Une activité intense régnait sur la vaste étendue de la steppe mongolienne ; en cette saison, elle devenait étonnamment verte, sous la lumière d’un ciel d’un bleu infini. Des montagnes ocre et pourpre se profilaient au loin, dans une légère brume. Debout au périmètre du camp, tournant le dos aux baraquements qui avaient été montés par les services d’équipement de Gladius Irae, Vesper observait le paysage, abasourdi par cet horizon libéré et par ces couleurs insensées.
Il porta la main aux lunettes grisées qui voilaient toujours son regard ; les médecins qui l’avaient examiné lui avaient assuré qu’avec le temps et une accoutumance progressive, il serait de nouveau capable d’affronter la lumière du jour. Mais ce souci arrivait au dernier rang de ses préoccupations…
Ses souvenirs obscurcis par la suggestion massive de Skellet lui revenaient peu à peu, parfois en vrac, parfois par petites touches. Il avait encore peine à les ordonner. Au moins savait-il désormais qui il était : Vesper Erasmus Robert Ashley, fils de John Ashley et Hadria Forbes, frère de Jane et Evelyn Ashley. Leur visage flottait à la limite de sa conscience, sans qu’il puisse fixer nettement leurs traits dans son esprit. Il se rappelait malgré tout le regard de jade et l’expression sérieuse de son père, la chevelure rousse et le sourire de sa mère, les tresses de jais d’Evy et les boucles cuivrées de Jany… Mais tout cela semblait bizarrement irréel.
Lorsqu’il les rencontrerait enfin, qu’attendraient-ils de lui ? Le jeune homme craignait de se sentir comme un étranger et, plus encore, de se conduire comme tel. Chaque fois que cette pensée l’effleurait, il se trouvait comme paralysé.
« Vesper ? »
La voix douce le fit sursauter ; il se retourna brusquement, frémissant légèrement quand le geste réveilla la douleur de son épaule blessée.
« Je t’ai surpris ? murmura Angelia. Je suis vraiment désolée. »
Vesper esquissa un sourire qui se voulait rassurant :
« Ne t’inquiète pas. J’étais juste plongé dans mes pensées. »
Il devait se faire violence pour oublier que cette fillette de treize ans aux larges yeux gris et aux cheveux sombre était en fait plus âgée que lui, et plus même qu’Erasmus Dolovian. La nature de ceux que l’on appelait âmes éveillées le surprenait toujours. Parfois de façon innée, parfois à la suite d’un complexe processus scientifique, il pouvaient contrôler leurs différents plans d’existence, en particulier leur corps astral et leur corps éthérique, sublimant leur énergie vitale. De cette faculté, ils tiraient d’étranges pouvoirs, en plus de leur capacité à défier le temps ou à passer dans une autre enveloppe charnelle si nécessaire…
Vesper n’était pas sûr de pouvoir comprendre ces êtres qui ne lui semblaient plus tout à fait humains, mais il se sentait porté à leur faire confiance, même si Erasmus Dolovian ne les appréciait pas outre mesure ; malgré tout, il acceptait la collaboration régulière de certains d’entre eux avec Gladius Irae.
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider ? » demanda-t-elle avec sollicitude, en posant sur lui un regard grave et intense.
Il esquissa un petit sourire :
« Tu me demandes cela dix fois par jour, Angelia. Je suis touché, mais il faut que j’arrive à faire face seul aux défis de mon retour en ce monde. »
Avec précaution, il s’assit à même le sol, effleurant l’herbe rase de sa main valide :
« J’ai toutes les clefs pour le comprendre. Mes souvenirs, des réponses à chacune de mes questions , et même ma psychosensitivité, si je le souhaite… Sans oublier votre appui à tous. Certes, ma vie ressemble toujours à un gigantesquement puzzle, que l’on aurait éparpillé sur une surface aussi vaste que cette plaine. Mais je suis le seul à pouvoir remettre les pièces en place. »
Elle se laissa tomber à ses côtés, avec cette légèreté presque irréelle qui faisait d’elle une créature tellement à part.
