Swan n’avait pas rencontré de difficultés à sortir de l’hôpital, après que Vesper lui eût fourni des vêtements. Ils avaient pris le taxi jusqu’à l’hôtel où le jeune homme blond avait récupéré sa voiture. Il remonta dans sa chambre le temps d’attraper quelques affaires et redescendit avec une valise qu’il balança dans la malle du véhicule. Son ami le fixa d’un regard inquiet :
« Tu ne comptes pas conduire, quand même ?
— Et qui le fera ? Toi ? »
Vesper se rembrunit. Ce n’était pas pendant les huit années qu’il était resté prisonnier à Skellet qu’il avait pu l’apprendre, ce que Swan savait parfaitement.
« Bien. Mais je tiens à ce que nous fassions un détour par mon hôtel ! déclara-t-il en se glissant à la place du passager.
— Ça va de soi ! »
Swan dut admettre que conduire ne lui avait jamais paru aussi pénible. Il parvenait à limiter l’usage de son bras gauche au maximum – il l’utilisait juste pour tenant le volant quand il changeait les vitesses -, mais la douleur rendait l’exercice malaisé. Il se gara maladroitement devant un hôtel semblable à celui où Evy et lui étaient descendus, un peu plus luxueux, peut-être. Vesper disparut sous le porche, pour revenir un bon quart d’heure plus tard en compagnie d’un groom qui tractait sur un chariot une sorte de grosse malle. D’un air harassé, l’employé en livrée aida le jeune homme à la charger à l’arrière de la voiture, à la grande perplexité de Swan. Malgré tout, il attendit d’avoir redémarré pour l’interroger :
« Qu’est-ce que tu emportes là ?
— Tu verras là-bas. »
Swan lui lança un coup d’œil suspicieux :
« Tu ne fais que m’accompagner jusqu’à la base où je dois retrouver ce marin et Peter… C’est bien compris ? »
Vesper haussa les épaules :
« Tu n’es pas mon supérieur, Swan, déclara-t-il d’un ton calme, mais qui n’admettait aucune réplique. Tu es mon ami. Je ferai donc ce que j’estime nécessaire de faire. »
Le blond freina brusquement et se tourna vers le jeune Ashley :
« Si c’est comme ça, descends ! Je n’ai pas envie que tu sois blessé, toi aussi, parce que tu auras décidé de jouer les héros !
— Parce que c’est bon pour toi, mais pas pour moi ?
— C’est différent. Evy et toi… Vous êtes précieux pour Gladius Irae… Pour vos parents, pour le directeur… »
Vesper leva les yeux au ciel :
« Tu n’apprendras donc jamais. Je pensais que tu avais pris un peu de plomb dans la tête, ces derniers jours ! Tu crois vraiment que tu ne comptes pour personne, alors que ma sœur est venue à ta rescousse ? Alors que je te fais suffisamment confiance pour désobéir aux consignes de la fondation et t'accompagner pour secourir Anha ? Et tes parents, ta sœur, tes amis ? »
Swan baissa la tête en soupirant.
« C’est juste que…
— Juste que quoi ? Nous sommes ensemble dans cette affaire, que tu le veuilles ou non. Et c'est toujours ensemble que nous irons chercher Anha, et nous la ramènerons ! Quoi qu’il arrive. »
Swan le dévisagea, remarquant ses mâchoires serrées par l’obstination et la façon volontaire dont il levait le menton.
« Nous verrons avec Peter la meilleure solution à adopter, poursuivit son ami. Ainsi, personne ne pourra dire que nous avons fait n’importe quoi. Après tout, il est responsable des opérations actives ! Il saura nous conseiller !
— S’il ne nous assomme pas pour nous ligoter dans un coin, murmura lugubrement Swan.
— C’est une possibilité, admit Vesper. Allez, démarre, la route est encore longue ! »
Swan haussa les épaules et frémit quand le geste réveilla ses multiples douleurs. Malgré tout, il redémarra le véhicule, au grand soulagement de ceux qui le suivaient et donnaient depuis un moment de l’avertisseur pour le faire avancer.
***
Les deux jeunes gens s’arrêtèrent en route pour acheter quelques victuailles dans un magasin de village, avant de repartir sur une route chaotique. Ils mettraient sans doute toute la journée pour atteindre Fort Williams, la première étape de leur voyage. Pour la suite, ils avanceraient autant que possible, jusqu’à Mallaig où ils prendraient le ferry d’Armadale. Swan espérait faire embarquer son véhicule : même si dans la région, les routes demeuraient rudimentaires, la voiture était équipée de quatre roues motrices qui leur permettraient de passer par les endroits les plus difficiles. Elle constituait un véritable miracle mécanique, le pur produit des ateliers de Gladius Irae.
