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tome 2, Chapitre 2 « Vesper - 2 - Le grand départ » tome 2, Chapitre 2

Vu de près, l’engin impressionnait autant par la largeur de ses proportions que par la pureté et la modernité de ses lignes. Il évoquait le luxe et l’efficacité. Bien que n’étant pas le plus rapide de tous les transports, il demeurait le plus approprié pour atteindre des zones difficiles d’accès comme le camp où ils se trouvaient. Swan, lui-même et les quelques rescapés de Skellet trop confus et épuisés pour se joindre à un convoi régulier y bénéficieraient d'un confort adapté à leur état respectif.

Vesper aurait accepté sans hésiter un traitement moins favorable : si sa clavicule mettrait un peu de temps à se ressouder, il avait retrouvé l’essentiel de ses forces. Il s’était obligé à marcher chaque jour, afin de ne pas perdre la condition physique qu’il avait réussi à maintenir à Skellet. Mais il n’avait pas voulu abandonner Swan : son ami devait encore s’appuyer sur une canne pour pallier la faiblesse qui continuait de le tenailler, même si sa blessure avait rapidement cicatrisé. Il les avait suivis vers le lieu d’atterrissage du zeppelin, mais peinait visiblement à rester à leur hauteur.

L’ouverture du dernier portail, qui les avait emportés hors de Skellet, avait bien failli lui coûter la vie. De larges cernes noirs entouraient toujours ses yeux et sa peau, naturellement claire, gardait une teinte crayeuse, mettant en valeur de façon troublante ses prunelles sanglantes. Avec ses boucles blondes et ses traits réguliers, il ressemblait à l’un de ces héros romantiques harassés par la maladie et la mélancolie.

Vesper lui-même n’avait jamais prisé ce genre d’ouvrage, mais il se souvenait avoir entendu son père taquiner sa mère sur ses lectures parfois trop sentimentales à son goût. Il sentit son cœur battre un peu plus fort, comme à chaque fois qu’un détail de la vie courante lui revenait à l’esprit.

Le zeppelin avait touché terre et depuis l'habitacle de métal brossé souligné d'incrustation de bronze, la passerelle s'était déployée. La porte s'ouvrit enfin, libérant les premiers passagers : pour l’essentiel, des cadres de Gladius Irae, portant l’uniforme rouge cuivré frappé de l’insigne figurant une épée enflammée. Ils se dirigèrent directement vers Erasmus Dolovian pour aborder aussitôt les conditions pratiques de leur séjour. Vesper ressentait un étrange soulagement à la pensée que ni ses parents ni ses sœurs ne se trouvaient à bord de l’appareil. Il ne s'estimait pas encore prêt à les recevoir avec la sérénité requise ; il craignait de les blesser par une attitude trop réservée.

Quand Vesper sentit Swan se tendre à ses côtés, il reporta son attention sur celui qui descendait à présent du zeppelin ; il s'agissait d'un homme grand et élancé, qui semblait âgé tout au plus d'une trentaine d'années, avec des cheveux châtains savamment indisciplinés. Ses traits réguliers et spirituels, éclairés par un regard noisette pétillant d’intelligence, attiraient immédiatement l’intérêt. Sa physionomie parut familière à Vesper ; il se remémora que le nouveau venu avait souvent fréquenté ses propres parents ; il n'avait pas changé malgré les années écoulées.

Henry Mercury se contenta de saluer rapidement Dolovian, comme s'il ne souhaitait pas le déranger, mais le jeune homme devinait que leur relation n'était pas des plus cordiales, même s’ils travaillaient dans un but commun. Il se dirigea droit vers ses enfants, plaçant une main sur l'épaule de chacun, mais il se tourna aussitôt vers Swan, l'examinant d'un regard empli de sollicitude :

« Ta sœur m’a appris ce qui t'était arrivé. Comment te sens-tu ?

— J’ai survécu, répondit l'intéressé évasivement, avec un petit sourire forcé.

