Le temps fila sur ce rythme heurté, parfois rapide, parfois singulièrement lent, qui précédait toute échéance redoutée – ou attendue. Après le petit-déjeuner, les deux jeunes gens s’étaient installés dans la salle commune, dominée par son immense cheminée et meublée de fauteuils confortables autour de tables basses. Ils avaient discuté de choses et d’autres, évitant tous deux le sujet de leur famille respective ou et de leurs épreuves passées. Quand il n’était pas en proie à l’une de ses humeurs négatives, Swan se montrait très drôle et d’agréable compagnie. Sa description de la vie parisienne se révéla extrêmement cocasse et Vesper se surprit plusieurs fois à rire ouvertement. L'arrivée de sa tante le rappela brusquement à la réalité.
« Vesper... Si tu veux bien me suivre ? »
Swan lui adressa un sourire encourageant, assorti d’une petite tape sur son épaule valide. Il se leva sur des jambes tremblantes.
« J’ai pensé que tu préférerais que la rencontre se passe dans le petit salon, ce sera beaucoup plus intime. Je t’accompagnerai dans un premier temps, mais je vous laisserai par la suite. Est-ce que ça te va ? »
La gorge sèche, le jeune homme acquiesça ; il laissa sa tante le prendre par le bras pour le guider vers la petite pièce située du côté est, juste sous les rayons matinaux. Une jolie toile murale aux motifs floraux bleu et or sur fond blanc répondait à la nuance des sièges, des tapis et des rideaux, dans une calme harmonie. Une théière et cinq tasses attendaient les visiteurs autour d’un plat de biscuits. L’atmosphère semblait douce, familiale, à des lieues des terribles événement qui avaient entouré leur séparation. Même s’il n’aimait guère y penser, Vesper s’était remémoré, avec l'aide de Jane, les circonstances de son enlèvement.
Il prenait seul le train pour rejoindre son pensionnat, alors que ses parents étaient en mission – la mission où son père avait été gravement blessé. Il osait à peine imaginer l’effet pour les siens de ces souffrances cumulées... La douleur... la culpabilité. Personne ne pourrait prétendre que ce n’était qu’un cauchemar qui s'achevait. Tout ceci participait d'une réalité avec laquelle il faudrait composer.
Le jeune homme choisit de rester debout : il ne voulait pas se lever à la hâte en voyant arriver sa famille, surtout quand l’émotion risquait de rendre ses gestes maladroits. Il prit une profonde inspiration, intimant l’ordre à ses entrailles de cesser de faire des nœuds. Sa bouche s'était asséchée au point qu'il avait renoncé à déglutir. Jane s’était placée légèrement en retrait, afin de ne pas interférer avec leurs retrouvailles.
Enfin, la poignée tourna ; la porte s’ouvrit.
Comme il s'y attendait, elle fut la première à débouler dans la pièce. Elle avait grandi, gagné des formes, visibles malgré sa tenue de garçonne ; elle avait sacrifié ses longues tresses noires. Sa coiffure courte accentuait le côté asiatique de ses traits, lui prêtant une beauté exotique, un peu mystérieuse. Mais il n’y avait rien de mystérieux dans ses larges yeux d’or, débordant d’émotion liquide ; elle se précipita vers lui, et Vesper dût se tourner légèrement pour la réceptionner sans qu’elle heurte son épaule encore fragile. Mais il la serra dans ses deux bras, respirant son parfum de citronnelle et de poudre de riz, constatant avec un léger étonnement la douce féminité du corps pressé contre le sien.
Sa petite sœur, Evy.
Une femme à présent.
Au bout d’un long moment, il l’écarta lentement de lui, contemplant son visage qui souriait derrière ses larmes et fit signe à Jany de venir vers lui. Plus réservée, la jeune rousse s’approcha à son tour pour prendre la place de sa jumelle entre ses bras. Elle avait conservé sa longue chevelure, relevée par quelques épingles en un chignon négligé, et montrait toujours le même goût pour les volants et la dentelle. Son parfum évoquait la rose et le jasmin, avec un accent aquatique.
Enfin, il tourna son attention vers le couple qui se tenait en retrait des deux jeunes filles. Avec un ensemble parfait, elles s’écartèrent pour le laisser avancer de quelques pas. Il ne parvenait pas à partager son regard entre ces deux êtres qui lui avait tant manqué ; il remarqua, d’une façon presque détachée, les légères ridules aux coins des yeux de sa mère, la manière dont elle avait coiffé ses cheveux sur le côté, le pli un peu triste à la commissure de ses lèvres. Elle semblait hésiter à sourire, comme si le fait de donner libre court à son bonheur risquait de faire disparaître Vesper de son monde.
