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tome 2, Chapitre 3 « Vesper - 3 - Le voyage » tome 2, Chapitre 3

Le zeppelin représentait l’un des plus agréables moyens de voyager ; certes, ce n’était pas le plus rapide, mais Vesper aurait pu rester des heures assis à côté de la fenêtre dont les pans s’inclinaient pour donner la meilleure vision au passager, à observer le paysage qui se déroulait sous l’engin. Ils avaient fait escale en Chine, sur les bords de la mer Caspienne puis de la mer Noire, avant de rejoindre la Suisse en survolant la Roumanie, la Hongrie et l’Autriche. Il avait absorbé autant de couleurs et d’images que ses yeux encore assombris par ses verres fumés le lui avaient permis. Il avait vu défiler des steppes, des forêts profondes, des chaînes de montagnes majestueuses, des étendues d’eau semblables à des miroirs, des vertes campagnes… Il ne s’en lassait toujours pas.

La nacelle du zeppelin était assez vaste pour contenir plusieurs espaces : le premier accueillait les anciens habitants de Skellet évacués vers divers sites dépendants de Gladius Irea. Vesper, Malvin, Phyra, Swan et Angelia voyageaient dans la seconde partie. Ils disposaient de cabines exiguës, mais confortables ainsi que d’une salle commune où ils pouvaient profiter de jeux de société, d’un bar bien fourni, d’un phonographe, d’une bibliothèque… Après avoir passé tant de temps dans la tanière, Vesper trouvait les lieux aussi spacieux qu’agréables.

Après une semaine de vol, le jeune homme s’était habitué à la routine du bord ; il se sentait en sécurité entre ces parois plaquées de bois, qui lui offraient un regard sur le monde sans l’obliger à l’affronter directement. Assis dans la salle commune, il avait prévu de lire, tandis que le concerto pour piano numéro trois de Rachmaninov tournait sur le phonographe, accompagnant le défilé des nuages de part et d’autre de l’aérostat. En dessus de l’engin, les contreforts des Alpes apparaissaient déjà, comme les replis de la peau d’un fabuleux animal, entrecoupés de vallées vertes et de rivières argentées. La musique semblait épouser le paysage au fur et à mesure qu’il se déployait sous son regard. Tout à l’écoute, son livre oublié sur le bras du fauteuil, il faillit louper le bruit d’un pas métallique dans l’espace central.

Il leva la tête pour apercevoir Anha, immobile au milieu des sièges capitonnés et des tables basses. La jeune femme tournait vers lui son visage figé, dénué de toute émotion ; pourtant, Vesper avait appris à connaître son langage corporel et parvenait à en déduire l’humeur de l’esprit emprisonné dans cette forme de cuivre et de bronze. Il sourit à son amie :

« Anha ? Cela fait plaisir de te voir. Tu es resté dans ta cabine pendant presque tout le voyage…

— Je dois avouer que ce qui se passe au-dehors tend à m’effrayer un peu », déclara-t-elle de sa voix désincarnée, douce et mélodieuse, si différence du son râpeux de son timbre artificiel.

Le jeune homme savait à présent que s’il pouvait l’entendre, c’était en raison du pouvoir de normaliste légué par son père. Il avait tenté de comprendre en quoi ce talent pouvait consister, mais les explications de Dolovian étaient devenues si complexes qu’il avait décidé d’attendre son arrivée pour s’en préoccuper.

Anah ne faisait pas mine de bouger, son apparence de regard fixé sur lui ; au bout d’un moment, il finit par s’en inquiéter :

« Quelque chose ne va pas ? Viens t’asseoir avec moi… »

Elle obtempéra, faisant craquer le fauteuil sous le poids de son corps de métal. Vesper chercha quelque chose à lui dire, pour la rassurer. Elle semblait aussi inquiète que lui de son retour dans le monde ordinaire. D’autant plus, sans doute, qu’elle n’avait toujours pas récupéré la moindre bribe de ses souvenirs. Elle avait d’abord pensé que c’était dû à sa nature d’esprit, mais les quelques défunts attardés avaient retrouvé leur passé plus rapidement que les vivants. Et pouvait-on attendre de quelqu’un qui était déjà mort de se tourner vers l’avenir ? Sa situation la condamnait à demeurer au sein de Gladius Irae. Dès qu’il l’avait pu, Vesper avait parlé à Dolovian, l’implorant de ne surtout pas l’employer comme un outil, de respecter son humanité. Son « oncle » lui avait assuré que ce serait le cas, mais il s’était promis d’y veiller tout particulièrement.