« Je comprends ta volonté. Mais cela ne doit pas t’empêcher d’accepter de l’aide. »
Le jeune homme l’observa pensivement : elle se montrait si empressée, si attentionnée… Comme s’il était soudain devenu la personne la plus importante de sa vie. Ce béguin d’adolescente – il espérait que ce n’était rien de plus – finirait bien pas passer, mais en attendant, la situation l’embarrassait. Après tout, il n’était pas le seul à avoir besoin d’elle. Son frère avait bien failli mourir et restait très affaibli, pas tant à cause de la balle qui lui avait percé le côté que par l’emploi excessif de ses dons. Même si Vesper n’ignorait pas les traits parfois agaçants de Swan, il avait retrouvé en lui un ami fidèle et dévoué, qui avait affronté le titan Ceos avec un courage admirable et qui lui avait sauvé la vie, au péril de la sienne.
Derrière lui, un remue-ménage incessant s’élevait du camp qui accueillait les survivants de Skellet. Les équipes de Gladius Irae avaient monté de vastes tentes à côté des bâtiments de préfabriqué. À présent que les défunts avaient presque tous pu rejoindre leur destination naturelle, grâce à l’aide des « passeurs » de Gladius Irae, les protections psychiques avaient été levées et l’endroit ressemblait un peu plus à un camp de réfugiés classique. Henry Mercury, le père de Swan et Angelia et l’un des plus puissants psychopompes de ce monde, s’occuperait des cas les plus épineux.
Des techniciens et des occultistes originaires de tous les pays étaient venus explorer les restes de Skellet, pour examiner sa technologie si particulière. Il y avait beaucoup à apprendre de la réalisation de Ceos. Même si l’existence de cette terrible machine, destinée à servir les desseins d’un titan particulièrement industrieux, ne pouvait que glacer le sang.
Les titans…
Encore une découverte qui laissait Vesper perplexe : ces créatures droit issues des mythes, d’autres éveillés majeurs dotés de capacités hors norme, avaient resurgi des Limbes où les légendaires Douze les avaient enfermés. Ceos n’était pas le premier à projeter de dominer le monde : après la tentative de Cronos, au tournant du siècle, celle du maître de Skellet faisait craindre à Gladius Irae que d’autres Titans malveillants ne veuillent à leur tour soumettre l’humanité.
Mais malgré leur vigilance, les membres de la fondation n’avaient pas repéré le moindre signe annonciateur d’un complot généralisé. Peut-être les deux initiatives précédentes n’étaient-elles, finalement, que des actes isolées. Le discours des deux Titans avant leur défaite semblait indiquer le contraire, mais ces créatures ne reculaient devant aucun artifice pour dominer leurs adversaires.
Malgré tout, Erasmus Dolovian préférait rester prudent… Vesper ne pouvait que l’approuver.
Dolovian l’intriguait et le fascinait à parts égales. Il avait été le tuteur de son père, qu’il avait délivré d’un destin particulièrement sordide lorsqu’il n’avait que douze ans. Le directeur de Gladius Irae, alors une branche secrète de la fondation ésotérique Spiritus Mundi, s’était pris d’affection pour le garçon eurasien. Il avait su déceler en lui une intelligence supérieure et des talents hors du commun et avait contribué à en faire un agent d’une valeur exceptionnelle. Pour Vesper et ses sœurs, Dolovian avait servi de grand-père de substitution ; le jeune homme éprouvait envers lui un mélange subtil d’admiration, de respect, de tendresse et d’exaspération. Dès qu’il avait retrouvé ce géant aux cheveux blancs et au visage rocailleux, ces sentiments étaient revenus avec force.
Dolovian avait immédiatement pris la direction des opérations sur le site de Skellet, avec autant de fermeté que de compétence. Vesper se sentait rassuré par sa présence ; il savait que la lutte qu’il avait menée au sein de ce monde clos, projeté dans une autre réalité, n’avait pas été vaine, mais il était soulagé de voir quelqu’un prendre la relève. Pourtant, il avait passé bien près du désastre. Son épaule gauche étroitement bandée et l’écharpe qui supportait toujours son bras en témoignaient.
Soudain, un son ténu, mais vibrant attira son attention ; levant les yeux vers le ciel, il aperçut une vaste forme oblongue.
Un zeppelin.
