La routine s’était très vite établie au Col-Dormont, le nom du site qui abritait la maison de repos. Elle accueillait peu de visiteurs en dehors de leur petit groupe : un agent blessé au cours d'une mission et qui devait se déplacer en fauteuil roulant pour quelques semaines encore, une jeune femme qui avait subi un choc émotionnel violent lors d’un contact avec l’au-delà et qui devait retrouver son équilibre avant de regagner le service actif et, enfin, une médium âgée qui y vivait à demeure depuis qu’elle avait perdu la vue. Ils se révélaient d’agréables compagnons et ne questionnaient pas la bizarrerie de leur groupe. Vesper avait appris d’Emy Mercury que son père avait passé plusieurs mois dans l’établissement après avoir été sérieusement blessé durant la guerre. Une nouvelle chose qu'il ignorait du fait de sa longue disparition...
À son grand étonnement, l’aliéniste chargée de veiller à leur état mental était une femme blonde et d’apparence fragile, doté de larges yeux verts pas très différents des siens. Elle s’était présentée sous le nom de Jane Perry ; son mari gérait cet établissement et plusieurs autres pour le compte de Gladius Irae. Mais après quelques jours, il l'avait enfin reconnue comme sa propre tante, la demi-sœur de son père. Née elle aussi avec le don extrêmement rare de normaliste, elle savait d'autant mieux déterminer si un patient affabulait ou si son témoignage contenait un fond de vérité.
Pour le jeune homme, ce premier contact avec quelqu'un de sa famille, assez proche pour évoquer des souvenirs et des sentiments de tendresse, mais suffisamment éloignée pour ne pas le submerger d'émotions, représentait un premier pas rassurant. Pendant les week-ends, il renoua avec son oncle par alliance et ses cousins, qui rentraient de leur pension de Genève : un garçon adolescent, Jonathan, et une fillette d’une douzaine d’années, Alice. Ils assumaient parfaitement leur séparation hebdomadaire et formaient une famille soudée et affectueuse.
Autant de par sa vocation que par sa faculté d’écoute, sa tante constituait la personne idéale pour recevoir ses doutes et de ses craintes. Si Jane avait pris en charge son bien-être émotionnel, Emy Mercury s'occupait de son état physique. Malgré un premier abord déconcertant, il avait vite appris à apprécier sa compétence et sa franchise directe. Sa santé n'offrait d'ailleurs aucune préoccupation majeure. Ses yeux se réhabituaient progressivement à la clarté naturelle, même s’ils resteraient toujours un peu sensibles à des lumières trop intenses. Son épaule se remettait bien également ; il n’était déjà plus nécessaire qu’il garde son bras en écharpe. Le médecin avait préconisé des exercices, assez légers dans un premier temps, afin de récupérer sa mobilité.
Grâce à l’ingéniosité de Phyra et Malvin, il avait subi peu de carence durant son temps dans Skellet, contrairement à la plupart des rescapés de la ville de métal. Le docteur Mercury lui avait conseillé des promenades en plein air, aussi longues qu’il pouvait se le permettre sans s’épuiser, en estimant qu’elles constituaient la meilleure rééducation possible. Le jeune homme approuvait de tout cœur la prescription : la grandeur des montagnes resplendissant sous le soleil, nimbées de brume sous un ciel d’azur profond, la majesté des forêts qui se lançaient à l’assaut des pentes escarpées et la beauté des vastes praires qui se paraient encore, en cette fin de saison printanière, d’un tapis de fleurs multicolores lui apportaient une émotion si intense qu’il en restait souvent immobile, sans voix, en communion avec la splendeur intimidante du monde.
Malgré ses craintes persistantes, il commençait à considérer les choses d'un point de vue résolument optimiste, même si Jane l’avait prévenu du risque de se voir rattrapé par les traumatismes qu'il avait subis, au moment où il s’y attendait le moins. Sa tante s’était penchée sur le cas des soldats de la Grande Guerre, approfondissant ses connaissances sur la façon dont les humains parvenaient à surmonter des situations particulièrement difficiles ou des événements perturbants. Elle s’était lancée dans cette carrière avec l’espoir de racheter les terribles fautes de son géniteur et de venir en aide à son demi-frère. Vesper ignorait tout de ce que John Ashley avait subi – peut-être parce qu’il en avait fait l’impasse dans sa mémoire, ou parce que ses parents ne lui en avaient jamais parlé. Mais Jane l’avait prévenu que ce qu’il avait enduré serait susceptible d’éveiller chez son père des souvenirs indésirables.