Son père avait peu changé ; ses traits eurasiens accusaient peu le passage du temps. Ce fut dans sa attitude que Vesper nota une différence, comme si tout ce qui se déroulait autour de lui le concernait un peu plus, comme s’il ne pouvait plus se permettre d’autant se retrancher derrière son puissant intellect. La canne sur laquelle s’était crispée sa main droite était nouvelle, une conséquence de ses blessures, mais il s’en était accommodé, comme à chaque circonstance difficile que lui avait infligée un destin sans indulgence.
Son visage n’exprimait que peu ses émotions ; mais ses yeux de jade, qu’il avait tenu à découvrir malgré la clarté de la pièce, débordaient d’une intensité telle qu’ils semblaient briller de leur propre lumière. Vesper se sentait d’être déchiré en deux, une part de lui-même ancrée dans le passé, l’autre dans le présent. Il ignorait laquelle le maintenait sur place, lui coupait le souffle et affolait son cœur.
Enfin, sa mère fit le premier pas ; avec un sanglot étouffé, elle se porta vers lui, les bras tendus, mais ne put aller jusqu’au bout. Alors, il parcourut la seconde moitié du chemin ; leurs mains se rencontrèrent, leurs regards plongèrent l’un dans l’autre sans retenue. Finalement, il la serra contre lui, tandis qu’elle nichait son visage au creux de son épaule. Il laissa ses doigts jouer dans les longues mèches d’or roux, mêlées à présent de quelques fils d’argent, qui avaient échappé à sa coiffure ; un geste qu’il avait tant aimé faire étant enfant. Le temps tituba, se figea, avant reprendre un rythme chaotique.
Sa mère dut réaliser qu’elle l’accaparait involontairement ; essuyant rapidement ses yeux du revers de la main, elle s’écarta pour donner à son mari l’opportunité de s’approcher. Il avait toujours montré beaucoup plus de retenue dans ses émotions et une habitude tenace de s'effacer devant les autres. Mais Vesper avait besoin de lui autant que de sa mère ; de son calme, de sa vision du monde qui pouvait sembler trop intellectuelle, mais qui se révélait bien souvent juste, de sa faculté à aborder avec un indéfectible sang froid les situations les plus effrayantes, de sa patience presque surnaturelle quand il tentait de lui transmettre son impressionnant savoir.
Encore à présent, après son enfance sinistre, le contact humain demeurait difficle pour lui, mais sa famille représentait une exception majeure en la matière. Aussi, après un temps de retenue, Vesper s’avança-t-il vers son père qui l'étreignit à son tour d'une affectueuse accolade. Même dans ses gestes les plus tendres, il restait étrangement méticuleux et incroyablement concentré. Cette constatation acheva de faire crouler les murs soigneusement dressés du jeune homme. La force de son père lui permettait de renoncer à la sienne, pour quelques instants.
Il avait jusqu’à présent réprimé ses larmes ; mais cette fois, les digues cédèrent et, bientôt, un flux tiède et salé brouilla son regard, noya son visage et se répandit sur ses joues et ses lèvres. Il songea avec un étrange détachement qu’il n’avait pas pleuré depuis son enlèvement… La chape de suggestion qui lui avait ôté ses souvenirs l'avait aussi privé de ses raisons de désespérer, ne lui laissant en retour qu’une profonde confusion. Il se demanda si ses parents, si ses sœurs avaient versé des larmes en apprenant sa disparition ; il releva les yeux et rencontra ceux de son père, un peu choqué de voir des traces humides briller doucement sur son visage.
Jane quitta sa place pour venir gentiment toucher le bras de son frère aîné :
« Je vais vous laisser, John, souffla-t-elle. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas.
— Merci, Jane. Merci… pour tout… » souffla-t-il.
Esquissant un sourire à travers ses propres larmes, l’aliéniste se détourna pour sortir de la pièce, laissant la famille à ses retrouvailles. D’une façon que Vesper trouva agréablement prévisible, Evy reprit la première ses esprits :
« Cela fait des semaines que l’on nous a dit que tu étais retrouvé, mais c’est différent de te voir !
