Anima-P.1.0
- Comment veux-tu que je me concentre, sérieusement ?
Dans la pénombre de la pièce, T'Lea se leva de son bureau et étira sa grande silhouette fine de tout son long. À l'autre bout de l'obscurité qui l'entourait, le poste à musique de son frère continuait de hurler des borborygmes dissonants alors que celui-ci s'était assoupi dans son fauteuil préféré. Lové dans le tissus déchiré et distendu, la tête penchée et la bave aux lèvres, des ronflements qui semblaient chercher à couvrir le boucan symphonique du poste s'échappaient de sa gorge.
- S'il continue comme ça, je déclenche l'alarme anti-intrusion pour le réveiller, dit une voix douce et féminine.
La voix qui avait parlé eut l'air de parvenir de toute part. Des murs, du plafond. Comme si la maison entière avait exprimé son mécontentement.
T'Lea attacha ses cheveux, aussi denses et sombres que ceux de son frère, soigneusement coiffés en un catogan strict aux cotés du crâne rasés. Elle s'avança et plongea sa main dans la tignasse ébourrifée de son frère. Ce n'eut pour effet que de renforcer les ronflements.
- Même pas sûr que ça suffise, Vee, baîlla T'Lea. Connaissant le loustic, utilise plutôt le système incendie. Il l'a déclenché trop de fois pour que ça ne le réveille pas.
- Entendu, j'ajouterai le système d’extinction à privation d'oxygène. Ceinture et bretelles, ajouta la voix d'un ton moqueur mais bienveillant.
T'Lea fit quelques pas dans la pénombre en évitant soigneusement les gadgets et autres bricolages électroniques de son frère répandus dans toute la pièce. Elle fit taire le poste à musique qui vomit ses dernières notes avant de s'éteindre brutalement.
Derrière le bureau qu'elle avait quitté, cerné par les dizaines de petites lueurs des appareils de recherche de T'Lea, une myriade de pixels flottants, rutilant d'un bleu métallique étincelant se forma derrière l'écran la jeune fille. L'essaim numérique se mouva quelques instants sous la forme d'un nuage vaporeux avant de prendre consistance et de dessiner comme suspendue dans l'air une silhouette féminine. Le visage angélique qui se matérialisa lu attentivement le code qui défilait sur le moniteur verdâtre.
- Tu as laissé ces erreurs volontairement, dit-elle après quelques instants.
- Oui, je veux qu'ils perdent encore du temps, soupira T'Lea en regagnant son siège derrière le moniteur.
Alors qu'elle et Vee allait entre en collision, l'essaim de pixels se dispersa à nouveau pour se reformer derrière la jeune femme qui s’asseyait.
- Celles-ci sont grossières. On t'a connue plus prudente que ça. Même Gwenan saurait trouver le problème.
- Laisse-le en dehors de tout ça, pesta T'Lea en s'assombrissant. Kulo m'a déjà fait une fleur en le laissant intégrer mon équipe, alors commence pas à mêler cet âne bâté à ces histoires d'Anima, sinon on s'en sortira pas.
T'Lea resserra machinalement sa coiffure et pianota frénétiquement sur un panel de touches holographiques, ressemblant étrangement aux pixels composants Vee, qui apparut devant elle.
Le code arrêta de défiler sur l'écran, figeant temporairement le moment après avoir animer la pièces de ses lueurs dansantes. T'Lea tourna ses yeux vert vers son frère endormi. Vee leva à son tour le regard vers Gwenan, toujours assoupi, loin des ombres qui hantaient l'esprit de sa sœur. Vee pencha légèrement sa tête sur le côté, et les mécanismes du fauteuil sur lequel se trouvait le jeune homme s'activèrent, étendant le dossier et l'assise de manière à former un lit de fortune qui accueillerait le reste de la nuit de Gwenan. Il grommela, se retourna sur lui même, et après quelques bruits de bouches infantiles, les ronflements réapparurent.
