Anha s’assit en tailleur sur le sol, qui semblait toujours aussi ferme sous elle. Elle leva les yeux vers Vertigo, attendant qu’il s’explique. Au bout d’un moment, le jeune homme roux prit la parole :
« Bien. Vous vous demandez sans doute ce qui vous est arrivé avant mon intervention ?
— À part le fait que je suis morte… ? À vrai dire, oui. Je n’avais jamais entendu parler des Capteurs auparavant. Qui sont-ils ?
— Ils sont employés par la Grande Administration de Skellet, pour traquer les esprits des gens qui viennent de décéder.
— Ça, je l’avais bien compris, répliqua-t-elle amèrement. Mais pourquoi ? »
La jeune femme avait toujours été plutôt docile et effacée, mais les dernières péripéties semblaient avoir finalement éveillé en elle quelque chose d’un peu plus combatif. Elle s’en voulait un peu de se montrer brusque envers son sauveur, mais elle avait désespérément besoin qu’on remette un peu d’ordre dans son monde chamboulé.
« Cela nous a pris du temps pour comprendre, mais nous avons fini par distinguer les grandes lignes de la situation. »
Il marqua une pause, comme pour rassembler ses forces avant un long discours, puis se lança :
« En théorie, lorsque la mort survient, l’esprit passe dans le cercle qui lui est dévolu. Dans certains rares cas, pour des situations diverses – souffrance, trépas violent… – il peut rester en arrière. »
Anha grimaça légèrement : encore une fois, ce n’était pas comme si elle n’avait pas deviné tout cela, mais elle n’avait pas envie que Vertigo s’interrompe, à présent qu’il avait commencé.
« Cela arrive hélas toujours à Skellet, poursuivit-il, parce que les gens meurent… seuls, souvent de façon brutale… et parce que tous les habitants de la ville vivent sous une chape de confusion qui les fait agir comme les insectes d’une fourmilière. Mais une part d’eux-mêmes se souvient de ce qui leur a été volé et aspire à le retrouver… »
Sa voix s’était teintée de tristesse quand il avait prononcé ces dernières paroles.
« Et quand bien même ils seraient en paix avec eux-mêmes, il y a comme une barrière invisible qui empêche les esprits non seulement de fuir Skellet, mais surtout de passer là où ils devraient aller. C’est pour cela qu’ils n’ont aucune chance d’échapper aux Capteurs. »
Il se pencha légèrement vers elle et, pour la première fois, elle distingua la véritable couleur de ses yeux : d’un vert jade, clair et lumineux, dans lequel elle avait une douloureuse envie de plonger. Mais ce n’était pas le moment de se laisser aller à ce style de réflexion : elle devait garder tous ses esprits – même si, vu les circonstances, cette remarque se teintait d’une certaine dérision.
« Les capteurs portent avec eux des systèmes qui génèrent des champs énergétiques susceptibles d’affaiblir les esprits... ou plutôt, d’anéantir leur volonté. Ce qui leur permet de les attraper plus aisément pour les piéger dans ces cristaux que vous avez vus.
— Mais pourquoi font-ils cela… ? demanda-t-elle en un souffle. Ils veulent en débarrasser la ville ?
— Non, c’est bien autre chose. »
Il ferma brièvement les yeux, avant de reprendre :
« Tout esprit est essentiellement une masse d’énergie pure. Ils se servent de cette énergie afin d’alimenter les systèmes de la ville.
— Quoi ? »
Elle se redressa violemment, tremblant comme une feuille :
« Vous voulez dire que toute l’énergie… l’électricité qui circule dans les circuits… vient des morts ?
— Après quelques transformations… oui.
— Oh… »
Elle secoua la tête avec défaitisme : le destin était bien ironique.
« J’étais ouvrière électricienne, avoua-t-elle. Je suis morte... électrocutée. »
Vertigo passant une main dans ses cheveux en soupirant :
« Je suis navré.
— Ce n’est pas nécessaire, répliqua-t-elle en haussant les épaules. Ce n’est pas comme si j’avais vraiment une vie avant de mourir. »
Avec une délicatesse qu’elle n’espérait plus, le jeune homme préféra glisser sur cet aveu.
« Mais… que deviennent les esprits quand ils sont ainsi vidés de leur énergie ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée. Est-ce qu’ils sont… anéantis ?
