments lourds machin truc contre toujours plus de faveurs de la Compagnie.

- Éléments Lourds et Ultra-Denses, se surprit à préciser T'Lea à haute voix.

- Comme tu veux. Moi, je trouve qu'on rempli les quotas et que c'est déjà pas mal. J'suis comme toi. Je vois bien les filles et les gars qui donnent tout, en bas. Ceux qui tombent, ravagés par les rayonnements. Et puis ceux qui restent et qui pleurent.

La vision de son cocon perdu au sein des Périphéries, de tous ces gens qui leur avaient tendus la main à elle et à son frère quand ils en eurent besoin, de leur bonté, de leur gentillesse, de leur abnégation mais aussi de toutes leurs souffrances, T'Lea vit exactement de quoi parlait Kulo. Ses poings se serrèrent sur ses cuisses, crissant légèrement sur sa tunique immaculée. Un nœud se forma dans sa gorge et elle se contenta de fixer Kulo droit dans les yeux d'un regard froid quand celui-ci consenti enfin à se tourner vers elle.

- Moi ce que je veux, c'est que quand les vents vont tourner, et ils vont tourner, crois-moi ils finissent toujours par tourner, je sois du bon côté du bouclier, tu vois ce que je veux dire ?

L'émotion qui avait serré le cœur de T'Lea se relâcha doucement devant l'incompréhension qui naissait en elle. La jeune femme secoua timidement la tête pour toute réponse à Kulo.

- T'as vu l'autre hystérique de tout à l'heure ? C'est pas l'écume des choses, ça, contrairement à ce qu'on pourrait croire. Grâce à elle, t'as eu un aperçu de l'essentiel des débats pendant les réunions du Syndicat en ce moment. J'aime pas ça. Ça pue. Quand les animaux se battent, c'est qu'il n'y a déjà plus assez de bouffe pour tout le monde. Ils sont de plus en plus nombreux à vouloir leur part de la charogne, mais la charogne, elle, ne grandit pas.

Kulo émit un renâclement absolument repoussant et la jarre subit à nouveau les affronts du colosse en épave. T'Lea fronça carrément les sourcils. Autant elle sentaient bien les distensions sociales s'aggraver à Greyhall, et entre les Cités d'après les échos de l'Ordre des Sages qui lui parvenaient ces derniers temps, autant elle comme le reste du continent n'avaient aucun levier pour renverser l'ordre établi par la Compagnie et le commerce des ELUD. T'Lea, comme les autres Hallfii, voyait dans les prospectives de la Compagnie et la prospérité de leur Cité une raison suffisante de se donner corps et âme, de se dépasser et donner le meilleur d'eux-mêmes. La compétition trouvait sa place plutôt dans les relations inter-cités qu'à l'intérieur du bouclier. Entre-eux, les Hallfii n'avaient aucun intérêt à se nuire ou à se livrer à une compétition malsaine avec leur prochain. Kulo marqua un temps de silence durant lequel il observa la porte de son bureau comme pour s'assurer que personne ne les écoutait.

- Pour la faire courte, Kalcia a refusé de se démilitariser. Ces vieux croûtons de Sages n'ont pas réussi à obtenir d'eux qu'ils réduisent ne serait-ce que d'un iota leur programme de développement militaire. Grand bien leur fasse, si tu veux mon avis, mais le Haut Conseil de Greyhall a vu l'occasion de prêcher pour sa propre politique militaire. Ces fieffés salopards ont obtenu des Sages un vote leur permettant de lancer les travaux sur la militarisation de l'Anima.

La mâchoire de T'Lea se décrocha à son tour, imperceptiblement. Elle ne put que balbutier en faisant non de la tête :

- C'est pas possible...

- Ben quoi ? Tu devrais être contente ! s'exclama Kulo avec emphase. Une des meilleures développeuse dans l'entreprise qui a créé le concept même de l'Anima et qui règne sur le marché au moment où on va enfin parler de choses sérieuses ! Tu vas quand même pas me dire que tu vas laisser les crétins du genre de l'autre folle mettre la main sur un tel tas de pognon ? s'emporta-t-il. Moi pas !