« Tu es sûr que ton père ne n'enverra pas quelqu'un à nos trousses ? demanda Swan, alors qu’il roulait sur un chemin pour le moins rustique, qui serpentait à travers les pittoresques paysages écossais de landes et de collines.
— Pour cela, il faudrait qu’il sache où nous allons.
— Ne me dis pas que tu as juste laissé un mot avec quelque chose du genre : "nous sommes partis faire un tour, ne t’inquiète pas" ?
— J’ai été un peu plus explicatif quand même. Mais j’avoue avoir ajouté à la fin "fais-moi confiance"… »
Swan le regarda avec des yeux catastrophés, avant d’éclater d’un rire vite réprimé, en raison de la douleur qui fusa dans son côté blessé. Chaque mile parcouru devenait plus pénible que le précédent. Même si son coude le faisait souffrir le martyre et la route chaotique malmenait ses cotes, Il aurait préféré mourir plutôt que se plaindre.
Malgré tout, Vesper avait vu son masque glisser et sa douleur revenir à la surface.
« Tu es sûr que tu vas tenir tout le voyage ? demanda-t-il avec inquiétude.
— Je suis coriace, rétorqua Swan en grimaçant un sourire. Tu te souviens de la salle des cristaux ? »
Un frisson parcourut son ami. Ces instants passés à poser des charges dans les tréfonds de Skellet, alors qu’ils étaient tous les deux sérieusement blessés, ne constituait sans doute pas leur meilleur souvenir. Au moins, cette expérience les avait soudés.
L’arrêt à Fort Williams représenta un vrai soulagement pour les deux voyageurs, qui louèrent des chambres pour la nuit, goûtant un véritable repos avant de reprendre la route. Ils purent admirer la ville agréable et sereine, au bord d’un magnifique loch dans lequel se reflétaient les collines environnantes.
En repartant, le lendemain matin, une averse ralentit leur progression. Même les roues puissantes de la voiture patinaient dans la boue.
« Tu crois que nous avons une chance d’arriver à temps ? demanda abruptement Vesper, alors qu’ils roulaient dans un silence maussade depuis deux heures. Swan soupira :
« C’est difficile à dire ; j’espère de tout mon cœur qu’elle recevra de l’aide à point nommé...
— De la part de Peter ?
— Non. »
Il marqua une pause, avant d’ajouter :
« De Rhéa.
— Qu’est-ce qui te laisse supposer qu’elle va nous aider ? »
Le jeune homme blond demeura un moment silencieux et pensif, avant de décider que les secrets n’étaient plus de mise :
« Elle ne s’est pas dévoilée à moi sans raison. Sans doute avec l’aide d’un autre Titan – Japet, probablement… - Cronos l’a emprisonné pendant des années dans un corps qu’elle n’avait pas choisi. Il avait pour dessein d’engendrer avec elle un enfant qui bénéficierait de leurs pouvoirs conjugués. »
Le jeune homme roux pâlit visiblement.
« Mais c’est révoltant ! laissa-t-il échapper d’un ton horrifié. Cet individu…
— … est un monstre, soupira Swan. Mais il a agi avec un but bien précis : contrairement à ce que dit la légende, les Titans ne partageaient pas le même sang. Ils n’ont pas engendré la première génération des Douze : il s’agissait juste d’enfants avec un potentiel élevé, qu’ils ont adopté… en apparence. Dans les faits, ils absorbaient leur énergie pour renforcer leurs pouvoirs. Jusqu’à la révolte du dernier d’entre eux…
- D’où le mythe selon lequelle Cronos les dévorait, murmura Vesper d’une voix pensive.
- Sans nul doute. Un enfant de leur sang serait marqué par leur essence, aussi puissante qu’ancienne. Il deviendrait entre leurs mains un outil redoutable, s’il venait à manifester un talent utile. Sauf que Cronos n’avait adopté que des enfants déjà en possession de leurs moyens. Il ignorait que ce potentiel n’apparaissait pas dès la naissance. Aussi a-t-il cru que le fils qu’il avait engendré avec Rhea n’en possédait aucun… »
Il gardait les yeux soigneusement braqués sur la route, bien décidé à ne pas se laisser aller à trop d’émotions. Vesper le regarda un long moment en silence, avant de murmurer, juste assez fort pour porter au-dessus du bruit du moteur :
« Cet enfant… C’était toi, Swan ? »
Le jeune homme ne trouva pas la force de répondre, mais son mutisme constitua pour son ami un aveux suffisant :
« Et tu penses que Rhéa s’est fait connaître… pour t’aider ?
