Helena porta une main à ses lèvres, horrifiée, avant de balbutier :
« Mister Allen… Qu’est-ce que vous lui avez fait… ? »
Elle voulut prendre son fils dans ses bras, l’éveiller de ce cauchemar, vérifier qu’il n’avait pas de fièvre, mais le précepteur saisit son poignet de sa main libre et secoua négativement la tête.
« C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il. Est-ce que tu avais peur d’elle ?
— Je ne sais pas. Oui… Non… Je… »
Il marqua un temps de silence avant de murmurer :
« Je ne sais plus…
— C’est elle qui t’a donné cette rose ? »
Les yeux du garçon se baissèrent sur la fleur, comme s’il la voyait pour la première fois. Il garda le silence. Les doigts de l’infirme quittèrent son front :
« Merci, Richard. Essaye d’oublier tout cela à présent. Peux-tu me laisser cette rose ? »
L’enfant eut pour premier réflexe de la serrer contre lui, puis, avec hésitation, la tendit au jeune homme blond. Dès que les doigts de mister Allen se refermèrent sur la tige, les pétales se mirent à briller étrangement, avant de couler comme de la glace qui fondait… ou plutôt du sang. Le précepteur la lâche brutalement, mais quelques gouttes carmin vinrent maculer sa main ainsi que la couverture sur ses jambes inertes. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise, tandis que le liquide dégoulinait sur lui. Helena le fixait d’un air horrifié. Le cri perçant de Richard la tira de sa torpeur. Elle bondit de sa chaise pour prendre son fils dans ses bras et se tourna vers le jeune homme, avec un mélange d’inquiétude et de soupçons. Déjà, il s’était resaisi :
« Emmenez Richard dans sa chambre, ne vous préoccupez pas de moi ! Quand il sera en sécurité, envoyez-moi Sean ! »
La châtelaine acquiesça en silence, la gorge bien trop nouée pour répondre. Serrant son fils contre elle, elle quitta le bureau, se précipita dans le hall, puis dans l’escalier en appelant la gouvernante à pleine voix :
« Mirna ! Venez vite ! »
La femme rousse apparut au sommet des marches, pressant avec angoisse ses mains l’une contre l’autre :
« Milady ?
— Emmenez Richard dans sa chambre et restez avec lui. Vous ne devez le quitter sous aucun prétexte. Je vous expliquerai plus tard. »
Elle mourrait d’envie de demeurer auprès de son enfant, de lui faire oublier cette scène aussi étrange que terrible. Mais il n’était pas la seule personne dont elle devait se soucier dans la manoir. Elle courut vers la cour, appelant Sean et Edward à tue-tête. Les deux jeunes hommes apparurent rapidement, à son grand soulagement.
« Edward, je veux que vous veilliez à ce que toutes les portes soient verrouillées, ainsi que les grilles du parc. Sean… rendez-vous immédiatement dans le bureau. Mister Allen a besoin de vous. Faites vite, je vous en supplie ! »
Dès qu’elle fut sûre que ses ordres seraient suivis, elle se rua de nouveau à l’étage ; elle y trouva Georgia, en train de se préparer pour le déjeuner. En quelques mots, soigneusement choisis pour ne pas l’alarmer outre mesure, elle expliqua à sa fille qu’une étrange personne rodait au-dehors et qu’elle ne devait surtout pas quitter la maison. L’adolescente le promit solennellement.
Sean vint la prévenir que le précepteur l’attendait à la bibliothèque ; Helena lui laissa la garde de Georgia et descendit retrouver mister Allen. Revêtu d’une robe de chambre en place de sa veste de tweed, une nouvelle couverture autour de ses jambes, il lui parut un peu pâle, mais tout à fait déterminé. Entendant Helena entrer, il tourna vers elle un sourire encourageant, même si ses yeux demeuraient soucieux. La châtelaine remarqua la bouteille et les deux verres posés à côté de lui sur un guéridon, ainsi qu’une pile de livres à sa portée sur la table de travail.
« Juste un vieux Cognac. J’ai appris à apprécier les alcools français. Lord Jonathan me l’a fait livrer il y a quelques mois. N’hésitez pas, il est excellent ! »
Sans se faire prier, Helena se servit un fond de verre avant de s’installer dans un fauteuil à haut dossier en face de lui.