— Non, mais c’est peut-être pire. Une fois qu’ils sont totalement drainés, il ne reste d’eux que des empreintes. Une faible résonance. Les cristaux sont alors démontés des machines à produire l’énergie de la ville et stockés dans de vastes chambres scellées.
— Ils ne les détruisent pas ?
— S’ils le faisaient, les esprits se libéreraient... et comme ils ne peuvent pas “passer”, ils chercheraient à regagner par tous les moyens leur énergie perdue… en absorbant l’électricité, voire l’énergie vitale des habitants.
— Mais lors, que faites vous quand vous sauvez un esprit tel que moi ? »
Vertigo leva les yeux au plafond, avant de répondre, un peu gêné ;
« Si c’est un cristal que nous récupérons, nous le mettons de côté, en attendant le jour où nous pourrons libérer l’esprit pour son passage. C’est très rare que je parvienne à convaincre un esprit encore libre de me suivre de son plein gré, comme vous l’avez fait.
— Je dois être un peu naïve, remarqua tristement Anha.
— Ou peut-être avez-vous du discernement… »
Les grands éclats de rire de Malvin hachèrent le silence.
Même si l’homme à la prothèse ne pouvait entendre ce que disait la jeune femme, la partie de la conversation que lui renvoyait son ami l’amusait follement, de toute évidence. Anha ne savait qui était réellement l’objet de la farce, mais elle croyait comprendre que Malvin n’épargnait personne.
« Moi, je trouve très bien que cette petite nous ait rejoints, décréta Phyra dans un claquement de vaisselle. Ça va faire du bien d’avoir un peu plus de présence féminine ici.
— C’est gentil, murmura Anha. Surtout de la part de quelqu’un qui ne sait même pas si j’existe vraiment… ajouta-t-elle tristement.
— Ils sentent votre présence, d’une certaine manière.
— Mais ils ne peuvent ni me voir ni m’entendre. Je m’étonne même qu’ils ne vous prennent pas pour un fou.
— Phyra m’a toujours fait confiance, quant à Malvin… Je pense que tout le monde est un peu fou pour lui.
— Ce n’est pas faux, répliqua le mécanicien avec un large sourire. Mais si ça peut te consoler, j’aurais tendance à penser que tu es moins fou que la moyenne des toqués qui vivent dans cette ville. Même si ce n’est pas vraiment de leur faute. La Haute Administration joue avec leurs méninges et les transforme en robots bien obéissants. »
Anha perçut une amertume bien compréhensible dans ses paroles. Après tout, les personnes qui se trouvaient dans cet abri étrange étaient toutes des fugitifs dont la Grande Administration aspirait à se débarrasser : Malvin parce qu’il était mutilé, Phyra parce qu’elle était vieille… et Vertigo, parce qu’il voyait les morts et ne semblait pas affecté par cette docilité maladive dont même la jeune femme avait été atteinte de son vivant.
« Je suppose que depuis que vous êtes… ce que vous êtes, vous parvenez à réaliser tout ce qui est anormal dans Skellet, reprit Vertigo. Votre absence de passé, de relations personnelles et affectives, la disparition de tous les “indésirables” qui ne peuvent plus fournir le travail demandé… ?
— Oui, souffla-t-elle. Que deviennent-ils, d’ailleurs ? »
Vertigo et Malvin échangèrent un regard embarrassé ; le jeune homme examina attentivement le bout de ses lourdes bottes, avant de répondre comme à contrecœur :
« Rien ne se perd à Skellet. Les esprits sont récupérés pour fournir de l’énergie à la ville. Quant aux corps, ils servent…
— À fabriquer les barres carnées ! » acheva crûment Malvin.
Anha le considéra avec perplexité, en se demandant s’il plaisantait ; mais comme elle avait pu s’en apercevoir, les silences de Vertigo étaient plus éloquents parfois que ses paroles. Et le jeune homme se taisait au lieu de contredire son comparse.
« Oh… »
Elle ne trouva rien de plus à déclarer face à l’horreur d’une telle révélation. Comment cela était même possible ? Elle n’avait aucune envie d’y penser. La nourriture leur avait toujours été livrée sous une forme standardisée : différentes sortes de barres plus ou moins identifiées par leur contenu – carnées, végétales, mixtes, céréalières... Elle savait que tout ce qui pouvait pousser venait des serres. Mais pour le reste… encore une fois, elle ne s’était jamais posé la question.