— Elle ne semble pas me haïr, c’est déjà ça… » remarqua-t-il d’une voix neutre.
Vesper se contenta d’opiner ; les deux voyageurs se murèrent dans le silence, afin de mieux digérer l’échange.
Le temps finit par s’améliorer. Moyennant finances, ils purent embarquer avec leur voiture sur le ferry qui menait à l’île de Skye. En d’autres circonstances, le paysage toujours plus sauvage, avec ses pitons rocheux, ses pentes vertes et ses falaises qui dévalaient dans la mer auraient captivé leur regard, mais ni l’un ni l’autre n’avait le cœur à admirer le panorama.
Ils durent laisser leur véhicule au dernier port de Skye pour embraquer vers North Uist. Vesper parvint malgré tout à faire charger sa caisse volumineuse sur le bateau qui assurait la traversée. Arrivés sur place, ils n’eurent d’autres choix que de louer une charrette tractée par un robuste poney bai aux poils hirsutes, pour rejoindre vers la crique où se trouvait le bateau de la fondation. Quand ils atteignirent enfin le camp, dont Swan avait soigneusement noté les coordonnées, leur voyage avait déjà duré trois jours. Près de six jours s’étaient écoulés depuis qu’Anha était partie vers cette île maudite.
La nuit tombait ; ils durent faire de grands signes avec leur lanterne pour attirer l’attention de l’équipage. Le capitaine Severn finit par leur envoyer une barque. En voyant les deux jeunes gens, fatigués et harassés, prendre pied sur le bateau, Peter se montra pour le moins surpris. L’ancien militaire se hâta de les entraîner au cas où il les fit asseoir avant de les soumettre à un interrogatoire en règle :
« Qu’est-ce qu’il vous a pris de venir vous traîner jusque-là ? » demanda-t-il avec une stupéfaction mêlée d’irritation.
Vesper se porta volontaire sur lui de lui expliquer les découvertes de Swan et leurs craintes concernant le sort d’Anha, sans pour autant avouer ouvertement le côté officieux et personnel de leur démarche, ni la véritable identité de « Mary », ni même le sort subi par Evy. Steele écouta avec attention, le visage indéchiffrable. Quand ils eurent terminé, il secoua la tête :
« Je comprends mieux pourquoi notre contact d’Édimbourg nous a rejoints ici, remarqua-t-il. Et surtout, la raison pour laquelle elle prétendait que vous ne tarderiez pas à arriver…
— Notre contact d’Édimbourg ? »
Les deux jeunes hommes eurent à peine le temps d’échanger un regard ; déjà, quelqu’un entrait dans la pièce austère aux murs métalliques. Une femme grande, mince, casquée de cheveux gris, qui leur adressa un sourire élégant :
« C’est un plaisir de vous revoir, monsieur Mercury. Dois-je comprendre que vous êtes prêt à prendre votre revanche ?
***
Un conseil impromptu se tint sur le pont du bateau, réunissant le capitaine Severn, Peter Steele, Swan, Vesper et Mary McAllen. Le responsable de l’expédition leur fit un point rapide de la situation : en ne voyant pas revenir Anha, le capitaine et lui-même s’étaient inquiétés, mais ils ne possédaient aucun moyen de vérifier ce qu'il était advenu de la femme-automate. Il s’était donné encore deux jours avant de lever l’ancre et de faire un rapport à Gladius Irae.
« Je suppose que John s’est inquiété du manque de nouvelles et vous a dépêché ? »
Les deux jeunes gens échangèrent un regard. Après une brève hésitation, Swan passa aux aveux :
« Nous sommes venus de notre propre chef, Peter. John ne sait rien de notre initiative… enfin, si, il doit être au courant à présent… Vesper lui a laissé un mot. »
Le regard gris de Steele les fixa l’un après l’autre, avec un mélange de stupeur et de courroux :
« Ce n’est pas vrai… », marmonna-t-il.
Swan rentra la tête dans les épaules pour se préparer au sermon qui suivrait, sans aucun doute. Malgré son caractère généreux et cordial, il pouvait sombrer dans des colères noires si la situation le justifiait. Le jeune homme se sentait comme l’écolier qu’il n’avait jamais pu être devant un maître bienveillant, mais sévère. L'admonestation ne tarda pas.
