Comme à Col-Dormont, une vaste aire avait été aménagée à l’arrière du bâtiment pour permettre l’atterrissage des aérostats de la fondation. La jeune femme se demanda une fois encore où Gladius Irae pouvait bien trouver de tels moyens… Evy ne connaissait sans doute pas la réponse et elle n’osa pas solliciter Swan sur cette question.
Quand un membre d’équipage déverrouilla la passerelle, Anha se tenait déjà prête à sortir. Elle laissa Evy Ashley descendre la première, suivi à distance convenable par un Swan visiblement refermé. Une grande femme au teint sombre les attendait, les mains derrière le dos. En voyant son strict ensemble anthracite et ses cheveux tirés en un chignon serré, l’esprit supposa qu’il devait s’agir de l’intendante. Ses larges yeux noirs se posèrent avec sévérité sur les nouveaux venus. Evy ne parut pas vraiment impressionnée :
« Khaïry ! C’est bon de vous revoir !
— Lady Evelyn… Cela faisait longtemps ! », répondit la femme d’une voix grave et vibrante.
La jeune fille pouffa de rire :
« Si mon père vous entendait…
— Il n’est pas là, et il est important de donner à chacun le titre qui lui revient. Monsieur Mercury, soyez le bienvenu. Et vous devez être mademoiselle Anha ?
— Juste Anha, répondit l’esprit, douloureusement consciente de sa voix métallique et monocorde.
— Mademoiselle Anha, répéta Khaïry avec obstination. Venez, je vais vous conduire à vos appartements. Vos bagages vous seront apportés plus tard. Je vous donnerai le programme de la journée. Je dois vous avertir tout de suite que le directeur a planifié une première réunion pour cet après-midi à trois heures très exactement, dans le bureau nord. Mademoiselle Anha, monsieur Mercury, vous êtes invités à vous y présenter. Quant à vous, Lady Evelyn, vous êtes conviée à la salle d’escrime pour une séance d’entraînement. »
Les épaules de la jeune fille s’affaissèrent légèrement, tandis qu’elle allongeait le pas pour suivre les enjambées souples et rapides de la femme. Swan avait plus l’air d’un chien battu que d’un fringant dandy. Anha, quant à elle, ne savait trop que penser de cet accueil singulier.
Sous le fronton gréco-romain du porche, une double porte ouvrait sur un vaste hall. L’esprit observa avec perplexité le symbole gravé sur les battants : deux cercles concentriques, au milieu desquels figurait un élément vaguement pyramidal, traversés par deux formes rectangulaires et couronnés d’une sorte d’ovale. Le tout parsemé de signes étranges qui devaient avoir rapport avec une magie inconnue d’elle…
« Un sceau de protection contre les influences négatives… et les entités dangereuses, expliqua Evy avec un petit sourire.
— Le plus étonnant, c’est que je puisse quand même entrer », ironisa Swan, les mains dans les poches.
Khaïry se retourna pour le fusiller du regard.
« Ce ne sont pas des choses avec lesquelles on plaisante, monsieur Mercury ! »
Le jeune homme leva les yeux au ciel, mais choisit sagement de ne pas répondre. Ils parvinrent au pied d’un escalier majestueux qui se partageait à mi-hauteur entre deux volées de marches.
« Le déjeuner sera servi à midi et demi, très exactement, dans la grande salle à manger. Lady Evelyn, Mademoiselle Anha, vos chambres sont au premier étage, la deuxième et la quatrième à droite. Monsieur Mercury, vous serez logé au niveau deux, dans la septième chambre à gauche.
« Il ne restait plus de place sous les combles ? remarqua-t-il avec une légère grimace. Ah, j’oubliais… Il faut faire plier mon orgueil… Et cœtera… »
Sans attendre la réaction de l’intendante, il fila droit vers ses appartements, sans se donner la peine de prendre congé. Anha regarde disparaître avec tristesse : certes, Swan n’avait pas bénéficié du meilleur accueil, mais sa façon d’en rajouter ne devait pas jouer en sa faveur.