Ce fut le moment que choisit Phyra pour leur lancer d’une voix joviale :
« À table ! »
Les révélations des deux hommes auraient dû lui couper tout appétit – et de toute manière, elle n’avait logiquement plus besoin de s’alimenter. Elle réalisa cependant qu’elle avait… faim. Elle se doutait à présent que c’était une illusion de son esprit qui se croyait encore en vie. Elle se demanda brièvement si elle absorbait un autre type d’alimentation, mais une nouvelle question occupait déjà son esprit :
« Vous… vous nourrissez de quoi ? »
Cette fois, à son grand soulagement, Vertigo ne se réfugia pas dans le mutisme :
« Nous avons accès à toutes les plantations de cette côte ; il est facile de marauder de quoi faire vivre trois personnes. Et pour ce qui est de la nourriture carnée, vous devez savoir qu’elle ne vient pas intégralement de… ce que vous savez. Il existe des élevages aux niveaux inférieurs des serres. Le nôtre se trouve juste en dessous de la partie désaffectée.
— Mais vous y gardez… quoi ?
— Oh, ce que nous avons pu piquer à la Haute Machine… répondit Malvin avec désinvolture. Des poules, des lapins… »
Elle fronça les sourcils : ces mots lui étaient familiers, elle pouvait vaguement y associer une image, mais elle ne se souvenait pas que ces créatures « existaient » aux yeux des habitants de Skellet. Les seuls êtres qu’elle avait vus de son vivant étaient des insectes et, beaucoup plus rarement, des rats, qui étaient immédiatement annihilés par les équipes dédiées à ce genre de tâche. Même si ses hôtes ne pouvaient l’inviter à partager leur repas autrement que par sa compagnie – qui plus est, plus que limitée pour deux d’entre eux, elle se sentait soulagée d’apprendre que l’origine de leur nourriture était parfaitement innocente.
Elle regarda la vieille femme passer aux deux hommes des gamelles de fer blanc avant de saisir sur son fourneau un pot fumant, contenant une sorte de ragoût, dont les effluves lui parvinrent comme une nouvelle tentation qu’elle ne pouvait assouvir. Cela ne ressemblait en rien aux rations insipides qui avaient été son quotidien pendant huit ans. L’apparence n’était certes pas très présentable, un vague mélange marron à la texture hétérogène, mais cela lui rappelait, quelque part dans sa mémoire engloutie, un monde… normal.
Phyra finit de servir ses compagnons avant de remplir sa propre assiette. Elle partit se rencogner dans un coin de la pièce, nichée dans un fauteuil tapissé de multiples épaisseurs de tissu, ses petits yeux troubles fixés dans la direction où elle supposait que se trouvait Anha :
« Je suis désolée de ne rien pouvoir vous donner, mademoiselle, mais je vous remercie de votre compagnie.
— Merci, c’est gentil », répondit-elle d’une voix morne.
Même si cela la gênait de déranger son sauveur durant son repas, elle n’avait pas toutes les explications. Pas encore. Et elle avait envie d’en savoir plus.
« Vous avez donc ramené d’autres… esprits chez vous, si je comprends bien. C’est arrivé fréquemment ? »
Il prit la peine de terminer sa bouchée avant de répondre :
« Une dizaine de fois, je pense.
— Alors dans ce cas… où sont-ils ? »
Vertigo secoua la tête, dépité :
« Aucun d’entre eux n’a accepté de demeurer dans ce séjour… Soit par manque de confiance, soit par panique, soit par ennui. Quatre d’entre eux, en apprenant la vérité sur ce monde, ont préféré se livrer d’eux-mêmes aux Capteurs. »
Elle frémit légèrement à cette idée.
« Un autre a été délibérément les trouver pour me dénoncer, mais ils n’ont pas été formés pour écouter les esprits, heureusement pour moi, fit-il avec une petite grimace. Ils l’ont capturé d’emblée… »
Elle rentra son cou dans ses épaules en frémissant, même si dans son for intérieur, elle se sentait incapable de juger la réaction de cet esprit.
« Deux d’entre eux sont restés un certain temps, mais au final, ils ne se sentaient pas à leur place et la liberté leur manquait. Ils ont choisi d’être piégés dans des cristaux…
— Quoi ? »
Anha le fixa avec stupeur :
« Vous les avez sauvés, rien que pour leur faire subir le même sort que les Capteurs ?