Ils restèrent un long moment l’un à côté de l’autre, dans un silence qui n’était pas réellement inconfortable. Puis, enfin, elle murmura :

« Tu vas repartir avec ta famille, quand elle viendra te chercher…

— Je pense que ce sera le cas, Anha. Il me faudra réapprendre à vivre avec eux, mais… »

Il hésita un moment, cherchant les termes les plus justes :

« Je suis un adulte. Je vais devoir très vite reprendre une certaine indépendance. Certes, pas tout de suite, mais d’ici quelques mois, je devrai m’en préoccuper. Trouver un métier, des occupations…

— Tu n’as pas l’intention de travailler pour Gladius Irae ? s’étonna-t-elle.

— C’est une option envisageable… »

Il soupira, incapable de trouver les mots justes pour expliquer son besoin de se retrouver avec lui-même, de tester son aptitude à survivre sans les autres… À ne pas être une victime dont il faudrait surveiller le moindre pas.

La jeune femme pencha légèrement la tête, dans un geste inconscient qui témoignait de sa tristesse mieux qu’une expression. Même si elle ne pouvait pas le sentir, il posa sa main sur son bras, caressant le métal froid et lisse :

« Sois assuré, Anha, que quoi qu’il arrive, je ne serais jamais bien loin de toi…

— Merci, Ash, souffla-t-elle. Je voudrais être aussi brave que toi…

— Tu es brave, Anha ! Plus que tu l’imagines. Tu ne dois pas en douter. Si nous avons pu vaincre Ceos, c’est en grande partie grâce à toi. Ne l’oublie jamais. »

Elle acquiesça délicatement :

« Merci… Mais mon rôle est resté assez mineur. Pas comme celui de Swan… Et pourtant, il semble toujours minimiser ce qu’il a fait… et se déprécier. Seule la présence de son père semblait le rendre plus serein. »

Vesper se mordilla pensivement la lèvre : il avait lui aussi remarqué cette tendance chez son ami. Depuis qu’ils étaient à bord, le blond avait passé l’essentiel de son temps dans la salle commune à lire, ou dans sa cabine à se reposer. La cicatrice de sa blessure s’effaçait déjà. Les facultés de guérison des âmes éveillées étaient telles qu’ils ne gardaient généralement aucune trace des traumatismes subis. Pourtant, il tardait à retrouver ses forces : trop souvent, Vesper le trouvait plongé dans une sombre rêverie qu’il jugeait inquiétante. Mais Angelia ne s’en alarmait pas. Même si elle se montrait critique, voire dure avec Swan, sans doute remarquerait-elle une disposition réellement dangereuse.

Un léger raclement de gorge attira son attention ; il sursauta et se tourna d’un bloc vers le nouvel arrivant : il s’agissait justement d’Angelia, très droite dans une simple robe grise par-dessus un chemisier blanc qui la faisait ressembler à une petite fille sage. Ses longs cheveux sombres avaient été tressés et épinglés autour de sa tête.

« Nous arrivons dans moins d’une heure, annonça-t-elle d’une voix un peu pincée. Nous devons nous préparer à descendre. »

Vesper faillit sourire de son attitude, même s’il s’en agaçait un peu : à chaque fois que la fillette l’avait trouvé en compagnie d’Anha, elle avait adopté cette expression renfermée, qui lui laissait penser qu’elle devait être un peu jalouse de l’esprit. Il avait choisi de l’ignorer.

« Merci, Angelia, nous allons faire le nécessaire. »

Il se leva et étira son bras valide ; son épaule blessée lui semblait moins douloureuse depuis quelques jours. Même s’il gardait l’écharpe, il commençait à s’en servir de nouveau, avec précautions cependant. Au moins, quand il retrouverait sa famille, se trouverait-il en suffisamment bonne forme pour ne pas inquiéter les siens.