- Mais ça veut dire quoi ? Implémenter l'Anima dans les systèmes de défense existants ? demanda d'une voix timide T'Lea qui s'était mise à réfléchir à toute vitesse, à voix haute. Une Anima qui gérera le bouclier ?

- Peut-être. Mais, surtout, pas seulement.

Le ton de Kulo se fit glacial. Il n'avait tout simplement jamais parut si menaçant en présence la jeune femme. Il se redressa avec douleur dans son fauteuil mais la lueur assassine qui était apparu dans son regard et le sourire béant qui lui barrait le visage ne trompaient pas. Il prenait toujours un plaisir jouissif à monter des manigances politiques bien huilées pour faire subsister son gagne-pain au milieu de cet océan de prédateurs de la Haute Société Hallfii, mais ce qu'il avait en tête à ce moment-là faisait naître en lui un début de folie prédatrice qui fit se dresser l'échine de T'Lea sous sa tunique corsetée.

- Le Conseil Hallfii veut se lancer dans la conception d’androïdes dotés de conscience. De vrais bons petits soldats privés sur commande de leur libre-arbitre, prêts à se sacrifier et se donner corps et âme pour la Cité. Des tas de rouille meurtriers prêts à être produits en nombre tant que le Conseil est prêt à sortir les gros chèques de son côté.

Bien qu'obligée à garder une posture qui ne devait pas trahir ses pensées, T'Lea était sous le choc. Ses pires craintes se réalisaient. Son attitude stricte et digne s'effaçait petit à petit au fur et à mesure que son esprit prenait conscience de la concrétisation de ses plus sombres peurs. L'Anima allait servir à autre chose que de produire ces foutus ELUD. L'Anima allait servir à tuer. Kulo exhiba alors son bras mécanique et lui fit faire tout un tas de mouvements que seule la cybernétique permettait à un membre, le rendant si c'était possible encore plus menaçant.

- C'est là où ton frère et toi vous allez pouvoir vous amuser. Lui les bras, et toi la tête, répéta-t-il. Dès demain je veux que vous commenciez à plancher sur un prototype. C'est soit ça, soit je vous fous dehors et m'assurant qu'aucun programme d'Anima dans toute la Cité ne veuille plus de vous. Et comptez pas sur moi pour vous remplacer à vos postes respectifs. Vous allez gérer et la ligne de production et ce nouveau petit projet. Qui devra rester entre nous évidemment, je pense que t'as pas besoin que je te fasse un dessin.

Le plaisir pris à cette manipulation déformait le visage de Kulo d'un rictus de toute puissance qu'on ne lui connaissait pas. La colère se mit à durcir les traits du visage de la jeune femme qui soutenait toujours sans faillir son regard. Elle se contint tant bien que mal d'envoyer sa main dans le visage du colosse. Même pas sûr qu'il eut senti quoi que ce soit.

- Moi je dis que c'est une offre généreuse. Honorable. Qui ne se refuse pas, même ! ricana Kulo en tendant sa main naturelle vers T'Lea. Qu'est-ce que t'en dis ?

Dans sa tenue bleu azur, elle reprit contenance en ravalant sa rage, se leva un peu sèchement, et marqua un temps d'arrêt devant la main tendue de Kulo. Le bracelet de communication à son propre poignet se mit à vibrer. Comme s'il y avait besoin de ça, en plus. Elle quitta la main de Kulo des yeux pour lui asséner un regard qui aurait pu lui glacer le sang s'il n'en n'avait pas vu d'autres avant cette petite au caractère bien trempé.

- À demain, alors, répondit-elle sur un ton glacial avant de tourner les talons et de quitter la pièce en claquant la porte derrière elle.

- C'est bien petite, te laisse pas faire, ou bien ils t'auront comme ils nous ont tous eu, dit alors Kulo à voix basse, presque amusé mais de manière surprenante extrêmement chaleureux, sa main toujours tendue dans le vide.


Texte publié par Alex Destier, 2 mai 2024 à 15h31
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