— Elle avait peur que ce ne soit pas vraiment toi, précisa Jany non sans amusement.
— Ce n'est pas vrai ! protesta la brune. Je n’aurais jamais remis la parole d’oncle Erasmus en doute et… »
Ce fut leur mère, qui avait enfin surmonté son émotion, qui s’imposa avec une autorité qui rappela à Vesper bien des souvenirs :
« Cela suffit ! Avec tout ce que Vesper a subi, il n’a aucune envie d’entendre vos chamailleries. »
Les deux sœurs se calmèrent aussitôt, Evy un peu plus à contrecœur que Jany. Malgré les années, son tempérament n’avait pas changé. Mais pour le reste... Quand il les avait vues pour la dernière fois, elles n'étaient encore que des enfants de onze ans. À présent, elles étaient des jeunes femmes de dix-neuf ans, l'âge auquel sa mère avait commencé à travailler avec son père. Vesper s'avisa du fait qu’il ne savait rien de leur vie…
« Et si nous nous asseyions pour parler ? proposa-t-il, un peu maladroitement. Ce sera plus confortable. Vous avez sans doute beaucoup de choses à me raconter…
— Et toi aussi, je pense, remarqua son père en souriant. Nous savons déjà que nous avons tout lieu d’être très fiers de toi... et de ce que tu as accompli ! »
Le jeune homme piqua du nez, un peu gêné :
« À vrai dire, je n’aurais rien réussi tout seul… Sans Phyra et Malvin… et sans l’intervention d’Angelia et surtout de Swan… »
À la mention du jeune homme blond, l’expression de sa mère se ferma, tandis que le visage d’Evy s’empourprait légèrement. Vesper se rappela que sa sœur avait toujours eu un petit béguin pour le fils adoptif des Mercury. Il décida de changer prudemment de sujet :
« Mais je vous raconterai tout cela en temps et en heure. On a dû longuement vous parler de ma vie à Skellet, mais… je ne sais rien de vos activités actuelles. »
Du regard, Vesper les interrogea l’un après l’autre. Toujours pratique comme la tante dont elle tenait son nom, Jany se releva pour verser du thé à tout le monde avant qu’il ne refroidisse et passa les tasses. Son père fut le premier à prendre la parole :
« Depuis pas mal de temps déjà, Erasmus me prépare à prendre sa succession. La rupture entre Spiritus Mundi et Gladius Irae s'est faite sans heurts ni rancœur. Tout le monde était conscient qu'avec la guerre qui venait d'éclater, le bras armé aurait trop à faire pour rester sous la couverture de la fondation. Je suppose que tu as appris que j’avais été blessé… il y a huit ans. Bien que je n’en garde pas réellement d’infirmité, j’en suis sorti… affaibli et je ne peux plus prétendre à travailler sur le terrain ; du moins, pas de façon aussi systématique. Je me suis rabattu sur la formation et l’expertise. Il est un moment où la transmission du savoir est aussi importante que son acquisition et avec le nombre de choses que j’ai vues dans ma vie, j'ai bâti une certaine expérience. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, je ne suis pas le seul et unique normaliste de Gladius Irae. Il y a Jane… Mais aussi toi, à présent. »
Il ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à répondre. Il n’avait fait qu'effleurer la question de son avenir… Avait-il réellement envie de servir dans la fondation ? Devait-il forcément suivre les pas de ses parents ? Existait-il d’autres alternatives ? Il ne se sentait pas véritablement piégé, mais tout au moins… embarrassé.
Devinant son trouble, sa mère prit la relève :
« Je ne me voyais pas poursuivre ma carrière sur le terrain sans John… Je m'en étais déjà éloignée après votre naissance. L’intérêt du don de psychosensitif, c’est que l’on peut très bien l'exercer à domicile. Je m’occupe aussi de former des jeunes gens dotés de ce type de facultés et de les aider à trouver leur place, en particulier quand leur famille accepte mal leur capacité. Jany m’y aide à l'occasion.
— Et tu n’es pas tentée de te lancer sur le terrain à ton tour ? demanda-t-il à sa sœur.
— Tant qu'il s'agit de se déplacer sur un lieu sûr, à la rigueur. Mais pour le reste, je laisse cela à Evy. Je ne me sens pas particulièrement attirée par les situations dangereuses.
— Tu as toujours été une poule mouillée, glissa sa sœur en levant les yeux au ciel.