Angelia bondit sur ses pieds, le regard brillant :
« Enfin ! Il était temps ! s’exclama-t-elle. Il faut prévenir Swan ! »
Vesper avait du mal à partager son enthousiasme. Il savait que le zeppelin qui les survolait ne se contenterait pas de les ravitailler en hommes et en matériel… Il devait l’évacuer, ainsi que Swan, en un lieu où ils pourraient poursuivre leur convalescence au calme.
Le jeune justicier appréhendait plus que de raison le moment du départ. Malgré l’activité intense du camp, cet endroit était devenu un havre de paix, où il pouvait prendre le temps de guérir avant d’affronter un monde qui n’était plus le sien. Il continuait de profiter de la présence de Malvin et Phyra ; durant huit ans, ils lui avaient servi de famille ; ils l’avaient aidé, soutenu, nourri, soigné… De tels liens ne pourraient s’oublier, même lorsqu’il aurait retrouvé sa famille de sang. Certes, Erasmus Dolovian s’était montré fort bien disposé envers eux et les avait chaudement remerciés. Il avait même promis de leur trouver une position adéquate au sein de Gladius Irae. Mais ses parents et ses sœurs accepteraient-ils qu’il ait noué des relations si fortes avec une vieille femme et un mécanicien fou doté d’un bras artificiel ?
Et puis, il y avait Anha…
Anha, le dernier esprit qu’il avait sauvé, et qui « vivait » désormais à l’intérieur d’un corps de métal construit par Malvin. Le temps qu’ils avaient partagé dans la tanière où il résidait à Skellet avait été bref, mais il y repensait avec émotion. À son arrivée, la jeune femme lui avait paru si confuse, si perdue. Mais elle avait accepté son hospitalité et s’était attachée à demeurer auprès de lui, avec bravoure et détermination. Il avait peine à réaliser, parfois, qu’elle était morte… qu’elle n’était qu’un esprit attardé parmi les vivants.
Mais de l’autre côté du monde – ou presque, l’attendait sa famille de sang, qui l’avait cherché huit années durant.
Il ferma ses yeux verts, si semblables à ceux de son père, laissant le vent froid de la steppe ébouriffer ses courts cheveux roux. L’avenir était empli d’incertitude. Il devait le considérer comme une nouvelle aventure, avec la même énergie qui l’avait poussé à braver les traqueurs de Skellet.
Vesper se remit sur ses pieds, prenant le temps d’un dernier regard vers le majestueux panorama, puis se dirigea vers le baraquement qui avait servi d’hôpital de fortune avant de devenir ses quartiers – ainsi que ceux de Swan. Il avait appris à apprécier la présence du jeune homme aux prunelles écarlates, autant que celle de Phyra, de Malvin ou d’Anha. Contrairement à sa sœur, il n’était jamais trop pressant ou trop attentif, même s’il gardait sur lui un œil discret pour s’assurer que tout allait bien.
Sur le sentier poussiéreux, il regarda les ombres jouer sur le sol, si différentes de celles, multiples et furtives, qui palpitaient dans les cotes de Skellet. Le zeppelin ne tarderait pas à atterrir. Angelia le suivait toujours en silence. Soudain, elle demanda, d’un ton abrupt :
« Est-ce que j’ai dit quelque chose de mal ? »
Il se tourna vers elle, surpris :
« Bien sûr que non ! Pourquoi ?
— Tu as l’air contrarié… »
Vesper s’obligea à sourire :
« Non, pas du tout ! J’ai juste… beaucoup de choses en tête… »
Il inspira profondément, bien décidé à se montrer franc avec elle :
« Angelia, je te suis reconnaissant, vraiment. Mais je ne suis pas le seul à avoir besoin de toi. Ton frère… »
La fillette soupira avec agacement :
« Bien sûr. Mon frère. Tellement doué pour attirer les attentions sur lui et prétendre que ce qu’il a vécu l’a perturbé, quand bien même il n’a passé que quelques jours à Skellet.
— Angelia, protesta-t-il, je ne connais pas Swan aussi bien que toi, mais je ne serais pas surpris que le séjour à Skellet lui ait rappelé d’autres expériences de son passé… et pas des plus agréables. »
La fillette se mordilla la lèvre :
« C’est bien possible. Mais cela fait des années à présent. Il est temps qu’il apprenne à tout ça derrière lui.