***

Bientôt, le zeppelin entama sa descente vers un large plateau, qui avait été artificiellement aplani pour pouvoir accommoder les quelque deux cent cinquante mètres de l’engin. Il se situait à l’arrière d’une vaste demeure composite, dont le rez-de-chaussée avait été élevé en pierre et qui se hérissait au niveau supérieur de différents étages de colombage et de bois, sous des toits pentus où s’attardait encore un peu de neige. Des balcons ouvraient un peu partout, permettant aux résidents qui ne pouvaient se rendre dans le parc de profiter de l’air et du soleil.

Avec une infinie lenteur, l’immense engin se rapprocha du sol qu’il toucha sans même que ses passagers s’en rendent compte. Installé dans la salle commune, le petit groupe retenait son souffle. Les yeux de Malvin pétillaient de curiosité derrière ses verres fumés et un sourire serein éclairait le visage de Phyra. Il était impossible de savoir ce que pensait Anha, assise à leurs côtés. Angelia semblait un peu nerveuse et Swan demeurait plongé dans une de ses sombres introspections.

Un homme carré et grisonnant se présenta devant eux ; son uniforme cuivré portait l’insigne du corps aérien de Gladius Irae, l’épée enflammée agrémentée d’une paire d’ailes :

« Vous pouvez commencer à vous diriger vers la sortie tribord : quelqu’un vous attend afin de vous prendre en charge et vous communiquer les conditions de votre séjour. Si vous voulez bien… »

D’un geste, il leur indiqua l’issue à emprunter ; Vesper fut le premier sur pied ; il avait hâte de goûter cet air pur et frais et d’admirer les chaînes de montagnes aux sommets immaculés sous un ciel d’un bleu insensé. À ce moment, Skellet ne semblait plus qu’un rêve étrange, sans la moindre réalité. Pourtant, il savait qu’il avait bien vécu ces huit années terribles, et bien des éléments le lui rappelaient impitoyablement : les verres qui protégeaient ses yeux, sa blessure à l’épaule, la présence de Malvin, Phyra et Anha… Les trois membres de sa « famille » de Skellet se pressèrent à ses côtés, comme s’il était plus aisé pour eux d’affronter ce monde nouveau tous ensemble.

Swan s’était levé d’un geste fluide ; son regard s’attarda sur Angelia, s’attendant sans doute à ce qu’elle en fasse de même avec lui, mais elle avait déjà précédé le groupe pour s’engager sur les quelques marches qui séparaient la cabine du sol. Visiblement déçu, il demeura en arrière, prenant un air désinvolte qui ne trompait personne.

Deux personnes les accueillirent sur l’aire d’atterrissage : une femme blonde à l’expression sérieuse et un adolescent vêtu d’une tenue de travail de grosse toile, sa tignasse châtaine en partie dissimulée par une casquette de cuir. Vesper songea qu’il devait s’agir de la mère adoptive de Swan. Elle semblait bien trop jeune pour le rôle ; il ne lui donnait cinq ou dix ans de plus que son ami, alors qu’elle avait dépassé la cinquantaine. Mais les âmes éveillées pouvaient ralentir, voire arrêter leur vieillissement ; un autre détail qui devait indisposer Erasmus Dolovian. Elle accueillit sa belle-fille d’une brève accolade, avant de se tourner vers Swan qu’elle examina avec attention :

« Est-ce que tu as pu te reposer pendant le voyage ?

— Suffisamment, mère. Je n’avais pas grand-chose d’autre à faire, en fait… »

Elle fronça les sourcils, mais n’ajouta rien ; elle se contenta d’attirer le jeune homme vers elle et de le serrer brièvement, mais intensément dans ses bras. Vesper crut voir un peu d’humidité perler au bord de ses paupières. Elle se dégagea tout aussi brusquement, pour se tourner vers Vesper et lui saisir la main d’une poigne ferme et franche :

« Je tenais à vous dire que nous sommes tous ravis de votre retour parmi vous. Bien entendu, il va falloir que je vous examine, tout comme Paul, pour faire le point sur votre état physique. »

Le jeune homme acquiesça, en la fixant d’un regard curieux : il y avait chez elle quelque chose de déconcertant. En dépit de ses manières brusques, elle adorait manifestement son fils et s’inquiétait pour lui, ce qui était compréhensible. Vesper la soupçonna de posséder bien plus d’empathie qu’elle n’acceptait d’en montrer.