T'Lea recommença à pianoter plusieurs minutes. Vee en profita pour faire remonter les volets de protection de la maison d'un geste gracieux de la main, laissant apparaître le ciel étoilé. Les vents magnétiques s'étaient calmés avec la tombée du jour, le bouclier de la Cité faisait vaciller la faible lueur des astres lointains, tandis que les deux lunes commençaient leur folle course nocturne dans le ciel de Greyhall. Les Périphéries de la ville étaient l'occasion de spectacle nocturnes transcendants, le dôme tout proche formé par le bouclier magnétique de la Cité chantant au gré des vents faibles de la nuit, les déflexions des rafales créant des ondes lumineuses qui ondulaient le long de la barrière avant de s'éteindre dans l'horizon. Les Hallfii appelaient ce phénomène auditif et visuel la Danse du Temps. De l'autre côté, la lueur rougeoyante du réacteur Central teintait la nuit comme à son habitude. Les hauts habitats de Centre de Greyhall brillaient de mille feux. Les industries de la Kulo Brattax et des autres extracteurs d'ELUD crachaient en rythme saccadé leurs panaches de vapeurs dans les lumières tremblotantes et blafardes des ateliers en sommeil. T'Lea arrêta de pianoter et soupira longuement. Vee, qui faisait mine d’observer le mouvement des engins de transports qui brillaient dans le ciel depuis la fenêtre la plus proche, pencha à nouveau doucement la tête sur le côté. Le code se remis à défiler sous les yeux de la jeune femme au catogan qui s'était reculée dans son siège, les mains jointes sur la tête.
- C'est mieux, dit Vee sans même se retourner vers T'Lea.
- Tu penses que ça suffira ?
- Je suis bien mal placée pour juger de l'intellect de tes supérieurs. Mais d'après leur dossier, ce sera largement suffisant. À toi de faire bonne figure demain devant Kulo.
- C'est le jour de repos de Gwenan, demain, non ? Laisse le dormir le plus possible, j'ai pas envie de l'avoir dans les pattes pour mon rendez-vous.
- Bien compris, cheffe. Va dormir toi aussi, tu en auras besoin.
T'Lea acquiesça en relisant une dernière fois son travail. Elle se leva et alla déposer un baiser tendre sur le front de son frère avant de gagner sa chambre dans la pénombre. Vee verrouilla les entrées de la maison d'un nouveau mouvement de tête. Elle balaya la pièce principale et les fenêtres du regard avant que les rares sources de lumières tamisée de la pièce ne s'éteignent et il fut temps pour Vee de s'évanouir dans la nuit en une volute de pixels brillants.
Quand Gwenan ouvrit les yeux, les volets de la maison étaient baissés, le soleil filtrant au travers des petits interstices était bien trop haut dans le ciel pour continuer à dormir. Il bailla bruyamment et s'étira maladroitement alors que son siège retrouvait sa forme initiale dans une série de petits bruits mécaniques. À peine avait-il posé un pied à terre pour se redresser que le distributeur de boisson énergisante se mit en route afin de lui faire couler son breuvage préféré et le poste à musique se ralluma, libérant à nouveau dans l'air l'enfer sonore préféré de Gwenan. Il tenta vainement de dégager les cheveux qui lui tombaient devant les yeux alors qu'il rejoignait d'un pas lent la cuisine et le distributeur qui terminait sa tâche. Il trébucha sur un de ses convertisseurs d'énergie en cours de fabrication, avant de se prendre les pieds dans les fils qui alimentaient le poste à musique. Celui-ci s'éteignit lentement en ralentissant le capharnaüm qui sortait de son ventre jusqu'à une bouillie de sons graves et mous, qui mourut finalement pour laisser place à la voix sarcastique de Vee.
- Mais comment fais-tu pour écouter ça dès le réveil ?
Gwenan grommela un chapelet de jurons qui poussa Vee à se racler la gorge bruyamment de désapprobation. Il rebrancha les câble du poste à musique à tâtons, et lui mit un coup sec quand ce dernier refusa de s'allumer. Le vacarme recommença dans la pièce.
- Bonjour, mon prince ! dit Vee en forçant sur sa voix pour couvrir le boucan.
- M'jour. Pourquoi tu m'as pas levé ce matin ? grogna Gwenan en entamant sa boisson rose bonbon.
- Jour de repos, cher maître, continua Vee avec ironie.
- Justement, rétorqua je jeune homme en s'étirant à nouveau, j'avais du pain sur la planche moi, ce matin. T'Lea est partie tôt ?
Vee se matérialisa en face de lui, de l'autre côté de la cuisine, appuyée nonchalamment sur le plan de travail avec un sourire malicieux sur les lèvres. Elle pencha la tête comme à son habitude et le volume du poste à musique diminua afin qu'ils puissent s'entendre sans crier.
- Elle était debout avant que les lunes disparaissent. Elle m'a demandé de te laisser dormir, les journées sont rudes en ce moment.
- C'est ça, arrête de te foutre de moi, Vee, rétorqua le jeune homme en baillant. Elle voulait juste être tranquille pour son rendez-vous avec Kulo. Elle a bossé tard hier ?
- Elle n'a dormi qu'un peu moins de deux heures inter-galactiques.