— Pour ma part, je ne suis pas sûr de pouvoir le faire un jour. Alors comment pourrais-je l’en blâmer ? Je ne sais même pas ce qu’il a subi !
— Veux-tu que je te le dise ?
— Non, Angelia. C’est son histoire… Il m’en parlera s’il le souhaite. »
Elle acquiesça, un peu dépitée.
Quand ils parvinrent aux cabanons, Swan prenait l’air, allongé sur un transat. Un plaid à carreaux le garantissait de la fraîcheur ambiante. Il était profondément absorbé dans la lecture d’un ouvrage relié de cuir bleu. Connaissant l’impatience que manifestait Angelia envers son frère adoptif, Vesper décida de la précéder et alla s’asseoir sur la chaise juste à côté de son ami.
« La promenade a été agréable ? demanda le jeune homme blond en levant vers lui ses étranges prunelles couleur de sang.
— Plutôt calme. Du côté est, le paysage est superbe.
— Je n’en doute pas. Je t’aurais volontiers suivi, mais mes jambes refusent de me porter bien loin, ces temps derniers. Je me trouve contraint à la solitude de la lecture.
— La solitude ? protesta Angelia, se glissant entre son frère et Vesper. Alors que je suis restée avec toi au moins deux heures ce matin, à te passer tous tes caprices ?
— Qui se sont limités à un livre et un verre d’eau », précisa Swan.
Vesper se hâta de changer la conversation :
« Tu n’as pas remarqué l’arrivée du zeppelin ? »
Les yeux rouges s’écarquillèrent avec surprise :
« Un zeppelin ? Je pensais qu’il s’agissait d’un nuage un peu plus gros que les autres… »
Angelia commençait à lever les yeux au ciel, quand son frère rectifia avec amusement :
« J’avais parfaitement vu ce zeppelin. Il ne s’agissait que d’une plaisanterie. Crois-tu que père soit à son bord ? »
La petite brune sourit :
« Bien sûr. Je ressens déjà sa présence.
— Que sait-il exactement ?
— Je l’ai informé pour Vesper, ainsi que pour ta blessure. Mais ne te réjouis pas trop vite : contrairement à ta mère, il ne passera pas son temps à être aux petits soins pour toi…
— Angelia ! » protesta le jeune homme.
Vesper ne put s’empêcher de soupirer intérieurement : il restait persuadé qu’Angela aimait sincèrement son frère adoptif ; qu’elle essayait, d’une façon qui n’était certainement pas la plus adroite, de réprimer en lui les traits de caractère qu’elle appréciait le moins, même si elle les savait liés à des traumatismes profondément enfouis. La fillette considérait sans doute que personne, parmi eux, n’avait été épargné par l’existence et que le jeune homme blond n’avait qu’à se dominer. Mais ce n’était hélas pas si simple…
Il la soupçonnait par ailleurs de mettre un point d’honneur à ne faire aucun favoritisme envers son frère, dans son désir inconscient de prouver à Vesper combien elle se préoccupait de lui. La situation en devenait injuste et même s’il ne le montrait pas – ou, plutôt, s’il le montrait d’une façon trop outrancière pour être prise au sérieux –, Swan en souffrait réellement.
En fait, ce n’était pas Vesper qui avait remarqué le premier cette dynamique malsaine, mais Anha. La femme-esprit s’était révélée un bon juge de caractère.
Un pas vigoureux, doublé d’un raclement de gorge éloquent, attira son attention. Il se leva instinctivement en apercevant Erasmus Dolovian. Déjà, le zeppelin baissait à l’horizon, pour atterrir sur un espace dégagé en périphérique du camp. Vesper éprouvait tout à la fois de la curiosité et de la nervosité à la perspective des changements que l’arrivée de l’aérostat apporterait dans ce statu quo sécurisant. La main du directeur de Gladius Irae se posa sur son épaule valide :
« Je crois qu’il est temps d’y aller », déclara-t-il d’une voix impérieuse.
S’il inclut rapidement Angelia par un coup d’œil, il ignora la présence de Swan ; le jeune éveillé ferma les paupières et serra brièvement les mâchoires, mais Vesper fut probablement le seul à le remarquer.
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