« Écartez-vous tous ! »
Anha ne voyait pas trop quoi faire d’autre, aussi obéit-elle à l’ordre qui venait de fuser. Le petit groupe s’égaya le long de la passerelle, livrant passage au chef d’équipe. Avram pouvait faire preuve d’une véritable autorité, quand la situation l’exigeait. Et manifestement, c’était le cas.
La jeune ouvrière, qui n’avait pas vue sur la cause de l’attroupement, reporta son attention sur les personnes qui l’entouraient ‒ pour la plupart, des ouvriers qui travaillaient sur les installations électriques de la Septième Côte. Elle les connaissait tous : Mirka, Alduin, Trevor, Saskia, Allie, Ben... Les noms s’imprimaient dans son esprit et il en manquait toujours un. Mais elle ne parvenait pas à trouver lequel.
La lourde silhouette d’Avram se pencha sur... quelque chose. Il ôta sa casquette et gratta d’un geste emprunté sa touffe de cheveux poivre et sel :
« Y’a plus rien à faire. C’est comme ça. Vaut mieux pas la toucher pour l’instant. »
Il redressa un peu ses épaules voûtées et pivota sur lui-même, parcourant du regard la petite assemblée :
« Mirka, va voir quel circuit est resté branché.
— On pensait qu’ils étaient tous éteints...
— On verra plus tard qui n’a pas fait son boulot, aboya Avram. File ! »
La petite brune acquiesça brièvement avant de décamper, frappant la passerelle de ses grosses bottes isolantes, la lumière de son projecteur à batterie palpitant devant elle.
Progressivement, comme mus par une force qui les attiraient malgré leur volonté, les ouvriers se rapprochèrent du centre de l’attention générale ; ils conservèrent cette fois assez de distance pour que tous puissent voir sans gêner la circulation. La scène baignait dans la clarté ténue et cependant brutale des éclairages de secours. Chaque détail semblait d’autant plus clair, d’autant plus évident ‒ et terrible.
Enfin, Anha se décida à approcher.
Un corps était allongé en travers des plaques rivetées. Revêtu de la tenue des ouvriers électriciens, veste et pantalon de toile épaisse, bottes isolantes, gants épais, large casquette, il semblait tout à fait anonyme. La jeune femme eut l’étrange sensation que les autres membres de l’équipe étaient devenus tout aussi indistincts, des créatures sans visage, interchangeables dans leur livrée de travail. Puis, lentement, le monde reprit sa place et elle distingua enfin les détails de la victime.
Une femme, plutôt grande et mince, la peau claire. De courtes mèches auxquelles l’éclairage orangé volait toute couleur dépassaient de la casquette. Les yeux révulsés, les membres tétanisés, les traces noirâtres sur les vêtements ne laissaient aucun doute sur les causes de sa mort. Sa tête faisait un angle bizarre avec son corps ; sans doute sa nuque s’était-elle brisée quand elle était tombée de l’échelle souple sur laquelle elle avait grimpé pour refixer un câble. Celui-ci pendait encore, comme une chose vivante et hostile, à quelques centimètres de la malheureuse, crachotant des étincelles sur le cadavre.
Son expérience lui soufflait que la décharge avait dû être terrible, pour tuer sur le coup la malheureuse en dépit de ses protections. Le câble se tordit une dernière fois, laissa échapper deux ou trois éclats rougeâtres avant de retomber mollement. Bientôt, un bruit de course se fit entendre et Mirka réapparut, essoufflée et bouleversée ‒ elle qui ne s’émouvait que difficilement, qui était passée maîtresse dans l’art de jouer les blasées.
Un fois encore, Anha se demanda qui gisait ainsi à terre. Tout le monde était là. Avram. Alduin, Trevor, Saskia, Allie, Ben. Mirka.
Après avoir soigneusement examiné toute la zone, Avram s’approcha du cadavre et mit un genou à terre ; il toucha brièvement la courte chevelure et ferma les paupières de la morte. Il se releva, ôta sa casquette en un geste immémorial dont plus personne ne connaissait l’origine et secoua la tête.
« Eh merde... » laissa-t-il échapper d’une voix rauque.
Il regarda les membres de son équipe, les uns après les autres :
« C’est un accident. Ce sont des choses qui arrivent. Je n’ai pas envie de savoir qui est responsable... La prochaine fois, il faudra être plus prudent. »
Il haussa ses épaules massives avant d’ajouter :
« Je crois que vous avez du travail à terminer. Allez-y, je m’occupe des Récupérateurs. »
Comme à contrecœur, les uns après les autres, les membres de l’équipe retournèrent vers leur poste à pas traînants. Avram considéra le câble qui pendait toujours, puis se tourna vers Mirka, restée un peu en retrait.