Emy Mercury se tourna ensuite vers le petit groupe venu de Skellet, qu’elle examina avec circonspection. Elle s’approcha de Phyra à qui elle prit la main, avant de déclarer près de son oreille :

« Nous ferons tout pour que vous vous sentiez chez vous ici. Nous vous demanderons sans doute un peu d’aide pour les tâches ménagères. »

Cette proposition irrita Vesper, mais il se ravisa vite. Le médecin était habile et perceptif : il n’y avait rien que Phyra détestait plus que se sentir inutile. En contemplant le visage rayonnant de sa grand-mère de substitution, il adressa un remerciement muet au docteur Mercury.

« Quant à vous, poursuivit-elle en se tournant vers Malvin, Ed ici présent souhaiterait s’entretenir longuement avec vous. Il est passionné de mécanique et serait absolument ravi de partager avec vous quelques expériences »

Malvin toisa le garçon d’un air sceptique et déclara avec un sourire amusé :

« Petit, il va falloir que tu me montres ce que tu sais faire !

— Ce sera avec plaisir », répondit-il d’un ton qui n’avait rien de juvénile.

Vesper crut voir comme une étincelle couleur de braise passer dans son regard. Il n’en fut pas tellement surpris : il avait appris en cours de route la nature d’éveillé majeur d’Ed ainsi que les circonstances dans lesquelles son âme avait été sauvée des limbes. Contrairement à celui d’Angelia, son corps grandissait et vieillirait, jusqu’à ce qu’il retrouve son âge de prédilection. En tout cas, il semblait sincèrement intéressé par les réalisations de Malvin ; Vesper ne doutait pas de leur capacité à collaborer. Son vieil ami avait toujours souffert de ne pas pouvoir partager avec quelqu’un d’autre sa passion pour la technique.

Il se tendit légèrement quand elle s’avança vers Anha ; il se sentait étrangement protecteur envers la femme-esprit et craignait les réactions des gens à son égard. Il redoutait en particulier que la mécanique de son corps fasse l’objet de plus d’intérêt que la personne qu’elle était. Une personne qu’il avait appris à aimer et à respecter, comme s’il la connaissait depuis des années et pas seulement depuis quelques mois. Même quand il regardait sa forme de métal, il ne pouvait s’empêcher de voir sa véritable apparence, ses traits minces, ses grands yeux intelligents. Il avait envie de la prendre dans ses bras pour la protéger, mais il savait qu’il ne pourrait jamais la toucher de cette manière : en tant qu’esprit, elle était impalpable, et son enveloppe demeurait froide et insensible.

« Mademoiselle Anha, vous êtes la bienvenue en ces lieux. Si, comme madame Phyra, vous êtes disponible pour de petits travaux, vous êtes bien entendu la bienvenue. N’hésitez pas à nous faire part de vos besoins…

— Je vous remercie », répondit la jeune femme de sa voix métallique, impersonnelle et sans inflexion.

Malgré tout, Vesper percevait son soulagement de se voir traiter en être humain.

Il regarda autour de lui, inspirant profondément cet air sec et frais, si différent de l’atmosphère renfermée de Skellet. Le paysage leur offrait sa grandiose magnificence, sans pour autant lui sembler écrasant ; il avait bon espoir de pouvoir, tôt ou tard, supporter de nouveau la lumière. Le jeune homme se sentait renaître, mais il savait qu’il ne devait pas se laisser porter par cette euphorie. Il devait garder les pieds sur terre.

Il subirait probablement des hauts et des bas avant de pouvoir enfin assumer sa vie avec confiance.


Texte publié par Beatrix, 23 avril 2018 à 21h44
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