Elle suivit Evy dans l’escalier, avec quelques hésitations quand elle entendait les marches grincer sous le poids de son corps de métal. Parvenue au palier, Evy lui adressa un petit signe amical avant de s’éclipser dans sa chambre. En arrivant devant la sienne, Anha constata qu’elle n’avait pas de clef. Elle espéra qu’elle pourrait tout de même y trouver une certaine intimité.
Quand elle entra, elle découvrit un espace plus vaste encore que celui de la résidence et bien plus solennel : sur les murs, une toile gris pâle décorée d’arabesques noires tranchait avec de lourds rideaux d’un rouge sombre. Au centre de la pièce trônait un large bureau entouré de quelques fauteuils capitonnés de grenat et d’une poignée de chaises. Étrangement, elle ne voyait aucun lit.
Anha comprit vite qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une chambre, mais d’une salle de travail ou d’une bibliothèque annexe, ce qui lui convenait parfaitement. Des étagères couvraient l’essentiel des murs ; elles accueillaient des ouvrages magnifiquement reliés qui portaient pour la plupart sur les créatures surnaturelles, les invocations spirituelles et l’alchimie. Elle s’installa pour les feuilleter, avec toute la délicatesse dont étaient capables ses doigts de métal. Dix minutes plus tard, un domestique trapu et silencieux vint lui apporter son bagage.
Une pendule sur le linteau de la cheminée accompagnait avec obstination le passage du temps. Il restait moins de trois quarts d’heure avant l’heure du dîner. Dans un premier temps, elle fut tentée de demeurer dans sa chambre – elle ne pourrait faire que de la figuration, après tout. Cependant, elle n’avait aucune envie d’affronter le déplaisir de la terrible Khaïry ni de priver Swan d’une présence amicale en un lieu où il en manquait visiblement. Aussi descendit-elle à l’heure dite, plus intimidée qu’elle ne voulait se l’avouer.
La grande salle à manger était une vaste pièce aux murs couverts de boiseries, serties de médaillons picturaux représentant alternativement des décors floraux et des scènes mythiques. Au plafond, de délicates frises peintes en trompe-l’œil sur les poutres répondaient à celle qui ornait les panneaux de chêne. Les domestiques avaient déjà dressé la table, qui aurait pu accueillir cinq fois plus de convives que ceux qui viendraient dîner. Evy était arrivée ; elle avait abandonné sa tenue de voyage pour un ensemble beige clair et un corsage blanc. Quelques minutes après, ce fut Dolovian qui daigna enfin sortir de son antre ; il salua avec politesse les deux jeunes femmes avant de consulter sa montre avec irritation. Irritation dont la cause apparut cinq bonnes minutes plus tard, sous la forme d’un Swan qui avait troqué les vêtements de sport qu’il portait à la résidence contre un costume sombre dont le classicisme s’accordait mal avec sa personnalité fantasque et son charme romantique. Quand le regard pâle de Dolovian le foudroya, il réplique avec une désinvolture étudiée :
« Monsieur le directeur, il est très exactement midi trente. Ce n’est pas parce que le reste des convives était en avance que je suis en retard. »
Evy se hâta de poser une main sur le bras de Dolovian :
« Nous sommes tous là, c’est ce qui compte, n’est-ce pas ? »
À contrecœur, Dolovian abandonna la diatribe qu’il s’apprêtait sans doute à lancer et montra la chaise à côté de lui :
« Peu importe. Assieds-toi à côté de moi, si tu veux bien. Anha, vous pouvez prendre place en face – je vais faire ôter le couvert. »
Il négligea ostensiblement de s’adresser à Swan, qui serra les dents, mais demeura silencieux.
« Comment s’est passé votre séjour à Col-Dormont ? s’enquit le directeur. Les retrouvailles avec ton frère ?