Le visage du garçon se ferma légèrement et il repoussa une bonne fois pour toute la mèche de cheveux rebelles qui lui tombait devant ses yeux d'un vert d'émeraude éclatants. Il laissa alors apparaître une longue cicatrice horizontale au dessus de son œil gauche, zébrant son front de l'arcade sourcilière à la tempe. Il gratta sa barbe naissante et engloutit ce qui restait de son verre presque plein avant de s'en resservir un second.
- Bon. Si elle a pas envie que je mette le nez dans ses affaires, faisons de même. Tu as lavé mon Exo comme je te l’avais demandé ?
- Mais bien sûr, très cher maître, dit Vee en reprenant son ton cérémonial et narquois. Mais je ne vois pas l'intérêt de porter des gants propres sur des mains dégueulasses, si je puis donner mon avis, évidemment.
Gwenan voulu rétorquer, mais aucun son ne sorti de sa bouche. Il se contenta de sourire à Vee en finissant d'une traite son second verre. Il commença à rassembler ses affaires, repoussant négligemment du bout du pied ce dont il n'avait pas besoin pour s'entasser sur et sous les bras les divers éléments qu'il avait terminé la veille avant de s'endormir au beau milieu de ses tests. Manquant à nouveau de se casser la figure à cause du bazar qui traînait et de ses cheveux retombés devant ses yeux, il poussa de nouveau un chapelet de jurons qui aurait fait saigner sa sœur des oreilles. Vee ricana gentiment, mais alors que le jeune homme s'apprêtait à rejoindre son atelier, Vee leva une main et la porte qui y menait se verrouilla avec un claquement sec.
- Tttttt. Il me semble avoir été claire. Pas d'Exo sans une vraie douche. Et je branche mes capteurs, n'essaye même pas de faire semblant. Je te sens d'ici, jeune homme, conclut-elle sur un ton maternel et narquois dont elle était l'experte.
Ses outils coincés entre les dents, les bras chargés à ne plus savoir qu'en faire, Gwenan baissa les épaules et s'avoua vaincu. Il posa son foutras sur le comptoir qui le séparait de la cuisine et se dirigea à l'étage en ronchonnant.
Lorsqu'il prit enfin le chemin de son atelier en séchant ses cheveux, Vee l'y attendait, assise sur une caisse de matériel, ses jambes croisées balançaient doucement en rythme dans l'air. Le poste à musique diffusait désormais des chants Dongii, ryhtmes tribaux mélangés aux voix et flûtes typiques de la Cité de Verdonga. Ces gars-là s'y connaissait en musique, c'était sûr. Malgré le fait que cela ne soit pas à son goût, Gwenan ne put s'empêcher de se laisser emporter par le rythme lancinant et les mélodies envoûtantes qui résonnaient dans son antre. Il secoua la tête pour reprendre ses esprits et s’aperçut que Vee avait déjà préparé son exosquelette. Non sans une lueur de fierté dans les yeux, il rangea le tas de matériel qu'il avait ramené de la pièce à vivre sur une étagère, ferma l'étui qui renfermait sa plus belle création et en activa le système de lévitation magnétique. La caisse toute faite de métal rutilant, aussi grande et large que lui, se souleva de quelques pouces et bipa trois fois avant de se verrouiller en émettant une série de cliquetis inquiétants.
- Merci de me couvrir, Vee.
- Ce n'est pas parce que je ne dis rien que, de un, je cautionne et de deux, que ta sœur n'est au courant de rien. Ne la prend pas pour une idiote comme le font les imbéciles comme Kulo, elle se vexerait, et à raison.
Gwenan repensa à sa sœur en train d'affronter Kulo pour au final n'obtenir de ce rat verreux qu'une bouchée de pain en plus. Bouchée de pain qu'elle s'empressera de partager avec tous ceux de la communauté des Périphéries qui en ont besoin. Et ce n'est pas ce qui manque en ce moment à Greyhall, les gens dans le besoin.
- Déjà, tâche de ne pas te faire remarquer en ville avec ça. Ce coup-ci ton badge de la Battax ne te servira à rien. Et j'en ai assez de devoir pirater le système des infractions pour sauver tes fesses. C'est une vraie tannée à chaque fois. Leurs algorithmes sont... Archaïques et ennuyants au possible.