— Il faudra que nous parlions de tout cela, répondit son père adoptif avec gravité. En famille… »

Swan acquiesça silencieusement, le visage fermé. Vesper ne put s’empêcher de ressentir un peu de curiosité envers ces non-dits. Mercury se pencha pour embrasser sa fille et se tourna enfin vers lui avec un sourire empli de bienveillance :

« Mon garçon, je te souhaite la bienvenue. Je suis très heureux pour toi, ainsi que pour tes parents et tes sœurs. Mais je devine à quel point la situation doit te paraître compliquée… Prends tout le temps qu’il te faudra. »

Le jeune homme sentit une chaleur intense éclore dans sa poitrine ; il était conquis – pas pour la première fois, sans doute – par le charisme de l'éveillé majeur. Dolovian sembla s’en offusquer, mais réprima visiblement sa contrariété :

« Mercury. Ce n’est pas trop tôt. Nous avons des urgences à voir ensemble, si vous le voulez bien.

— Je comprends leur importance, directeur. Mais je crois que ces jeunes gens ont également besoin qu’on leur consacre un peu de temps, ne croyez-vous pas ? »

Vesper pouvait percevoir, de façon presque palpable, l’irritation respective des deux hommes, autant que l’inquiétude muette de Mercury pour son fils.

« Cela peut attendre, décréta Angelia. Nous devons faire nos préparatifs pour repartir… À moins que ma présence soit encore sollicitée ici ?

—Je ne le pense pas, répondit Dolovian. Si vous le souhaitez, vous pourrez accompagner Vesper ainsi que votre frère durant leur séjour de convalescence. Par contre, je retiendrai probablement votre père, le temps d’être sûr que toute cette affaire est réglée. »

La fillette semblait soulagée à cette perspective ; le jeune homme n’était pas sûr de l’être autant.

« Est-ce qu’Anha, Melvin et Phyra nous accompagneront ? demanda-t-il, soudain inquiet à la perspective de se trouver séparée de sa famille d’adoption.

— C’est évident, Vesper, le rassura Dolovian. Nous allons examiner au plus tôt leur reclassement. Ainsi que le cas de cette jeune personne… Anha. »

Vesper se tendit légèrement :

« Cela va de soi, mais elle n'a rien d'un phénomène de foire !

— Il s’agit bien de cet esprit qui se sert d’un corps artificiel pour ancrer sa présence en ce monde ? demanda Mercury avec curiosité. J’avoue que j’aimerais beaucoup étudier son cas. Cependant, tout comme le jeune Vesper, je suis d’avis qu’il faut respecter aux mieux sa sensibilité et ses besoins.

— Nous n’avons jamais envisagé les choses autrement, répliqua Dolovian d’un ton blessé.

— Je n’ai jamais prétendu cela. En attendant, peut-être pouvons-nous parler dans un endroit plus confortable ?

— Bien entendu », grommela le directeur.

Il adressa quelques recommandations complémentaires aux cadres de Gladius Irae avant de pivoter sur ses talons pour se gagner le cabanon qui servait de salle commune, plutôt que vers son bureau de fortune. Vesper se faisait aussi discret que possible, observant les bizarres interactions qui définissaient le groupe. Il s'étonnait de voir le responsable de Gladius Irae autant sur ses gardes, alors même que Mercury ne remettait nullement en cause son autorité. Sans doute la nature de ce collaborateur exceptionnel pouvait expliquer cette attitude : après tout, elle n'était pas si différente de celle des titans. Cette intelligence parfois retorse qui constituait son trait saillant ne devait guère aider.

Avait-il peur d’une trahison ? De perdre le contrôle des choses ? Il pouvait le comprendre. Mais ce qu’il acceptait moins était son comportement cavalier envers Swan. Il faudrait qu’il en touche un mot à celui qu’il appelait son « oncle », par défaut d’un terme susceptible de définir plus nettement leurs relations quasi familiales.

* * *

Durant les trois semaines qui s’étaient écoulées depuis la chute de Skellet, les installations rudimentaires montées avant l’infiltration de Swan et d’Angelia dans Skellet s’étaient considérablement développées. Quand l'obligation de discrétion avait disparu, la flottille de zeppelins dont bénéficiait Gladius Irae avait pris la relève des caravanes, ce qui avait permis d’apporter des matériaux et des denrées de première nécessité, mais aussi des biens plus luxueux qui avaient considérablement amélioré la vie au milieu de la steppe. Ainsi, la salle commune était-elle occupée non seulement de fauteuils profonds et moelleux et d’un bar qui proposait quelques alcools fins, mais également d’un phonographe qui contribuait à rappeler l'existence de la civilisation. Quand Vesper avait demandé à Swan comment la fondation avait pu se procurer une telle flotte, le jeune homme s’était fermé comme une huître. Il n'avait pas insisté.