Malgré toutes ces mises en garde, Vesper s’inquiétait assez peu pour lui-même : après tout, il n'était resté que huit ans dans les entrailles de Skellet ; certes, c'était une bonne partie de sa jeune vie, mais il avait encore tout l’avenir devant lui pour reléguer cette expérience dans un passé révolu. Il s’en faisait bien plus pour Malvin et Phyra. La vieille femme avait rapidement trouvé sa place au sein de l’établissement, en aidant à la cuisine et la lingerie par des petits travaux divers qui la maintenait occupée. Elle s’asseyait souvent dans le parc qui entourait la résidence, avec une corbeille de vêtements ou de draps à repriser ; elle relevait parfois les yeux de son ouvrage pour promener autour d’elle un regard serein. Vesper ignorait si elle avait récupéré ses souvenirs, mais il aimait à penser qu’elle était heureuse.
Malvin semblait avoir découvert lui aussi un modus vivendi qui lui convenait ; un soir, alors qu’ils se trouvaient seuls dans la salle commune devant un feu de cheminée destiné à combattre des nuits encore un peu fraîches, il avait abordé ses origines : né dans les quartiers ouvriers de Chicago, il avait grandi avec un père alcoolique. Débrouillard et habile de ses mains, il travaillait depuis près d'un an dans un atelier de mécanique qui l’exploitait et le payait une misère, quand il avait été repéré par les « recruteurs » de Skellet. Il se disait que finalement, sa vie n'aurait pas été meilleure s'il était resté à Chicago. Il refusait de renouer avec son passé et abordait le présent avec confiance ; le technicien était enchanté de sa collaboration avec Ed ; il avait déjà des projets plein la tête et attendait avec impatience le moment où il prendrait sa place dans les ateliers spéciaux de Gladius Irae.
Savoir que son petit monde était en bonne voie aidait considérablement Vesper à trouver une certaine sérénité. Malgré tout, il demeurait inquiet pour Anha ; la femme-esprit se montrait discrète, mais le jeune homme éprouvait de la peine en songeant que chaque soir, quand il allait se coucher, elle restait la nuit enrtière. En tant qu’esprit, elle ne connaissait ni la faim ni la fatigue, mais elle ne pouvait prendre part à des activités essentielles qui rythmaient la vie de toute collectivité humaine, telles que le sommeil et les repas. Anha ne se plaignait jamais ; elle avait investi la bibliothèque de la résidence où elle piochait avidement. Vesper ignorait ce qu'elle y cherchait : ses souvenirs ? Une distraction ? Un moyen de se rendre utile à Gladius Irae ? Même s'il n'osait pas l'interroger, il espérait qu’elle y trouvait un réel réconfort.
Ce matin, le jeune homme goûtait le plaisir ordinaire de se reposer dans sa chambre ; l’air était doux et il avait largement ouvert la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon. Une brise légère transportait des odeurs florales jusque dans la pièce, claire et spacieuse sans pour autant lui sembler démesurée. Le mobilier de pin ciré et les murs blancs ornés de quelques toiles aux fraîches couleurs offraient une impression de confort et de simplicité. Assis à son bureau, il s’était plongé dans la lecture de l’Odyssée dans le texte. Même s’il n’avait pu pratiquer le gerc ancien depuis des années et butait souvent sur la syntaxe ou le vocabulaire, il était heureux de constater que sa faculté pour intégrer les langues, mortes ou vivantes, se réveillait doucement.
De légers coups retentirent à la porte ; il se redressa, un peu surpris. Un regard à la pendule le rassura : il n’avait oublié aucune consultation ou séance d’exercice – ce qui lui était déjà arrivé quand il se plongeait ainsi dans l’étude.
« Entrez… ? »
La mince silhouette d’Angelia se glissa dans la chambre ; la fillette demeura à côté de la porte, comme si elle n’osait pas envahir son espace. Il s’apprêtait à se lever pour l'accueillir quand elle l’arrêta d’un geste :
« Ne te dérange pas ! Jane m’a envoyée te dire que tes parents arrivent dans quatre jours. Ils resteront certainement une semaine afin de passer un peu de temps avec eux sans avoir à se préoccuper des contraintes du quotidien. »
Il s’obligea à sourire, malgré l’appréhension qui s’était emparée de lui. Grâce à Jane, elle était déjà moins forte, mais elle n’en demeurait pas moins présente.