— J’aurais peine à décrire ce sentiment, oncle Erasmus. C’était à la fois une très grande joie… et un immense regret de réaliser tout le temps que nous avions perdu. Mais il nous est enfin rendu. Et pour cela, je vous remercie de tout cœur ! déclara-t-elle en regardant tour à tour Anha et Swan.
— Nous avons… juste fait ce que nous devions faire, répondit Anha un peu timidement. Pour ma part, je n’ai pas le sentiment d’avoir joué un rôle très important. Ce sont surtout Angelia et Swan qui ont réussi à le tirer de là. »
Un silence répondit à son intervention ; finalement, comme à contrecœur, Dolovian tourna les yeux vers le jeune homme blond :
« Il est vrai que votre intervention a été déterminante, concéda-t-il.
— Déterminante ? protesta Evy. Vesper m’a tout raconté. Paul a été magnifique ! Absolument héroïque ! Il a tout de même fait seul face à Ceos, et il est resté avec Vesper jusqu’au bout, alors même qu’il était gravement blessé et…
— Evy ! »
La jeune fille se tut et plongea le nez dans son assiette.
« Je veux bien reconnaître que vous avez été à la hauteur, pour une fois, déclara le directeur, comme si on lui arrachait chaque mot de la bouche.
— Vous êtes bien trop généreux », répliqua Swan avec un petit sourire.
Anha se sentait de plus en plus mal à l’aise. Elle s’attendait à tout moment à ce que la situation se détériorât davantage… si c’était encore possible.
« Cela dit, ce n’était pas la solution la plus réfléchie… Les choses auraient pu mal tourner !
— Elles auraient pu encore plus mal tourner si je n’avais rien fait, protesta le jeune homme.
— Vous vous fiez beaucoup trop à votre pouvoir et pas assez à votre bon sens ! »
D’après son expression, il aurait tout aussi bien pu ajouter « … si vous en avez un ». Anha et Evy échangèrent un regard ; la jeune fille semblait triste et résignée. Quant à Swan, il se contenta de lever les yeux au ciel, avant de s’intéresser au contenu de son assiette. Malgré tout, Anha remarqua ses mains tremblantes et ses épaules voûtées, qui montraient à quel point il devait prendre sur lui pour ne pas éclater. Elle reporta son attention sur le directeur, en s’interrogeant sur les causes d’une telle animosité. Elle se demanda si, en fait, il n’avait pas simplement… peur du jeune homme. Il possédait un pouvoir étrange et puissant, et peut-être craignait-il qu’il développât trop d’assurance, au point de devenir incontrôlable. Mais dans ce cas, sa façon d’agir n’était clairement pas la bonne !
Le repas se termina dans une ambiance toujours aussi tendue, tandis que les domestiques passaient et repassaient comme des ombres dans leur dos. Anha n’avait pas remarqué le contenu des plats, mais elle songea que c’était sans doute le cas des véritables convives.
La femme-automate disposait d’une heure et demie de liberté avant la réunion. Swan s’était rapidement éclipsé. Elle salua le directeur et Evy , attendant qu’ils fussent repartis pour vaquer à leurs occupations respectives avant de se rendre au second étage de l’aile gauche, là où devait se trouver la chambre du jeune homme blond. Certes, il n’était pas correct pour une dame seule de rendre visite à un gentleman, mais sa nature éloignait tout soupçon de conduite indécente. L’esprit frappa avec délicatesse pour éviter d’abîmer le battant.
« Entrez ! » répondit une voix boudeuse.
Elle poussa la porte, pour découvrir Swan allongé sur son lit, en bras de chemise, en train de contempler le plafond. La chambre exiguë et dénuée de fioritures évoquait plus celle d’un serviteur que d’un invité.
« Vous êtes venue me soutenir ou me faire des reproches ? demanda-t-il, sur la défensive.