« Tu vas finir son boulot. »
Elle frémit légèrement, mais Anha comprenait assez bien la logique du chef d’équipe : comme la brune ne voulait pas connaître le même sort que sa collègue, elle prendrait cette fois tout le soin nécessaire pour qu’aucun danger ne subsiste. Dans les jours qui viendraient, on leur affecterait une nouvelle recrue. C’était ainsi que les choses se passaient. Ce n’était pas la première fois. Le travail devait avancer, coûte que coûte.
Bientôt, seul Avram demeura auprès du corps, se dandinant d’une jambe sur l’autre d’un air emprunté. Il regarda autour de lui et Anha s’étonna qu’il ne lui reproche pas d’être restée là. De quoi s’occupait-elle, déjà, avant l’accident ? Elle était incapable de le dire. Et son chef ne semblait pas décidé à lui désigner une nouvelle tâche. Elle s’en étonna ; il se montrait généralement bien plus efficace dans la gestion de son équipe.
A vrai dire, maintenant qu’elle y pensait, il ne paraissait même pas s’apercevoir de sa présence.
Avram.
Alduin.
Trevor.
Saskia.
Allie.
Ben.
Mirka.
...
Anha.
Avec un étrange détachement, elle se rapprocha à pas silencieux du cadavre brisé, tandis qu’Avram se décidait enfin à quitter les lieux pour appeler les équipes chargées de la récupération des corps.
Elle le savait depuis le début, même si son esprit avait mis du temps à le réaliser.
Celle qui gisait ainsi à ses pieds, c’était elle.
La jeune femme s’étonnait de ne pas ressentir d’angoisse, ni de désespoir, ni de crainte. Cette réalisation avait quelque chose d’une délivrance.
A vrai dire, elle ne ressentait rien - peut-être juste une vague pitié pour cette malheureuse carcasse qui avait connu une fin si vaine et absurde. Mais après tout, pouvait-il en être autrement ? Sa mort ressemblait à sa vie : sans relief, dénuée de sens. Elle n’avait été qu’un rouage que l’on remplacerait dès que possible. Désormais, il y aurait Avram, Alduin, Trevor, Saskia, Allie, Ben, Mirka... et quelqu’un d’autre.
Sa place n’était plus ici. Anha regarda autour d’elle : elle se trouvait dans la partie intermédiaire de la ville, qui s’élevait niveau après niveau vers le ciel, loin au-dessus de sa tête. Vingt « Côtes » s’étageaient en s’incurvant le long des murs circulaires de Skellet, de grands arcs d’acier riveté qui formaient les circulations principales de la ville. De part et d’autre de chacune, se succédaient les bâtiments qui abritaient les logements, les réfectoires, les bureaux, les ateliers et les installations diverses qui permettaient à la ville de fonctionner.
On circulait de Côte en Côte de différentes façons : par des monte-charges électriques, des escaliers en colimaçon qui vrillaient leur passage à travers la surface épaisse des allées, des échelles de maintenance et, même, des passerelles qui se jetaient au-dessus du vide de façon un peu aléatoire, tissant un étrange réseau de circulation vers l’immense noyau central qu’était le « Cœur » de Skellet. Une structure cylindrique, qui se rétrécissait un peu à ses deux extrémités, percée de chiches ouvertures où palpitaient jour et nuit des lumières aux couleurs intrigantes.
Tout le monde savait que c’était le Cœur qui faisait vivre la ville. C’était de là que provenait l’essentiel de l’énergie électrique. Ce qui rendait l’endroit intéressant et mystérieux, mais pas forcément attirant, en dépit de toute la curiosité dont avait pu faire preuve Anha quand elle était...
Le concept était encore trop difficile à formuler même s’il ne suscitait pas, pour autant, de douleur insupportable. C’était ainsi. Elle avança sur la passerelle, toujours aussi étonnée de pouvoir sentir le métal sous ses pieds, même si ses pas ne faisaient plus le moindre bruit. Elle s’approcha de son corps, toucha la poitrine de l’Anha qui reposait là en un dernier adieu. Puis elle releva les yeux vers le ciel, un disque noir piqueté d’étoiles scintillantes. Il ne changeait jamais ; que ce soit en phase diurne ou en phase nocturne, il demeurait parfaitement immuable.