L’attitude d’Angelia avait un peu changé depuis leur arrivée à Col-Dormont. Elle se montrait un peu plus distante, mais elle s'efforçait de le garder en permanence dans son champ de vision. Il trouvait, en un sens, son inquiétude touchante, mais elle lui aurait semblé moins gênante si elle avait été une véritable enfant, non pas une âme ancienne piégée dans ce corps juvénile.
Faisant tourner machinalement le crayon qu’il tenait entre ses doigts, il la considéra gravement, avant de se décider à poser une question qui le perturbait depuis longtemps :
« Il y a une chose que je voudrais savoir, Angelia… »
Elle se raidit légèrement, mais son regard l'encouragea à poursuivre.
« Ton… âge apparent, est-ce un choix de ta part ? »
Angelia baissa la tête et ferma brièvement les yeux ; ses poings crispés de part et d’autre de son corps tremblaient légèrement.
« Pardonne-moi si ma question t'a blessée ! » se hâta-t-il d’ajouter, confus.
Elle se força à sourire, avant d’expliquer :
« C’était mon choix, en effet… Tout d’abord, parce que cette apparence correspondait à l'image sous laquelle le peuple me connaissait… Plus tard, parce que cela facilitait les choses. Je pouvais vivre avec mon père sans que personne ne se fasse d’idées bizarres. »
Elle hésita un peu, avant d’ajouter :
« Ça n’a jamais été permanent. Dans certaines incarnations, je me suis permis de devenir adulte. Et… j’ai décidé de la faire ! »
Le jeune homme sentit ses yeux s’écarquiller : espérait-elle réellement…
Avisant son expression, elle éclata de rire :
« Ne t’inquiète pas. Je n’ai aucune intention de te poursuivre de mes ardeurs. Disons… que t'avoir rencontré m’a fait prendre conscience de ce que je pouvais louper. »
Elle le salua rapidement d'un hochement de tête et quitta la pièce avant que Vesper ait pu réagir, le laissant songeur et un peu mal à l’aise.
Quatre jours, c’était court…
Bien trop court.
À tout moment de la journée – et parfois de la nuit, Vesper se retrouvait submergée par la pensée envahissante, obsédante de l’arrivée de sa famille. Leur image s’était intensifiée dans ses souvenirs, avec l’assistance de Jane qui l'avait aidé à rempli les blancs. Sur les photos qu’elle lui avait montrées, il avait remarqué les traces laissées par sa disparition dans les fines ridules aux coins des yeux de sa mère, dans les ombres qui habitaient le regard de son père… Dans la contenance de ses sœurs qui avaient grandi bien trop vite. L’image nette des clichés sépia avait remplacé celle, bien plus floue, qui vivait dans sa mémoire.
La nuit qui précédait l’arrivée de ses parents, Vesper n'était parvenu à trouver le sommeil que quelques heures avant l'aube ; il avait passé la journée dans un tel état de nervosité qu’il n’avait même pas pu profiter de sa promenade quotidienne. Trop de pensées parasites tournaient dans sa tête : allaient-ils le reconnaître ? Apprécier l’homme qu’il était devenu ? Auraient-ils des choses à se dire ? À partager ? Parviendraient-ils à se comprendre ?
Mais étrangement, en rouvrant les yeux, éveillé par la douce lumière qui filtrait par les fentes des volets, Vesper se sentait beaucoup plus serein, comme détaché. Il gagna son cabinet de toilette et prit un soin particulier à se préparer, soulagé de pouvoir de nouveau s’occuper de lui-même sans savoir besoin d’aide. Il choisit une simple chemise blanche, un gilet bronze et un pantalon noir, qui lui prêtaient une apparence nette et élégante sans pour autant sembler trop formelle.
Vesper avait pu se reposer durant son séjour – son manque de sommeil n’était pas particulièrement visible. La dernière des choses qu’il voulait, c’était bien que sa famille s’inquiète trop pour lui. Il espérait que sa tante avait pu les rassurer sur son état physique et émotionnel.
Il consulta l’horloge posée sur la commode : encore deux heures à attendre ; si le zeppelin qu’avait emprunté les siens n’avait pas pris de retard. Il saisit un livre et s’efforça de se plonger dedans, avant de réaliser qu’il n’avait toujours pas déjeuné. Il n’avait pas vraiment faim, mais voir un peu de monde lui changerait probablement les idées.