« Comment va Richard ? s’enquit le jeune homme.
— Choqué… mais il va bien. »
Elle secoua la tête, laissant l’incrédulité la rattraper :
« J’avoue ne pas comprendre… Cette fleur était vraiment constituée de… de sang ? Comment est-ce possible ?
— La puissance d’un esprit, surtout s’il est malveillant, peut parfois entraîner des phénomènes invraisemblables en apparence. »
Elle opina, à défaut de trouver une réponse satisfaisante.
« Mais je ne vous ai pas fait venir pour cela, reprit son protégé. En cataloguant la bibliothèque, j'ai découvert cet ouvrage il y a de cela deux ou trois semaines. Voulez-vous y jeter un coup d’œil ? »
Helena saisit le livre qu’il lui tendait, un petit volume pas très épais et relié de peau de truie ; en l’ouvrant délicatement, elle s’aperçut qu’il avait été intégralement rédigé à la main.
« Il semblerait qu’il date du XVIIe siècle, expliqua le jeune homme. Il a été écrit par le petit-fils du premier Richard pour documenter l’origine des malheurs de sa famille. Le texte est parfois un peu compliquée à déchiffrer, mais d’après ce que j’ai pu retenir, tout a commencé quand Richard Blackridge, qui avait toujours fidèlement soutenu la couronne, a estimé qu’il n’avait pas reçu la reconnaissance escomptée de la reine Elizabeth. Il a décidé de se faire pirate. Il s’est alors allié à Padraic Kemble, avec lequel il a navigué pendant cinq ans. Le vieux Kemble lui avait offert cette île, qui leur servait de base au retour de leurs expéditions. Ils ont fait bâtir ensemble ce château... ce qui explique sans doute son peu de grâce... mais passons. La fille de Kemble, Morgana, était tombée amoureuse de Richard et ils sont devenus amants. Bien sûr, ce prude ancêtre n’en dit pas tant, mais nous ne sommes pas des enfants… »
Il poussa un soupir ; une indéfinissable tristesse altéra un instant son beau regard écarlate.
« Mais lors de la guerre contre l’Espagne, Richard a regagné le giron britannique et a renoué avec la Couronne. Il a choisi la respectabilité et épousé Margaret Prentiss, une jeune fille de petite, mais honorable noblesse, qu’il a ramenée sur ce qu’il avait revendiqué comme ses terres. Désespérée, Morgana s’est jetée du haut de la falaise et a disparu dans les flots. Son père a voulu la venger en provoquant en duel son ancien allié. Sans grande surprise, Richard, plus jeune et plus robuste, a gagné et a précipité à la mer le corps sans vie du père, à l’endroit où Morgana avait commis son suicide. »
Helena porta une main à sa bouche, horrifiée. Comment l’ancêtre de son mari, de ses enfants, avait-il pu connecter des actes aussi vils ?
« C’était un autre temps, remarqua le précepteur avec philosophie, bien plus difficile et moins ouvert à la compassion et la compréhension. Je ne défends pas Richard, mais il faut bien voir que le contexte influe beaucoup sur la vision du bien et du mal. Peut-être même qu'il voyait les Kemble comme un obstacle à une certaine forme de rédemption. »
Helena garda le silence, mais elle devait admettre que mister Allen n’avait peut-être pas tout à fait tort.
« C’est alors que Morgana elle-même est sortie des flots, pâle, trempée et couronnée de varech. Elle a prononcé la malédiction sur Richard et sur tous ses descendants, avant de regagner sa nouvelle demeure sous-marine. D’après William Blackridge, elle avait fait un pacte avec un démon des profondeurs. Mon interprétation est un peu différente, cela dit… Mais nous verrons cela plus tard. Il termine en racontant que pour expier ses crimes envers les Kemble, Richard avait pris pour habitude, chaque année à la date anniversaire de leur mort, de faire jeter un bouquet de roses rouges du haut de cette même falaise. Cette coutume s’est transmise à sa lignée, puis a fini par disparaître… D’où cette rose de sang. »
Helena hocha la tête en signe de compréhension :
« Je vois… D’autres personnes sur l’île doivent connaître cette histoire… D’où cette mauvaise blague. »
Paul baissa la tête et passa une main lasse dans sa chevelure blonde :
« À vrai dire, Lady Helena… Je ne veux pas, encore une fois, vous effrayer ou vous laisser penser que je suis un peu fou… Mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’il ne s’agit pas d’une farce. Et que cette personne était bel et bien… la Morgana originelle. J’ai rencontré des situations bien plus étranges durant mon existence. Vous n’imaginez pas à quel point ! »
La châtelaine se sentait un peu dépassée : elle appréciait le jeune homme et l’aide qu’il lui apportait, mais devait-elle croire pour autant ses élucubrations ? Il lui était toujours apparu comme quelqu’un de tout à fait rationnel, éduqué et profondément intelligent… Prétendre qu’une femme avait survécu plusieurs siècles, cela allait bien plus loin que prêter foi à une hypothétique malédiction ! Malgré tout, il lui avait fourni des indications plus que précieuses. Elle décida d’écouter la suite de ce qu’il avait à dire.