Personne ne savait ce qu’il y avait au-delà des murs de Skellet - à part ce ciel sombre et rutilant. A la vérité, elle ne se l’était jamais demandé auparavant. Elle se releva et réalisa que pour la première fois, depuis qu'elle vivait dans la ville, elle était libre de faire ce que bon lui semblait, d’aller là où elle voulait, aux heures qui lui chantaient. C’était une sensation étrange et pas désagréable en soi. Pourquoi ne pas en profiter ? Elle avait fait partie d’une équipe de phase nocturne, ce qui signifiait qu’elle ne croiserait pas grand monde dans ses errances. Ce n’était pas comme si les autres personnes pouvaient la gêner désormais, mais l’idée d’avoir la ville entière pour elle avait quelque chose d’enivrant.
Anha avança le long de la passerelle et se pencha par-dessus la rambarde pour regarder en bas : au niveau le plus profond, s’ouvraient les fosses rougeoyantes de la forge. Des quantités monstrueuses de métal y dormaient, disait-on, et des centaines d'ouvriers s'employaient jour et nuit le fondre, le mouler, le façonner pour compléter les structures de Skellet. Les anciens de la ville l’appelaient le « Ventre ». Étrangement, elle pouvait encore en sentir la chaleur dans les bouffées d'air qui couraient sur sa peau.
Elle contempla longuement le gouffre qui descendait sur treize niveaux de Côtes et plus bas encore. Soudain, une idée insolite traversa son esprit : que se passerait-il si elle sautait dans le vide ? Puisqu'elle était déjà morte, que pouvait-il bien lui arriver ? Aurait-elle la sensation de voler ? Se retrouveraient-elle allongée sur le toit à claires-voies de la forge, dans la diabolique chaleur de la fournaise ?
Elle referma les mains sur la barre de métal, surprise de la sentir toujours aussi solide sous ses doigts, puis passa une jambe par-dessus la rambarde. Elle se surpris à fermer les yeux, se plongeant dans la nuit absolue avant de tout lâcher et de sombrer dans le vide.
Et il ne se passa... rien. Elle demeura suspendue sur place, avec le vide au-dessus et en- dessous d’elle, incapable de bouger faute de savoir comment. Elle regarda autour d’elle, contemplant les chapelets de lumières assourdies qui suivaient le relief des Côtes, comme à chaque phase de nuit. Lors des phases de jour, des grands projecteurs s'allumaient, donnant une clarté sans concession à l’assemblage, livrant à la vue tous ses boulons, toutes ses plaques, toutes ses soudures. Mais la nuit, Skellet devenait mystérieuse et presque aussi belle que les étoiles au-dessus de sa tête.
Avec un soupir, elle tendit le bras pour attraper la rambarde et regagner la solidité illusoire de la passerelle, mais elle s’en éloigna au lieu de s’en approcher. Elle dériva lentement à travers le vaste espace central de la ville, se laissant porter par les courants invisibles et impalpable qui décidaient arbitrairement de sa position. Elle se demanda vaguement combien de temps il restait encore avant la fin de la nuit : le temps n’avait plus autant d’importance que si elle devait suivre les horaires strictes de ses phases de travail. Et elle supposait qu'elle n’aurait plus besoin de dormir ou de manger.
Par jeu, elle fouilla dans sa poche, sentant avec une netteté perturbante le tissu rêche qui était en principe resté sur le corps électrocuté. Elle rencontra le laiton froid de sa montre, la dégagea des replis d’étoffe et l’ouvrit, contemplant le petit cadran blanc : si les chiffres s’agençaient encore sagement tout autour de la surface circulaire, les aiguilles avaient disparu. C’était logique, en un sens.
Elle n’avait plus rien à faire qu’à regarder et se laisser flotter à travers Skellet. Peut-être était-il temps de partir. Elle leva la tête vers le ciel et ressentit comme une étincelle de victoire en réalisant qu’elle montait vers la destination visée. Elle se sentit sourire pour la première fois de sa non-vie, tandis que les Côtes luminescentes défilaient autour d’elle ; les deux dernières abritaient les serres, toujours brillamment éclairées, étincelant de toutes leurs facettes de verre dans la pénombre ambiance. A l’intérieur, une profusion de végétaux s’épanouissait, dans toutes les teintes de vert piquées d'occasionnelles tâches de couleurs : feuillages pourpre, fleurs blanches, fruits jaunes et rouges... Elle s’attarda un peu à les contempler avant de continuer son voyage.