— Bien sûr que non ! répliqua Vertigo, manifestement blessé par ses paroles. Ils y reposent, mais personne ne draine leur énergie ! C’est comme s’ils… dormaient. Et de toute façon, conserver un cristal drainé est bien plus dangereux qu’un cristal encore empli d’énergie.
— Vraiment ? »
Anha se sentait intriguée par cette affirmation ; suspendue aux lèvres de Vertigo, elle attendait religieusement sa réponse.
« Il faut savoir que les esprits tels que vous se nourrissent de l’énergie produite par le monde vivant. Dans le monde… normal, même si aucun d’entre nous ne sait vraiment à quoi il ressemble, je suppose que la vie est partout et qu’il est rare que les quelques esprits en prélèvent assez pour que ce soit problématique. Mais ici, c’est différent. Ce monde est un vase clos et je suppose que si tous les esprits qui y sont retenus étaient restés parmi les vivants, ils seraient plus nombreux qu’eux et pourraient finir par leur voler l’essentiel de leur énergie… »
La jeune femme trembla légèrement à cette pensée.
« Comme je vous l’air dit, un esprit retenu dans un cristal drainé n’est plus qu’une empreinte, qui est coupée de sa présence astrale… Si le cristal est détruit ou l’esprit libéré par un autre moyen, tout ce qu’il cherchera à faire, c’est à retrouver assez d’énergie pour passer vers l’au-delà. Et il la prendra immanquablement aux vivants. S’il n’est pas drainé artificiellement, le cristal ne perd pour ainsi dire pas énergie au fil du temps. Il peut en prendre à son entourage, mais très peu en fait. Il reste… stable. »
Elle hocha la tête en signe de compréhension : elle saisissait mieux à présent sa propre situation.
« C’est pour cela que vous essayez d’arrêter les capteurs, murmura-t-elle. Pour éviter que cette menace ne devienne de plus en plus lourde si un jour tout s’arrête, non ? Pour sauver les morts… et les vivants ? »
Le jeune homme lui offrit un sourire grave :
« On peut dire ça comme ça.
— Mais… comment se fait-il que je n’aie jamais croisé les capteurs… ou vous... de mon vivant ?
— Les habitants de la ville sont conditionnés pour ne rien voir de ce qui n’est pas ordinaire et naturel dans leur monde quotidien. C’est une tendance générale chez les humains, cela dit. »
Elle se demanda s’il n’y avait pas bien plus derrière, mais elle aurait tout le temps de creuser.
« Et les derniers… ? Je veux parler des esprits que vous aviez ramenés… »
Le jeune homme soupira :
« Ils ont disparu un jour et je ne sais pas ce qu’ils sont devenus.
— C’est triste, ajouta Phyra d’une voix peinée, nous avions fini par nous attacher à eux. Vous allez rester avec nous, non ? »
La jeune femme se trouva prise de cours : que voulait-elle vraiment ? Elle les regarda, l’un après l’autre : Phyra, Malvin, Vertigo enfin. Elle devait reconnaître qu’ils étaient les trois personnes les plus « vivantes » qu’elle avait jamais eu l’occasion de rencontrer. Et même, elle se sentait bien plus vivante depuis qu’elle était morte.
On ne lui avait pas laissé le choix, mais elle devait bien avouer que si on lui avait proposé de passer au-delà, de retrouver son corps astral et de poursuivre son chemin, elle aurait peut-être refusé ; en partie par crainte, en partie parce qu’elle avait d’en savoir plus sur ces trois personnages, sur la façon dont ils s’étaient rencontrés… Sur la raison pour laquelle le jeune homme avait décidé d’aider les esprits traqués et comment il avait bien pu échapper à cette chape de manipulation qui pesait sur tous les autres habitants de la ville.
« Eh bien… Je n’ai pas d’autres options pour le moment… hasarda-t-elle, si ça ne vous dérange pas. Vous pourrez le dire à Phyra ? »
Vertigo lui adressa un sourire qui entraîna quelques battements désordonnés d’un cœur qui n’existait plus.
« Bien sûr ! Et vous êtes la bienvenue ! »
Malvin, qui resserrait un boulon de sa prothèse, leva un regard goguenard vers son jeune ami :
« Eh bien, tu aurais enfin appris à être persuasif, Ash ? »
Ash ?
N’était-il pas censé s’appeler... Vertigo ?
Elle découvrait un nouveau mystère qu’elle devrait élucider… mais à vrai dire, cette perspective ne la gênait pas tant que ça.
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