Pendant que Gwenan quittait la maison et laissait Vee basculer en mode surveillance, T'Lea prenait sa première pause de la journée. Après deux heures intergalactiques de travail, le Conseil de l'Ordre des Sages avait consenti à accorder une pause obligatoire à tous les employés de la Kulo Battax PR.ELUD, société productrice d'ELUD principale de la Cité de Geyhall. Devant les bons chiffres de la production durant la dernière double révolution lunaire, la Direction dont Kulo, Co-Dirigeant de la Société, avait poussé les revendications des employés devant les Sages afin de récompenser leur dur labeur. T'Lea rejoignit les membres de son équipe qui fumaient leur pipe de Koofi ou buvaient leur boisson énergisante en discutant des derniers potins qui parcouraient la Cité. Certains en profitaient même pour prendre un en-cas sur le pouce. Tous affublés de la tenue bleue azur et blanche distinctive de la Kulo Battax, la plupart étaient des mécaniciens dont la tunique portait les séquelles noires de leurs interventions. T'Lea était engagée comme développeuse Anima, l'intelligence numérique qui permettait d'optimiser les rendements de l'industrie des ELUD. Sa tenue à elle était immaculée et sa coiffure parfaitement tendue, contrairement au débraillement général de ces collègues. Le ronflement des installations se mêlait aux sifflements réguliers, fracas métalliques, interjections des mécaniciens entre eux et autres crissements stridents dans un mélange qui rappelait étrangement la musique tant aimée de Gwenan.
Une mécanicienne du nom de Gelsa s'approcha de T'Lea en lui tendant une coupe en métal remplit d'un liquide pétillant incolore. Un grand sourire découpait son visage noir de saleté et ses cheveux ressemblaient à ceux de Gwenan, mis à part qu'ils étaient d'un roux flamboyant au milieu de la crasse qui les faisait se dresser d'eux même sur sa tête.
- Merci, dit T'Lea en portant la coupe à ses lèvre. Le liquide frais et sucré s'écoula dans la gorge de la jeune fille qui lâcha un soupir de rafraîchissement. Merci encore, ajouta-t-elle avec un grand sourire à l'égard de sa collègue.
- Tu parles, c'est normal, dit Gelsa de sa voix aïgue, tu bosses autant que nous et on te voit jamais te poser pour profiter un peu.
- Non, pas comme vous, n’exagère pas, dit T'Lea en souriant à nouveau poliment, vous en bavez beaucoup plus que moi.
- Ma mère dit toujours qu'une tête qui bout a un aussi gros ventre qu'une paire de jambes qui courent pour rien, répondit Gelsa avec un petit rire, tout en tendant un bout de son casse-croûte à T'Lea.
T'Lea remercia platement Gelsa mais refusa de manger, prétextant ne pas avoir faim. Son ventre était noué à l'idée de son rendez-vous d'après la pause. La coupe qu'elle venait d’avaler ne demandait déjà qu'à faire le trajet inverse. Les deux jeunes femmes furent rejointes par Stöhl, un vieil homme roublard à qui il manquait une main, remplacée par une prothèse bio-mécanique à trois « doigts ». C'était Gwenan qui avait créé cette extension mécanisée pour soulager Stöhl, qui souffrait d'abord physiquement mais aussi du fait que la prothèse que sa couverture de mécanicien chez la Battax pouvait lui offrir n'était clairement pas adaptée pour ses tâches quotidiennes. Le jeune homme aux mains d'or avait passé plusieurs nuits blanches dans son atelier pour rendre la prothèse originelle beaucoup plus précise et puissante, permettant à Stöhl de retrouver finesse et force dans son travail manuel. Depuis, le vieil homme tenait très haut dans son estime le frère et la sœur. Il se pencha avec révérence à l'égard des deux jeunes femmes.
- Pas de petit génie aujourd'hui ? Monsieur s’octroie du repos au frais de la princesse ?
- C'est vrai ça, remarqua Gelsa, il est malade, ton frère ?
- Non, il est en congé aujourd'hui, soupira T'Lea, Kulo veut qu'il fasse partie de l'équipe de nuit mais Gwenan refuse. Rien que pour embêter son patron, cette tête de mule a décider de solder tout ce qui lui reste de congé sur les plus grosses journées de production.
- Bah, je vais bosser pour deux alors, je lui dois bien ça, s'esclaffa Stöhl en brandissant fièrement sa main artificielle.
- Tu as vu une différence depuis que j'ai mis à jour les modules de réparation ? demanda T'Lea au vieux roublard.
- Oh que oui, répondit Stöhl avec engouement, le jour et la nuit ! Ce matin il m'a fallu moins de temps pour repérer la fuite sur le circuit de refroidissement qu'il n'en a fallu à ma première femme pour me quitter !
Il fut pris d'un éclat de rire gras, et Gelsa le suivi de son petit grincement aigu habituel qui lui servait de rire.