« Paul… Te connaissant, je dois dire je ne suis même pas surpris ! Habituellement, tu agis à meilleur escient ! Mais toi, Vesper ? Ce n’est vraiment pas ton genre ! »
Le jeune Ashley se leva, enfouit ses mains dans ses poches et le toisa d’un regard sombre :
« Peter, sauf votre respect, savez-vous seulement qui je suis ? Je n’ai plus quatorze ans. Huit années se sont écoulées depuis que vous m’avez côtoyé. Je ne suis plus le gamin dont vous vous souvenez ! »
Le responsable des opérations de terrain haussa un sourcil et fit craquer les jointures de sa main artificielle, un geste qu’il effectuait souvent quand il était embarrassé. Il hocha la tête, un peu confus :
« Tu as sans doute raison. Mais vous êtes quand même mis dans un sacré pétrin… Vos parents doivent être aux cent coups !
— Nous ne sommes plus des enfants, décréta froidement Swan. J’ai vingt-cinq ans et Vesper vingt-deux. Nous sommes plus âgés que bien des soldats que l’on a envoyé se faire massacrer dans les tranchées durant la guerre.
— Cela ne justifie en rien d’inquiéter vos parents, rétorqua Peter sur me même ton. Swan, je me doute que tu en fais peu de cas, mais as-tu pensé à ce que pourrait ressentir ta mère si elle te savait de retour ici ? »
Le jeune homme se raidit malgré lui. Quand il avait été embarqué vers Thulé au milieu du détachement de ressuscités prélevé à Eilean ar Marbh, c’était Peter que sa mère avait sollicité pour la conduire aux confins du monde, afin de sauver celui qu’elle considérait comme son enfant.
« Et Anha, quel cas en faites-vous ? intervint rageusement Vesper. Elle a accepté de se sacrifier et vous êtes tous prêts à abandonner dans ce lieu de cauchemar, comme un détritus au bord du chemin…
- Tu sais que ce n’est pas vrai ! Mais elle a elle-même choisi de -
- Allons, coupa soudain une voix, ce n’est pas le moment de vous disputer. Je crois que ce dont ces deux garçons ont le plus besoin, pour l'instant, c’est d’une nuit de repos. Surtout vous, monsieur Mercury… »
Les trois hommes se tournèrent vers celle qui venait d’intervenir ; ils en avaient presque oublié que Mary – ou Rhéa – se trouvait avec eux dans la pièce. La femme se leva d’un mouvement fluide et observa tour à tour les deux jeunes gens, qui la fixaient d’un regard interdit.
« Je vous accompagne, si vous le voulez bien. »
Le visage de Peter Steele se détendit :
« Vous avez raison, Ms McAllen. Allez vous reposer, nous en reparlerons… À moins que vous ne vouliez vous restaurer avant ?
- Merci, nous avons mangé en route, répondit Vesper. Peter, Capitaine... »
Le cœur de Swan se serrait dans sa poitrine. Il avait beau savoir que Rhea n’habitait pas ce corps quand elle l’avait engendrée – ou, du moins, le supposait-il -, elle n’en restait pas moins une figure maternelle qui éveillait en lui un écho inattendu. Certes, Emilia Mercury demeurait celle qui l’avait sauvé, protégé, élevé, mais cette femme étrange avait joué un rôle singulier dans tout ce qu’il était – même un enfant non désiré.
« Demain, poursuivit-elle avec fermeté, nous trouverons un plan pour pénétrer dans cet endroit et mettre en échec Japet. Je les accompagnerai. En dépit de tous leurs dons, ces garçons ne contrôlent pas une miette de magie, et il va en falloir pour combattre les artifices de ce vieux barbon. »
Il émanait d’elle une singulière autorité, assez puissante pour que chacun s’y soumît. Les deux jeunes gens échangèrent un regard avant de se diriger chacun vers la cabine qu’on lui avait attribuée. Il s’agissait d’espaces réduits, qui faisaient passer celles des zeppelins pour de véritables palaces. Swan manœuvra son corps douloureux et fatigué dans la petite pièce et contempla avec consternation la couchette, encore plus étroite et inconfortable que le lit d’hôpital qu’il avait occupé avant son départ.
« Monsieur Mercury ? »
Il se retourna pour voir Mary debout devant lui, le regard voilé de pénombre.
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