« Mais pourquoi… mon Richard ? »
Avant même qu’il n’eût répondu, elle songea au moment où il avait posé ses doigts sur le front du garçon.
« Vous ne pensez tout de même pas… » murmura-t-elle d’une voix tremblante.
Il garda une expression neutre, mais son regard écarlate témoignait de sa conviction.
« Tout de même pas à quoi ? »
Helena déglutit péniblement :
« Je suis une bonne chrétienne. Je me refuse à croire à des idioties telles que… la réincarnation… »
Le précepteur recula légèrement son fauteuil et leva les yeux vers les poutres brunies du plafond ; son visage se fit pensif, un peu lointain. Il resta muet un long moment avant de reprendre la parole :
« Je suis navré. Je sais que cela va être très difficile à croire pour vous… Mais la réincarnation est un fait. Et d’ailleurs, le christianisme des origines ne l’excluait pas formellement… mais c’est une autre histoire. Ce que vous devez comprendre… »
Il fronça les sourcils, cherchant sans doute la meilleure façon de lui expliquer les choses.
« Si je vous montre quelque chose qui va vous surprendre, commencerez-vous à me croire ? »
Helena se mordilla la lèvre, indécise :
« Faites donc, finit-elle par déclarer.
— Bien. Ne vous inquiétez pas, mon but n’est pas de me conduire de manière indécente… Vous vous souvenez sans doute que lorsque vous m’avez recueilli, je portais une longue cicatrice en travers de la poitrine, d’une entaille récente ? »
La châtelaine opina. Elle s’était suffisamment occupée de lui pour connaître chacune de ses blessures.
« En tant qu’infirmière, vous pourrez confirmer qu’une telle plaie ne peut guérir sans laisser une cicatrice ?
— Oui, bien sûr, répliqua-t-elle avec un peu d’agacement. Vous en garderez toujours une trace. Où voulez-vous en venir ? »
En guise de réponse, il écarta les pans de sa robe de chambre et déboutonna la chemise qu’il portait en dessous, dévoilant une poitrine pâle et imberbe, à la musculature sèche et bien définie.
« Regardez… Est-ce que vous voyez une telle cicatrice ? »
Elle s’approcha de lui, bien décidée à découvrir un éventuel subterfuge. Il n’y en avait visiblement aucun. La peau du jeune homme était redevenue lisse et parfaite, comme s’il n’avait jamais reçu cette longue coupure.
« C’est sans doute difficile à croire, mais avec le temps, toutes mes blessures disparaissent sans laisser de traces. Rappelez-vous : les médecins qui m’ont examiné, tout comme vous, se sont étonnés de voir mes fractures guérir aussi parfaitement. J’ai toujours su que tôt ou tard, je retrouverai l’usage de mes jambes, même si cela pouvait prendre plusieurs années. Ma moelle épinière s’est reconstituée, ce qui explique pourquoi mes sensations commencent à revenir… »
Helena ne savait que dire. Elle avait en effet constaté que ses cicatrices tendaient à s’atténuer rapidement, mais au point de s’effacer ainsi ? C’était tout simplement concevable !
« Je ne comprends pas… balbutia-t-elle. Comment… faites-vous cela ?
— Ma famille maîtrise... certaines techniques qui nous permettent de défier la mort et le temps… et nous procurent certaines capacités sortant un peu de l'ordinaire. Nous sommes comme Morgana… des légendes. »
Son regard, si droit et franc, devint soudain incroyablement lumineux. Sa présence semblait écrasante… Helena recula, horrifiée.