Le petit groupe s’éparpilla confortablement autour de la table basse au centre de la pièce. Mercury, qui avait soutenu son fils durant le court trajet, l’aida à s’installer dans l’un des canapés avant de s’asseoir à côté de lui. Vesper remarqua que sous les attentions simples de son père, il semblait s’être sensiblement détendu. Même si Swan n’avait que deux ou trois ans de plus que lui, Vesper se souvenait avoir envié sa maturité et son élégance naturelle. Plus tard, à Skellet, il avait retrouvé un homme plein de ressource et doté de talents aussi puissants qu'insolites. Mais quand ils étaient enfin sortis de cet enfer, il avait été surpris de sa vulnérabilité profonde et de sa peur maladive de l’abandon.

Les personnes qui l’entouraient à présent lui paraissaient si infiniment complexes, à la différence de Malvin, de Phyra, voire d’Anha, qu’il se demandait s’il parviendrait à les comprendre un jour. Il espérait que sa famille ne révélerait pas un tel travers. En un sens, il ne la connaissait plus. Ses souvenirs lui jouaient toujours des tours, et il pensait aux siens avec la perception d’un garçon de quatorze ans.

Dolovian demeura debout pour se verser un verre de whisky tourbé et préparer un cognac pour Mercury. Le reste du groupe se vit privé d'alcools fins, Swan et lui-même en raison de leur santé encore fragile et Angelia à cause de son corps d’enfant.

« Je me suis dit que vous aviez gardé ces goûts… français, décréta le directeur d’un ton caustique.

— C’est le cas et je l’assume, répliqua Mercury avec un large sourire. Au grand désespoir de mon épouse, qui est la plus britannique de toutes les Britanniques.

— Je ne peux prétendre au même pedigree, mais je peux la comprendre », répliqua Dolovian d’un ton bourru, tout en se rasseyant enfin.

L’éveillé majeur se contenta de hausser nonchalamment les épaules avant de porter un toast :

« À notre succès ! En espérant qu’il soit durable »

Ces termes laissèrent l’assemblée un peu pensive ; ce fut Angelia qui rompit le silence :

« Père, avez-vous pu parler à lord Ashley ?

– Angelia ! la reprit Mercury sévèrement. Tu sais très bien qu’il n’apprécie pas qu’on emploie ce titre. Oui, j’ai pu mettre John au courant. Vesper, ton père a annoncé la nouvelle à ta mère et à tes sœurs. Même si son épouse ne nous apprécie guère, elle a tenu à faire part de sa reconnaissance envers Swan et toi. C’est dire… »

Le regard de Dolovian se durcit, mais il se garda de réagir à la remarque. Vesper décida qu’il valait mieux explorer le terrain afin d’éviter de commettre un impair lorsqu'il retrouverait sa famille :

« Je me souviens vous avoir rencontré dans mon enfance, de même que Swan et Angelia, mais je ne pense pas que mes parents vous aient jamais manqué de courtoisie. Cela dit, je n’étais alors qu’un enfant, il est fort possible que beaucoup de choses m’aient échappé. »

Cette fois, Dolovian se raidit.

« Vesper… commença-t-il, d'un ton comminatoire.

— Non, laissez-le, intervint Mercury en souriant. Un peu de franchise, cela peut être salutaire parfois. Il est vrai que tes parents se sont toujours comportés avec courtoisie envers nous. J’irais même jusqu’à dire que ton père et tes sœurs nous apprécient. Le souci vient plutôt de ta mère qui n’a jamais réellement accepté notre nature. Malgré tout, elle s'est toujours montrée aimable. Cela dit, nous avons l’habitude d’être considérés avec méfiance, ajouta-t-il en lançant un regard appuyé vers le directeur. Je m’en accommode, mais mon épouse en prend plus facilement ombrage. Surtout quand cela concerne Paul. »

Vesper mit à moment à réaliser qu’il parlait en fait de Swan, tant son véritable prénom était rarement employé ; il lança un coup d'oeil vers son ami, qui avait détourné le regard.