La jeune femme se demanda jusqu’où elle pouvait monter dans le ciel : parviendrait-elle à toucher les étoiles ? A quoi ressembleraient-elles, vues de prêts ? À des boules de lumière qui flottaient dans le vide, ou à toute autre chose ? Seraient-elle froides au toucher ou, au contraire, brûlantes comme le métal en fusion ? Elle poursuivit sa progression, tournoyant doucement sur elle-même. Au-dessus de la dernière Côte, des poutrelles en étoiles supportaient en leur centre une structure énigmatique qui lui faisait penser à une gigantesque horloge donc les larges verrières laissaient apparaître des engrenages complexes. Elle supposait que c’était de là que tous les mécanismes de la ville étaient contrôlés. C’était l’occasion de la voir de plus prêt.
Elle passa un moment à contempler avec émerveillement les mouvements mécaniques, flottant devant les vitres comme un insecte autour d'une lanterne. Des mites nocturnes, faiblement fluorescentes et des phalènes veloutées tournaient autour d’elle, attirées par les lueurs qui jouaient dans la Tête, comme la surnommaient les habitants. Malgré tous les efforts des autorités pour les faire éradiquer, ainsi que les diverses espèces de cafards qui colonisaient chaque recoin, les créatures semblaient prospérer - bien plus que les humains, de fait. Étrangement, elles semblaient laisser de l’espace autour d'Anha, comme pour l’éviter. Les insectes pouvaient-ils donc la percevoir ?
Quand, enfin, elle se lassa de son observation, elle décida de reprendre son voyage vers les étoiles. Au-delà des Côtes, les parois n'étaient plus que de simples assemblages de tôles, sans la moindre fioriture. Elle voyait nettement le bord : il ne lui restait que quelques mètres à parcourir afin de pouvoir enfin contempler ce qu’il y avait au-delà. Elle y était presque...
Elle mit un moment à réaliser qu’en dépit de ses efforts, elle ne s’élevait plus. Intriguée, elle se rapprocha du mur et en fit tout le tour pour chercher une issue, en vain. C’était comme si une barrière invisible la bloquait, l’empêchant de franchir les limites de Skellet. Découragée, elle flotta jusqu’au sommet de la Tête et s’y posa. Elle s'y laissa tomber, les bras autour des genoux, les yeux braqués vers les étoiles inaccessibles.
Ce ne fut qu’après un long moment qu’elle réalisa qu’elle n’y était pas seule. Un homme était assis sur le rebord, les jambes pendantes dans le vide. Il devait avoir le double ou même le triple de son âge : il lui semblait plus vieux encore qu’Avram, avec ses cheveux gris terne et son visage maigre creusé de rides profondes. Il portait des vêtements d’une qualité un peu meilleure que les siens, sans doute ceux d’un employé de l’intendance. Il se tourna vers elle, la contempla attentivement de dire enfin :
« Ça ne sert à rien. On ne quitte pas Skellet. »
Elle secoua la tête, vaguement surprise :
« Vous... vous pouvez me voir ? »
Un sourire sans joie s’afficha sur ses traits :
« Comme vous pouvez me voir aussi. Nous sommes dans la même impasse, ma fille. Je ne sais pas si je dois vous plaindre pour être morte si jeune, ou si je vous envie de ne pas avoir mené plus longtemps cette existence absurde.
— Alors... vous êtes mort aussi ? balbutia-t-elle.
— Oui, je vois que vous avez compris. »
Elle réfléchit un moment, regardant autour d’elle, avant de réaliser :
« Vous êtes le premier autre mort que je vois. Si nous ne pouvons pas partir, pourquoi nous ne sommes pas plus nombreux ?»
Il laissa échapper un rire bref et sans joie :
« Oh, tu le verras bien assez vite. Même quand nous sommes morts, nous n’échappons pas à Skellet. Ce n’est qu’une question de temps pour nous deux.
— Une question de temps pour quoi ? insista-t-elle, sentant un vague malaise l’envahir.
— Pour que les Capteurs nous trouvent.
— Les Capteurs ? Qui sont les Capteurs ? »
Déjà, en-dessous d’eux, la phase nocturne s’achevait : les lumières de Skellet s’allumaient les unes après les autres, éteignant la sombre magie qui avait donné à la ville tant de beauté mystérieuse. Bientôt, ses habitants envahiraient les rues, s’affairant de toutes part pour faire vivre Skellet et ceux qui la faisaient vivre. Elle se laissa distraire quelques instants avant que l’homme n’attire de nouveau son attention :
« Croyez-moi, nous n’aurons pas très longtemps à attendre», déclara-t-il, avant de se lever et de sauter délibérément dans le vide. Il disparut de sa vue, la laissant avec cette étrange - et effrayante - interrogation.
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