— Tout le monde n’est pas une casse-cou comme toi ! » rétorqua Jany d’un ton pincé.
Vesper sourit discrètement avant d'avaler une gorgée de thé : du plus loin qu'il se souvenait, les jumelles s’étaient toujours disputées. Mais si l'une des deux avait des ennuis, l’autre volait à son secours sans la moindre hésitation.
« J’ai parfait ma pratique et j’attends avec impatience d’être validée pour le terrain », annonça fièrement la brune.
Malgré une vague inquiétude à l’idée de la prendre des risques, Vesper ressentit une grande admiration en la voyant assumer si naturellement ses capacités. Contrairement à Jany ou à lui-même, Evy n'avait pas hérité le don de psychosensitivité de sa mère ni le normalisme de son père. Elle tenait de sa grand-mère, une sorcière chinoise aux pouvoirs aussi étendus que malveillants, qui lui avait également transmis ses yeux dorés. Si Vesper pouvait comprendre la lutte de son aïeule contre les Britanniques qui cherchaient à asservir son peuple, il n’avait jamais pu lui pardonner les procédés cruels qu’elle avait employés, ni d'avoir abandonné son fils entre les mains de l'époux qu'elle avait manipulé, un homme devenu instable à la suite des traitements qu’elle lui avait infligés. Car il n’y avait pas d’autre explication possible à l'insensibilité dont avait fait preuve son grand-père. Son père n’avait osé rejeter le titre qu’il lui avait malgré tout légué, mais il faisait de son mieux pour l’ignorer.
Evy avait connu des périodes de doute, craignant en secret de tourner comme cette femme qui se dessinait dans son histoire familiale comme une esquisse maléfique. Vesper n’avait jamais perçu les choses de cette façon, sans doute parce que tout le séparait de la magicienne chinoise. Evy était devenue d’autant plus obsédée par l’idée de servir Gladius Irae et de défaire tous ceux qui utilisaient les sciences ésotériques à des fins néfastes… Autant par vocation naturelle que pour se démarquer de cette aïeule gênante. Vesper avait toujours su qu'elle accomplirait cette tâche sans faillir.
Et lui, en éprouvait-il le désir ? À Skellet, face à une situation terrible, il n’avait pas hésité à s’engager, corps et âme. Mais à présent qu’il avait enfin retrouvé tout ce qui lui avait été arraché, pouvait-il risquer de le perdre à nouveau ?
Sans doute était-il trop tôt pour prendre une décision…
Il encouragea sa sœur d’un sourire ; il admirait son ardeur et sa résolution. Il espéra que, le moment venu, il saurait en montrer autant…
Les premières émotions passées, la famille commençait à goûter de nouveau sa belle unité. Malgré tout, Vesper se doutait que tôt ou tard, des difficultés surviendraient... Aucun d’entre eux ne pouvait nier qu’il avait changé, même subtilement, qu’il avait été altéré par les drames, la souffrance, ou simplement la vie… Ils devraient tous se redécouvrir. Mais l’amour et la bonne volonté y aidaient déjà considérablement.
Au bout de deux heures, Jane refit son apparition afin de conduire les Ashley à leurs chambres et d’organiser leur séjour d’une semaine sur place. Malgré sa joie d'avoir rencontré sa famille, Vesper se sentait soulagé de bénéficier d'un peu de solitude. Il avait besoin de se retrouver, de réfléchir. Au terme de ces sept jours, il ne pourrait plus invoquer la moindre raison pour rester à Col-Dormont. Il devrait définir encore une fois son existence : à vingt-deux ans, il n’était plus un enfant, mais un homme qui devait acquérir son autonomie.
Mais enfermé à Skellet, il n’avait jamais pu maîtriser de savoir qui lui permettrait de gagner utilement sa vie. Il n’avait pas poursuivi les études auxquelles son père l’avait destiné. Et auprès de Malvin, il avait pu constater à quel point il manquait d’habileté.
Il restait ses dons… Celui de normaliste. Et ce talent de psychosensitif qui avait effectué une apparition timide quand il avait saboté le Cœur de Skellet.
Il aurait bien du mal à les valoriser ailleurs qu'à Gladius Irae…
Pourquoi persistait-il à se mentir ?
Il n’avait aucune liberté de choix… Mais désirait-il vraiment en avoir ? Au fond, sa décision était déjà prise. Il suivrait la tradition familiale !
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