Les tables avaient été dressées dans la salle à manger commune, dont les vastes verrières révélaient un paysage majestueux ; le plafond descendait en pente abrupte vers la façade, qui ouvrait sur une galerie prolongée par une terrasse. Les murs blancs et le bois clair y dominaient aussi ici, offrant la sensation que l'endroit était plus spacieux qu’il ne l’était réellement.
Vesper s’interrogeait parfois sur la source des considérables revenus de Gladius Irae. Quand il avait essayé d’aborder la question avec Swan, le blond avait brutalement changé de conversation.
Swan.
Il réalisa que depuis qu’il se trouvait à Col-Dormont, il avait négligé son ami. Swan s’était tenu largement à l’écart de tous les autres, même de Jane. L'aliéniste, qui ne cachait pas son inquiétude à son sujet,avait tenté de le persuader de suivre quelques séances avec elle, en vain. Vesper avait pensé qu’elle s’alarmait pour rien : le jeune homme blond semblait avoir recouvré l’essentiel de ses forces et de son humour ; après tout, le fait de privilégier la solitude était sans doute sa façon personnelle de faire face à ses démons. Sa propre mère ne paraissait pas particulièrement préoccupée, ce qui était probablement bon signe.
En s’avançant dans la salle, il salua les autres patients qui lui répondirent aimablement ; il avisa le jeune Mercury, seul dans le coin le plus éloigné de la pièce, installé face au mur. Quelque chose dans la courbe de ses épaules lui fit penser que son moral n’était pas aussi élevé qu’il pouvait le laisser croire. Il s’avança vers la table et posa la main sur l’épaule de son ami, qui sursauta légèrement :
« Est-ce que je peux me joindre à toi ? »
Après un moment de confusion, puis de surprise, Swan esquissa un sourire :
« Bien sûr, tu es le bienvenu ! »
Il fit signe à la jeune femme chargée du service de la salle :
« Un café au lait, je vous prie… et… tu prendras comme d’habitude, Vesper ?
— Oui, bien sûr ! » répondit l'intéressé.
Il ignorait si son estomac serait capable de supporter quoi que ce soit, mais il ne voulait pas embarrasser son ami en le regardant manger.
Il scruta le visage de Swan, essayant de déterminer s’il y trouvait une trace du malaise qui l’avait souvent affecté quand ils étaient au camp. Depuis son arrivée à la résidence, Swan portait presque toujours ses verres grisés, peut-être pour éviter d'effrayer les autres pensionnaires par la couleur de ses yeux. Mais en l'examinant de près pour la première fois depuis longtemps, Vesper ne put s’empêcher de déceler les ombres qui habitaient son regard :
« Tu es souvent seul ces derniers temps », remarqua-t-il évasivement.
Swan pinça les lèvres ; il joua avec sa petite cuillère avant de répondre :
« Personne ne semble souhaiter ma présence, alors je ne voudrais pas indisposer les autres… »
Les yeux de Vesper s’élargirent ; mais avant qu’il ne puisse réagir, le blond reprit la parole :
« Alors, c’est le grand jour ? Pas trop nerveux ? »
Vesper esquissa une petite grimace :
« C'est peu de le dire...
— Ne t’inquiète pas, répondit le blond d’un ton rassurant. Tout va bien se passer. »
La domestique revint bientôt, apportant le café au lait de Swan et un thé noir pour Vesper, ainsi qu’une corbeille de croissants et de brioches et des ramequins emplis de compote et de miel. Elle disposa le tout sur la table et s’éclipsa avec un sourire.
« Comment peux-tu savoir que tout ira bien ? rétorqua Vesper, qui avait peine à se contenter de ces assurances toutes faites.
— C’est ta famille. Ton sang. Il y a forcément entre vous une ressemblance, une… résonance. Enfin... je pense. »
Vesper était sur le point de protester, quand il vit réapparaître sur le visage de Swan une sourde douleur. Il songea que s’il connaissait la famille adoptive du jeune homme, il ne savait rien de ses origines réelles. Mais ce n’était pas le moment de le questionner. Il devrait attendre pour tirer les choses au clair.
Il s’obligea à sourire :
« Tu as raison, Swan. Je vais le garder en tête… »
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