« Vous avez vécu… si longtemps que cela ? Des siècles ? »
Il éclata d’un rire gêné :
« Ne vous faites pas d’idée… Pour ma part, je n’ai que vingt-six ans, pas un de plus… Je vous en donne ma parole. »
Helena sentit sa respiration s’accélérer, son cœur battre à coups redoublés dans sa poitrine ; elle ne savait plus que croire, que penser.
« Vous… »
Les traits du jeune homme prirent une expression navrée ; il leva une main suppliante :
« Je vous l’assure, vous n’avez rien à craindre de moi ! Je vous promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider ainsi que votre famille. Pour l’instant, vous devez m’écouter. Depuis mon arrivée ici – du moins depuis que je suis assez conscient pour m’en rendre compte, j’ai toujours ressenti une présence titanesque… mais comme endormie. Ce n’est pas tout à fait inattendu, dans les zones maritimes, surtout dans un archipel aussi reculé… Il y a des puissances redoutables qui se dissimulent dans les profondeurs. »
Il se frotta le front de deux doigts, comme sil se sentait malade ou soucieux :
« Cependant, je ne vous cache pas que depuis ce matin, j’ai le sentiment que cette puissance est en train de s’éveiller. Je ne peux dire si elle est réellement malveillante. Malgré tout, je ne serais pas surpris de découvrir que ce lieu est depuis longtemps le théâtre de forces qui nous dépassent tous… »
N’y tenant plus, Helena se leva et enfouit son visage dans ses mains. Elle ne savait si elle devait rire, pleurer, hurler. Les cauchemars de son enfance lui revinrent en mémoire : petite, elle avait éprouvé une véritable terreur des masques. Il lui arrivait parfois de rêver que les membres de sa famille ou ses camarades de classe se conduisaient de façon étrange, pour soudain enlever leur figure familière et dévoiler au-dessous des faces grimaçantes et peinturlurées. Elle se sentait prisonnière d’une situation similaire ? Comment avait-elle pu se laisser berner par les apparences ? Pourquoi avait-elle gardé auprès d’elle ce Paul Allen qui protégeait farouchement son passé et lui accorder sa confiance ?
Helena entendit les roues du fauteuil grincer vers elle ; découvrant ses yeux, elle lui lança un regard comminatoire :
« N’avancez surtout pas ! »
La châtelaine se rapprocha du poêle, prête à saisir le tisonnier pour se défendre s’il le fallait, mais avant que ses doigts ne se refermassent sur le métal, elle aperçut sur le visage du jeune homme une expression d’une infinie tristesse. Sa main retomba. Sa raison prit de nouveau le dessus. Comment avait-elle pu se montrer aussi odieuse avec quelqu’un qui ne cherchait qu’à l’aider ?
« Je… je suis désolée, balbutia-t-elle.
— N’ayez crainte, je comprends… »
Il haussa les épaules :
« Votre réaction n’a rien d’étrange. J’aurais voulu pouvoir en faire plus pour vous, sans avoir à vous révéler cette vérité qui vous a effrayée. Mais je suis toujours cloué dans ce fauteuil roulant, en grande partie par ma faute… À la vérité… »
Il esquissa un sourire, le plus désespéré qu’elle ait jamais vu sur son visage :
« Je prends toujours les plus mauvaises décisions, et ceux que j’aime en pâtissent. Il faut croire que je suis resté ici bien trop longtemps… »
La châtelaine s’avança vers lui et s’agenouilla à côté du fauteuil, pour lui prendre les mains et le regarder dans les yeux :
« Ne dites pas cela. Jamais. J’ignore qui sont ceux qui vous ont blessé à ce point… mais je ne veux pas en faire partie. »
Il la fixa d’un regard intense et s’apprêtait sans doute à lui répondre, quand leur parvint du dehors le bruit d’une terrible averse. Ils se tournèrent vers la fenêtre, pour voir d’énormes nuages défiler dans le ciel, poussés par un vent violent. Au même moment, Mirna fit irruption dans la pièce ; une marque rouge enflammait sa joue gauche :
« Milady… C’est Jack… Il est venu chercher monsieur Richard ! Je n’ai pas réussi à l’en empêcher... »
Elle éclata en sanglots avant d’ajouter :
« … Il l’a emmené avec lui ! »
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