- Moi aussi j'ai vu le changement, finit-elle par dire en reprenant son sérieux, t'es vraiment douée en Anima. On t'a dit que les modules commençaient à fatiguer il y a même pas une lune. Je comprend pourquoi ton frère clame haut et fort que tu devrais prendre la place de Kulo à la tête de la boîte. Ce type n'a rien dans le crâne à part les résultats de son compte en banque.
- Ne me dis pas qu'il a fait ça, bégaya T'Lea en rougissant.
- Qui ? dit Gelsa d'un ton interloqué .
- Mon frère.
- Ah, ton frère ! Ben si, je lui ai même dit que faire ça devant Kulo c'était pas une bonne idée, mais tu connais Gwenan... Il me fait rire quand il pique ses colères, gloussa la jeune fille en rougissant à son tour sous la crasse qui recouvrait ses joues.
- Un jour. Un jour je lui tordrai le cou, soupira T'Lea de consternation. Quand on parle du diable … ajouta-t-elle dans un souffle.
Comme toujours fixé à son poignet, le boîtier de communication la gardant en lien constant avec Vee venait de vibrer et afficha le message habituel : « Petit Prince a pris sa douche avant de sortir. Il a son transpondeur avec lui, maman veille au grain. Courage pour Kulo. ». Elle n'eut pas le temps de se décider à répondre à Vee avant qu'une voix rauque ne résonne dans la cour où les employés finissaient de prendre leur pause.
- Trente secondes inter-galactiques, c'est pas trente-cinq, c'est pas trente-sept, c'est trente ! Au boulot, bande de bons à rien intersidéraux, sinon je vous sucre la pause de demain ! T'Lea, avec moi, j'ai pas toute la journée !
T'Lea rapprocha subrepticement le bracelet de sa bouche et chuchota.
- Souhaite plutôt bon courage à mon idiot de frère. Quand je rentre, je lui arrache sa moustache ridicule poil par poil.
Dans son fauteuil en lévitation au dessus des marches de l'entrée, Kulo toussa grassement et longuement puis regarda T'Lea s'approcher avec un air carnassier sur le visage. Son ton fut toutefois beaucoup plus bienveillant quand il rouvrit la bouche après que les autres employés aient regagné leur poste sous son regard perçant. Cet homme, qui devait à l'origine bien mesurer deux têtes de plus que T'Lea et faire deux fois sa largeur, était aujourd'hui réduit à l'état de patchwork vivant. L'exposition aux rayonnements bien trop importants qu'il avait subi durant sa carrière dans l'exploitation illégale des ELUD lui avaient coûté ses deux jambes, un œil et un bras. Il lui était impossible de se déplacer autrement que sur son fauteuil. Mais si l'homme était physiquement plus qu’amoindri, ce corps en lambeaux renfermait un esprit vif, rugueux, et riche d'une expérience sur tout le continent qui faisait de lui un des meilleurs stratèges politiques de la ville. L'Ordre des Sages de Greyhall faisait souvent appel à lui pour trancher des questions économiques ou de production tant au niveau de l'échelle de la Cité que de l'Inter-Cité. Ses multiples cicatrices, ses râles d'homme à l'agonie lors de ses quintes de toux, ses prothèses bio-mécaniques et l'attirail médical continuellement branché à diverses parties de son corps en faisait un personnage menaçant et craint. Mais pas par Gwenan. Depuis que cet idiot avait compris qu'il pouvait se mettre Kulo dans la poche en lui faisant miroiter des prothèses aussi performantes que celle qu'il avait fait de ses mains pour Sköhl, Gwenan se permettait des écarts de langage et de comportement qui n'aillaient pas tarder à lui causer des problèmes. Si sa sœur n'était pas là pour attiser l'appétit avare de Kulo avec de nouveaux travaux sur l'optimisation de l'Anima, cette brute épaisse aurait déjà fait jeter le jeune homme dans le compacteur à déchets sur une mauvaise blague irrévérente.
- T'as tout ce qui te faut ? demanda Kulo en renâclant bruyamment.
T'Lea fit le clair dans sa tête en un instant. Elle se redressa imperceptiblement et pris un ton sûr.
- Oui, allons-y.
- Bien. J'ai hâte de voir cette nouvelle version. Où on en est déjà ? C'est n'importe quoi ces histoires de chiffres et de lettres, y a que vous pour y comprendre quoi que ce soit.
- Anima P.1.0.
- Qu'est-ce que je disais. Aller, on monte.
Il lança un crachat répugnant au travers de la cour et son fauteuil fit demi-tour sur lui-même pour s'enfoncer dans la pénombre du bâtiment. T'Lea adressa un dernier signe de main à ses collègues au détour du couloir et le suivit.
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