« Mon fils a vécu des épreuves particulièrement difficiles par le passé et elle se montre extrêmement protectrice envers lui. J’ai dû user de trésors de persuasion pour éviter qu’elle ne m’accompagne… pour la tranquillité de tous. J’aime profondément Emi, mais il faut reconnaître qu’elle fait parfois preuve d’un caractère pour le moins… bien trempé.

— Père… » murmura Swan, visiblement gêné.

Mercury posa une main sur l’épaule de son fils :

« Je tenais juste à ce que Vesper ne se fasse pas d’idées fausses. Erasmus, tout le monde sait que vous n’acceptez notre aide qu’à contrecœur, et que vous êtes réticent à employer Paul en raison de la mauvaise opinion que vous avez de lui. J’espère qu’un jour, vous viendrez à comprendre que tout ceci n’est que préjugés et opinions préconçues.

— Père… répéta Swan, levant les yeux au ciel. Je suis capable de mener mes propres combats et d’assumer mes erreurs sans que vous veniez à mon secours. J’assume totalement les conditions dans lesquelles je sers Gladius Irae… Je n’ai jamais demandé un traitement de faveur, ni quoi que ce soit d’approchant. Et je connais mes travers ! Il n'est pas incongru que j’en subisse les conséquences. »

Dolovian lui lança un regard troublé par la gêne et l'agacement. Ce fut la première fois que Vesper vit le directeur prêter attention au jeune homme blond.

« Quand partons-nous ? demanda-t-il pour rompre ce silence maladroit.

— Dès demain, en principe. Mais je ne pense pas que vous ayez grand-chose à emporter. »

Vesper baissa la tête : c’était tôt… Bien trop tôt pour lui. Il se sentit, une fois encore, submergé par une vaque d’appréhension, autant celle de retrouver le monde qu’il avait laissé derrière lui depuis si longtemps, qu'une famille qui lui était devenue étrangère.

« La maison de repos où vous serez emmenés se situe dans les Alpes suisses, isolées de toute agglomération, poursuivit Mercury d'une voix douce. Vous aurez le temps de vous y reposer et d'y retrouver votre sérénité. Mon épouse ainsi que d’autres médecins vous prendront en charge, ainsi que vos amis. Vesper, j’ai réussi à persuader John de te laisser un peu de temps pour retrouver tes marques, avant que son épouse et ses filles ne se ruent sur toi. Tu auras une semaine pour t’y préparer. Est-ce que cela te convient ?

— C’est plus que j’en demande, répondit le jeune homme avec gratitude.

— Je me suis arrangé pour que vous ayez chacun votre cabine, afin que vous puissiez vous reposer au mieux pendant le voyage. Vesper, tes amis Malvin et Phyra prendront la cabine à côté de la tienne. Je pense qu’ils ont l’habitude de partager un espace confiné et que la question des convenances ne les touche pas. Quant à toi, Angelia, tu logeras avec Anha. »

La fillette écarquilla les yeux :

« Anha ? Mais elle…

— Je sais qu’elle ne dort pas, mais je trouve normal qu’en tant que femme, esprit ou pas, elle ait droit à un minimum de compagnie et à une certaine intimité. Tu t’attendais à ce qu’elle voyage dans les soutes ? »

Angelia s’empourpra :

« Bien sûr que non. Je serai ravie de lui tenir compagnie.

— Cela te permettra aussi, peut-être, de découvrir quelques éléments à son sujet, reprit son père. Manifestement, qu’elle n’est pas une âme ordinaire... Le fait que, contrairement à tous les autres, elle n’ait pas retrouvé ses souvenirs est plus que troublant. Je devrais m’en charger moi-même, mais je pense que c’est un peu trop tôt et, de plus, je n’aurai pas toute la disponibilité nécessaire.

— Tu pensais pouvoir rester seule auprès de Vesper ? » la taquina Swan.

Elle tourna vers lui un visage furibond, mais Mercury l'arrêta d’un regard.

« Je propose que nous profitions de ce moment pour laisser de côté nos rancœurs et fêter dignement la fin de Skellet et le retour de Vester. »

Il se dressa d’un geste fluide et leva son verre, bientôt imité par les autres personnes réunies dans la salle.


Texte publié par Beatrix, 12 avril 2018 à 01h07
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