— Juste voir comment vous alliez. »
Il se releva sur un coude, passa une main dans ses cheveux, et murmura :
« L’injustice est une sorte d’enfer sur Terre, Anha. Surtout quand la personne en face de vous ne veut pas entendre raison et ne le fera jamais. Je ne vois même plus l’intérêt de lutter… Je me demande si je n’ai pas commis un crime dans une autre vie ! »
Un crime dans une autre vie…
Avait-elle elle aussi, dans une existence passée, commis une terrible faute, pour se trouver dans cette situation si incongrue ?
« Pourquoi restez-vous à Gladius Irae ? » demanda-t-elle avec douceur.
Il détourna les yeux et fixa le mur en face de lui… après un moment de silence, il murmura :
« Pourquoi ? Je vous l’ai déjà dit… Sans doute parce que je sais tout le mal que mon père… mon géniteur a fait. Savez-vous qui était à l’origine de l’accident dans lequel j’ai failli mourir, quand j’étais enfant ? C’était lui ! Parce qu’il souhaitait faire pression sur un scientifique qui, croyait-il, possédait le moyen de lui offrir l’immortalité… en tuant ou en blessant grièvement des personnes qui lui étaient chères. Le docteur n’aurait pu faire autrement que d’utiliser ce procédé pour les sauver, révélant de fait son existence… Peu lui importait de me tuer en même temps ! »
Il se laissa retomber sur l’oreiller :
« Quand je songe à la monstruosité de cet être, je me dis qu’un peu de lui a forcément dû passer en moi… Peut-être est-ce le prix à payer… pour être son fils »
Anha le regarda avec un effarement qui, pour ne pas être visible, n’en était pas moins intense :
« Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Vous êtes une victime, certainement pas un coupable !
— Parce que c’est vrai. Vous le savez sans doute autant que moi. Quand bien même notre vie n’est qu’une étape, notre hérédité nous marque irrémédiablement. Surtout quand elle comprend des êtres tels que les Titans… »
L’esprit ne pouvait accepter de tels propos. Tout en elle se révoltait contre ces conclusions si pessimistes…
« Avez-vous commis des actes susceptibles de vous faire penser que ces affirmations sont vraies ? » demanda-t-il, incisive.
Swan se redressa en position assise et passa ses deux mains dans ses boucles en bataille :
« J’ai parfois été… imprudent. Je me suis laissé détourner de mon devoir par défaut de jugement… Les choses auraient pu mal se terminer… »
Il demeurait curieusement évasif sur l’incident, mais Anha résista à la tentation de l’interroger plus avant sur la question. Elle subodorait des malentendus et des non-dits qui, au fil du temps, avaient contribué à pourrir une situation déjà sensible en raison de la méfiance naturelle envers les Âmes éveillées.
« À supposer que vous ayez commis des erreurs, vous vous êtes largement racheté, Swan. Cessez de vous conduire comme si vous méritiez ces critiques. Relevez la tête. Dissipez les incompréhensions qui ne peuvent qu’aggraver la situation. Vous en sentez-vous capable ? »
Il haussa les épaules :
« J’ai tout tenté, Anha. En vain. Mais je vous remercie de cette attention. Je… je suis heureux de trouver en vous une alliée… »
Il lui adressa un sourire dont la douceur démentait ses soupçons sur sa supposée part d’ombre. Anha espéra que ses paroles lui avaient apporté un peu de consolation… et qu’il se sentirait un peu plus en paix, du moins jusqu’à ce que l’hydre de ses doutes relevât ses têtes monstrueuses. Elle aurait voulu lui offrir plus, mais elle ne savait pas comment s’y prendre… D’autant qu’elle se débattait dans un gouffre aussi sombre et profond que celui dans lequel il avait sombré depuis bien longtemps.
Elle se contenta de poser sur son épaule ses doigts de métal, en regrettait de ne pas pouvoir lui fournir le réconfort d’une main de chair et d’os.
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